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Abstract
The Middle Ages or the End of Time. Prospects of an Age Repressed
The otherness of the Middle Ages can be understood first as an opposition to its identity, or rather to its constructed identity,
which has itself varied. But ultimately, it depends on a dialectic: that between Marie de France's calling out for the further
readings which keep a work alive, and Villon's cultivation of oblivion in his Testament.
Lucken Christopher. Le Moyen Âge ou la Fin des Temps. Avenirs d'un refoulé. In: Littérature, n°130, 2003. Altérités du Moyen
Âge. pp. 8-25;
doi : 10.3406/litt.2003.1795
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2003_num_130_2_1795
Le Moyen Âge
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Il n'y d'autre que du même. Mais comment savoir ce qu'il est sans
l'enfermer à son tour sur lui-même? Peut-on jamais le définir sans
qu'une ombre nouvelle aussitôt se projette hors du cadre dans lequel on
pensait le représenter? Il suffit de lui attribuer une identité pour en
impliquer une autre (à laquelle on peut être tenté par la suite de le
rapprocher). Comment donc pourrait-on mettre un terme à ce retour sans
cesse recommencé d'un Moyen Âge que l'on croyait avoir réussi à
circonscrire après en avoir défini les frontières et la nature singulière ? Ce serait
sans compter sur sa propre altérité, inconnue à elle-même, qui n'est pas
seulement là où on la situe, c'est-à-dire dans le passé, mais qui est
toujours présente et encore à venir. Ce qui fait justement sa modernité '.
Ualtérité du Moyen Âge peut s'entendre de différentes façons.
Elle s'oppose en un certain sens à son identité, c'est-à-dire à l'ensemble
des traits constitutifs de cette période ou retenus comme tels parce qu'ils
apparaissent comme des critères susceptibles d'en déterminer l'unité
temporelle et d'en établir la réalité. Cette altérité du Moyen Âge peut
être un «Autre Moyen Âge», pour reprendre la formule à valeur
programmatique employée par J. Le Goff, une époque différente de celle
que d'autres croyaient qu'elle était, étrangère au tableau que l'on avait
tiré des documents utilisés pour la décrire ou des questions que l'on
avait privilégiées, distincte même des dates que l'on avait pris l'habitude
de retenir pour en marquer le début et la fin 2.
1. On ne saurait s'engager sur ce sujet sans commencer par se référer aux réflexions de H.R. Jauss en in-
8
n°LITTÉRATURE
1 30 - juin 2003 traduction
anglais:
2.et
limard,
deVoir
P. 1977,
J.Zumthor
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Medieval
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Paris,
Paris,
Temps,
Minuit,
Gallimard,
Literature»,
travail
1980.
Literatur,
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1999
culture
(voir
Literary
Munich,
en Occident:
particulier
History,
Fink, 10,
1 18
977Préface,
la essais,
1979,
(textep.Paris,
p.traduit
181-229)
15-17).
Gal-
en
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS
plongée dans les ténèbres. Inauguré par les descendants de ces peuples
barbares que Rome avait réussi à contenir à l'extérieur de ses frontières,
cet âge est celui d'une décadence dominée par une pulsion de mort.
«Trou noir de la culture européenne»6, il n'aurait rien à offrir: il n'y
aurait donc rien à en tirer ni rien à en dire. Rome doit se connaître elle-
même, telle qu'elle avait été au temps de sa splendeur passée, si celle
qui se considère comme la ville éternelle veut renaître de ses ruines et
retrouver sa véritable identité. Se dessine du même coup une division
tripartite de l'histoire: il y aurait eu, «avant, un âge heureux, et
probablement cela existera à nouveau. Au milieu, en notre temps, tu peux voir
confluer la turpitude et l'ignominie»7. Vasari entérinera cette tripartition
vers 1550 en distinguant les périodes antique, médiévale et moderne.
Pétrarque reprend les lieux-communs médiévaux sur la
dégénérescence du monde accompagnés de regrets sur la grandeur du passé.
Mais il se place désormais dans l'attente d'une régénérescence qui doit
advenir dans le cours même de l'histoire humaine (plutôt qu'au séjour
des bienheureux), à l'aide du pouvoir de transformation d'un homme
pour qui l'art est un mode de création susceptible d'agir sur sa propre
nature (et non grâce à la résurrection promise par Dieu). Toutefois, il ne
croit pas pouvoir échapper lui-même aux maux de son époque. Jamais,
d'ailleurs, il n'emploie de terme correspondant à «Moyen Âge».
Pétrarque parle du présent comme d'un temps nouveau par opposition à
V ancien. Il vit dans un siècle moderne^1.
Les expressions latines comme medium aevum employées pour
désigner la période qui sépare la Renaissance de l'Antiquité ne
s'imposeront qu'au cours du XVIe siècle, lorsqu'on pensera être enfin sorti de ce
«temps de médiocrité». Le «Moyen Âge» n'aura donc jamais été utilisé
pour nommer le présent. Il en est au contraire le refoulé. Perdant sa
modernité au moment même où ce terme prend une acception positive, il
est défini d'emblée sur le mode de Yalîérité. C'est l'autre, nocturne, de
Rome et de cette Renaissance qui en revendique l'héritage. On peut le
mettre entre parenthèse et, pour un peu (mais cela n'en est pas moins
fréquent), passer directement de l'un à l'autre — soit du même au
même, c'est-à-dire de l'Antiquité à la Renaissance en faisant l'impasse
sur cette période qui, étant celle de l'obscurité et de l'ignorance, peut
sans grand dommage sombrer dans l'inconnu.
Les clercs qui vécurent en ces temps dominés par le christianisme
auraient été surpris d'apprendre qu'ils appartenaient à un «moyen âge».
10. Je fais référence ici à l'ouvrage de T. Todorov, La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Paris,
Seuil, 1982 (titre que l'on peut traduire par «La conquête» ou «la découverte de l'autre» (voir p. 12): ce
-| ri qui laisse entendre qu'il n'y avait pas d'«autre» avant l'expédition de Christophe Colomb). Voir aussi, du
1^ même auteur, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
1 1 . F. Schlegel, Histoire de la littérature ancienne et moderne, W. Duckett (trad.), Paris-Genève, 1 829, p. 334.
LITTÉRATURE '^- Mme De Staël, De l'Allemagne, II, 11, édition de la Comtesse Jean de Pange (5 t.), Paris, Hachette,
n i3o-jnN2<)()3 1958-1960, t. II, p. 127-128.
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS
13. Ibid, p. 134 et 139. Parmi les prédécesseurs de Mme de Staël, il faut accorder une place spéciale à
Herder. Dans Une autre philosophie de l'histoire (1774), ce dernier écrit par exemple que «l'esprit des temps
médiévaux», qu'il appelle également «esprit gothique», «traversait et unissait les particularités les plus di- i <y
verses — bravoure et monachisme, aventure et galanterie, tyrannie et noblesse d'âme, les réunissait et en i- J
faisait l'ensemble qui maintenant se dresse devant nous — entre les Romains et nous — comme un fantôme,
comme une aventure romantique» (in Histoire et culture, M. Rouché (trad.), Paris, GF Flammarion, 2000, LITTÉRATURE
p. 92-93). n" 130 -juin 2003
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE
15. [Paulin Paris], Apologie de l'école romantique, Paris, Dentu, 1 824, p. 30.
16. lbid.,p.21.
17. Voir, notamment, H. Jacoubet, Le Genre Troubadours et les origines françaises du Romantisme, Paris,
Les Belles Lettres, 1929, D. Doolittle, The Relations between Literature and Mediaeval Studies in France
from 1820 to 1860, Bryn Mawr (Pennsylvania), 1933, J.R. Dakyns, The Middle Ages in French Literature.
1851-1900, Oxford, Oxford University Press, 1973, et I. Durand-Le Guern, Le Moyen Âge des romantiques, -i ^
Rennes, PUR, 2001. 10
18. P. Paris, «Lettre à M. de Monmerqué sur les romans des Douze Paris de France», en préface à Berte
aus grans pies, Paris, 1831, p. XIV. LITTÉRATURE
19. Voir A.-M. Thiesse, La Création des identités nationales. Europe xvnf-xx* siècles, Paris, Seuil, 1999. n" 130 - juin 2(X)3
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE
28. Voir R. Dragonetti, «Les lieux du retour», in Lire le Moyen Âge ?, op. cit., p. 1 33-42. Sur l'identité de
l'œuvre et la multiplicité des lectures, voir P. Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, 19
Minuit, 2002.
29. Isidore de Seville, Etymologies, I, 3, 2-3. LITTÉRATURE
30. Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 44, J. Cousin (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 1 16. n° i 30 -juin 2003
■ ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE
«profondeur» du texte biblique est telle qu'il est difficile d'en établir la
vérité. Mais saint Augustin n'est pas embarrassé par les lectures
divergentes qui s'opposent sur un même passage: «En quoi, cela me gêne-t-il
que j'entende, moi, autrement qu'un autre ne l'a entendu, ce
qu'entendait exprimer celui qui a écrit?» Cela ne veut pas dire que saint
Augustin se contente d'accepter une multitude d'interprétations qui seraient
aussi valables les unes que les autres. S'il y a plusieurs façons de
comprendre un texte, toutes doivent être vraies. L'auteur de la Bible est
Moïse. Ce qu'il entend exprimer est la vérité de Dieu. C'est elle que doit
poursuivre le lecteur. Mais cette vérité unique ne saurait être identifiée
avec l'un ou l'autre des nombreux sens qu'il peut tirer du texte. Elle ne
repose pas sur ce qu'a voulu dire le scribe de Dieu: «du moment que
chacun s'efforce d'entendre les saintes Écritures comme les a entendues
celui qui a écrit, où est le mal si on les entend dans un sens que toi,
lumière de tous les esprits véridiques, tu montres vrai, même si celui
qu'on lit ne les a pas entendues dans ce sens, puisque lui aussi les a
entendues dans un sens vrai, qui n'est pourtant pas celui-là?»31 La vérité
du texte biblique renvoie à une autorité divine qui se situe au-delà de
l'écrivain qui tient la plume. Dieu est le seul garant d'une interprétation
authentique. C'est pourquoi il peut orienter la lecture de la Bible dans
une direction différente de celle à laquelle pensait Moïse, ou tout autre
lecteur.
Toute parole, selon saint Augustin, naît d'une pensée intérieure
située au plus profond du cœur. Celle-ci ne relève cependant d'aucune
langue. Elle ne saurait correspondre aux mots qui tentent de l'exprimer.
Ceux-ci fonctionnent plutôt comme des signes tangibles permettant de
désigner par l'intermédiaire des sens ce que contient le cœur. Aussi
l'homme communique-t-il en provoquant chez son interlocuteur une
parole analogue à celle qui est en lui quand il parle. Mais comment
savoir si, de l'un à l'autre, il s'agit de la même voix? Comment savoir
ce qu'affirme la voix de Dieu? Aucune sémiologie ne permet ici de
garantir la réussite du processus herméneutique. C'est dans son cœur que
l'auditeur, ou le lecteur, peut découvrir la signification du signe qui lui
vient d'un autre. «D'où saurais-je s'il dit vrai?», demande saint
Augustin à propos de Moïse. «Et quand bien même je le saurais, est-ce de lui
que je le saurais? C'est au dedans de moi, oui, au-dedans, dans la
demeure de la pensée, que la Vérité, qui n'est ni hébraïque, ni latine, ni
grecque, ni barbare, sans se servir d'une bouche ni d'une langue, sans
bruit de syllabes, me dirait: "II dit vrai". Et moi, rempli aussitôt de
certitude, je ferais confiance à cet homme qui est tien et lui dirais: "Tu dis
vrai"»32. Moïse n'est donc pas le garant de la bonne compréhension de
20
31 . Saint Augustin, Les Confessions, XII, XVIII, 27, E. Tréhorel et G. Bouissou (trad.), Paris, DDB, 1962,
LITTÉRATURE P- 385-
n° 130 -juin 2003 32. Ibid, XI, III, 5, op. cit., p. 279-81.
LE MOYEN AGE OU LA FIN DES TEMPS
son texte. Même s'il était encore vivant et qu'on pouvait l'interroger,
aucune de ses réponses ne permettrait d'attester qu'il dit la vérité. Celle-
ci ne tient ni à une langue particulière, ni au sens des mots, ni à
l'intention de l'auteur, ni à une quelconque analyse objective; elle tient à la
diction interne du cœur. Aussi est-il impossible de prétendre détenir la
vérité du texte divin écrit par Moïse et d'en refuser la possibilité aux
autres. Ce serait là le propre des orgueilleux qui, sans connaître la
pensée de ce dernier, «aiment la leur, non parce qu'elle est vraie, mais
parce que c'est la leur. Sans quoi ils en aimeraient pareillement une
autre qui fût vrai, non parce que c'est d'eux mais parce que c'est vrai»33.
La diversité des sens (pour autant que ceux-ci soient tous dans le vrai)
peut cependant former une concordance. D'ailleurs, demande saint
Augustin, «pourquoi ne pas croire que Moïse les a tous vus, lui par qui
le Dieu unique a réglé les Saintes Lettres à la mesure de nombreux
esprits, qui devaient y voir des choses vraies et diverses?» La réponse
est évidemment positive: «Dans ces paroles Moïse a parfaitement senti
et pensé, en les écrivant, tout ce que nous avons pu y trouver de vrai, et
tout ce que nous n'avons pas pu ou pas encore pu y trouver, mais que
l'on peut y trouver pourtant.»34 Le texte biblique est la trace d'une vérité
encore inconnue au lecteur que l'interprétation (allégorique) doit lui
permettre de découvrir. La lecture (celle ici du début de la Genèse) apparaît
ainsi comme un moyen de retrouver au plus profond de soi-même, par
une pratique du commentaire qui s'efforce de traduire dans la langue
commune la parole entendue à l'intérieur du cœur (comme dans les trois
derniers livres des Confessions), cette mémoire de l'oubli qu'à l'instar de
ce qui se passe pour la femme qui a perdu la drachme (X, xvm), l'écrit
conserve à l'attention de tous ceux qui cherchent dans la lecture une
réponse à l'énigme de l'existence: non pas le souvenir des événements
passés (tels que les retracent les neuf premiers livres des Confessions
placés sous le signe de la mère), mais une mémoire qui porte sur la
véritable origine et l'identité même d'un homme créé à l'image et à la
ressemblance de Dieu 35.
Une telle postérité du texte biblique, saint Augustin la souhaite
pour son propre compte: «Pour moi, certes, je le déclare hardiment et du
fond du cœur, si j'écrivais quelque chose avec la plus haute autorité qui
soit, je voudrais écrire de telle manière que tout ce que chacun peut
saisir de vrai dans ces matières eût son écho dans mes paroles, plutôt
que d'y mettre un seul sens véritable assez clairement pour exclure tous
les autres.»36 Écrire une œuvre pourvue d' auctoritas (on sait que le
souhait de saint Augustin sera exaucé) consiste moins à énoncer de manière
33. Ibid, XII, xxiv-xxv, 33-34, op. cit., pp. 399-401.
34. Ibid., XII, XXXI, 42, op. cit., p. 419-21. 21
35. Sur l'importance et le rôle du commentaire d'après les Confessions, voir B. Clément, L'invention du
commentaire : Augustin, Jacques Derrida, Paris, PUF, 2000, notamment p. 1 1 1 et suiv. LITTÉRATURE
36. Saint Augustin, Les Confessions, XII, XXXI, 42, op. cit. , p. 4 1 9-2 1 . n" 1 30 - juin 2(X)3
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE
38. R. Dragonetti, «Le lai narratif de Marie de France: pur queifufez, cornent e dunt» [1973], repris dans s-*J
"La Musique el lea Lettres». Etudes de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986, p. 101 (et p. 102 pour la
citation qui suit). Je ne puis développer ici le commentaire de ce passage ni mentionner l'importante biblio- LITTÉRATURE
graphie à laquelle il a donné lieu. n° 130 - juin 2(X)3
■ ALTERITES DU MOYEN AGE
icy ne l'a sceu effacer»39. Mais s'agissait-il, pour Villon, de réaliser une
œuvre qui échappe au temps? Le Testament, qui suppose que son auteur
est mort au moment où on en fait la lecture, ne saurait en bonne logique
concerner ceux qui résident à Paris en même temps que lui. D'ailleurs,
étaient-ils vraiment mieux placés que ceux qui vécurent plus tard pour
comprendre les allusions à la réalité contemporaine que supposent les
différents legs? Une connaissance des circonstances historiques est-elle
même nécessaire pour entendre ce qui se joue dans le Lai et le
Testament? Tout y contredit. L'œuvre de Villon semble condamner le
présent au néant tout en renvoyant les événements de son temps et les
personnes auxquelles il adresse ses legs à une mémoire qui ne fait que
mettre en évidence l'oubli à laquelle ils sont destinés: tout y est voué à
la dispersion, Villon abandonnant à chacun des buissons qu'il croise sur
son chemin un lambeau de son vêtement, au point qu'au moment de
mourir il ne lui restera plus rien, pas même un tombeau pour recevoir sa
sépulture, sinon, en guise d'«estature d'encre» et d'épitaphe, le texte
même du Testament. Et encore, il donne pouvoir à son lecteur (par
l'entremise d'un certain Jehan de Calaiz qui ne l'a pas vu depuis trente
ans et qui ne sait comment il se nomme) d'«oster jusqu'au rez d'une
pomme» tout ce qui dans «ce testament» fait difficulté40. Le lecteur n'a
pas même besoin de se mettre à la tache. Le temps s'en charge à sa
place. La mort, qui est au principe de l'écriture du Testament, poursuit
son œuvre dans la lettre même du texte. Le lecteur, qui croyait recevoir
en don une œuvre littéraire, se retrouve du coup dans une position
identique à celle des autres légataires de Villon: ce qu'il croyait lire s'efface
au moment où il se met à le lire.
Les œuvres de Marie de France et de François Villon semblent être
destinées à deux avenirs radicalement opposés. Chez l'une, l'obscurité
originaire de la lettre paraît pouvoir être progressivement élucidée grâce
au surplus de sen qu'elle reçoit de la glose; chez l'autre, au contraire,
l'obscurité paraît devoir augmenter avec le temps au point que son texte
finira par perdre toute capacité de faire sens. Nous avons là, d'une
manière parfaitement emblématique, les deux faces de la littérature
médiévale (sinon de toute littérature) et les deux principaux modes de sa
réception. Au souffle de vie qui en fait fleurir le noyau signifiant, répond
le squelette grinçant d'une lettre morte. Cependant, au moment où Rabelais
condamne dans le Prologue du Gargantua les «allégories» tirées des
œuvres d'Homère ou des Métamorphoses d'Ovide par quelque Frère
Lubin, auxquelles leurs auteurs n'avaient jamais songé41, Marot s'efforce
39. C. Marot, «Aux lecteurs», in Œuvres complètes de François Villon, P.L. Jacob (éd.), Paris, Jannet,
n.A 1854, p. 4.
^T" 40. Villon, Le Testament, huitain CLXXHI, J. Rychner et A. Henry (éd.), Genève, Droz, 1974 (les allusions
et citations précédentes renvoient aux v. 2008- 1 1 et au huitain CLXXVI). Sur Villon, voir notamment les dif-
L1TTÉRATURE férentes études de R. Dragonetti recueillies in «La Musique et les Lettres», op. cit., p. 257-342.
n" 1 30 - juin 2003 41 . Rabelais, Gargantua, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1 955, p. 5.
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS
25
42. C.
43.
Gallimard,
Boileau,
Marot,
1985.
L'Art
«Auxpoétique,
lecteurs»,v. op.
117-18,
cit., p.in 3.Satires, Epîtres, Art poétique, J.-P. Collinet (éd.), Paris, Poésie/ n°LITTÉRATURE
13O-juin2OO3