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Littérature

Le Moyen Âge ou la Fin des Temps. Avenirs d'un refoulé


Christopher Lucken

Abstract
The Middle Ages or the End of Time. Prospects of an Age Repressed
The otherness of the Middle Ages can be understood first as an opposition to its identity, or rather to its constructed identity,
which has itself varied. But ultimately, it depends on a dialectic: that between Marie de France's calling out for the further
readings which keep a work alive, and Villon's cultivation of oblivion in his Testament.

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Lucken Christopher. Le Moyen Âge ou la Fin des Temps. Avenirs d'un refoulé. In: Littérature, n°130, 2003. Altérités du Moyen
Âge. pp. 8-25;

doi : 10.3406/litt.2003.1795

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2003_num_130_2_1795

Document généré le 01/06/2016


CHRISTOPHER LUCKEN, université paris 8, vincennes-saint-denis

Le Moyen Âge

ou la Fin des Temps.

Avenirs d'un refoulé

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Il n'y d'autre que du même. Mais comment savoir ce qu'il est sans
l'enfermer à son tour sur lui-même? Peut-on jamais le définir sans
qu'une ombre nouvelle aussitôt se projette hors du cadre dans lequel on
pensait le représenter? Il suffit de lui attribuer une identité pour en
impliquer une autre (à laquelle on peut être tenté par la suite de le
rapprocher). Comment donc pourrait-on mettre un terme à ce retour sans
cesse recommencé d'un Moyen Âge que l'on croyait avoir réussi à
circonscrire après en avoir défini les frontières et la nature singulière ? Ce serait
sans compter sur sa propre altérité, inconnue à elle-même, qui n'est pas
seulement là où on la situe, c'est-à-dire dans le passé, mais qui est
toujours présente et encore à venir. Ce qui fait justement sa modernité '.
Ualtérité du Moyen Âge peut s'entendre de différentes façons.
Elle s'oppose en un certain sens à son identité, c'est-à-dire à l'ensemble
des traits constitutifs de cette période ou retenus comme tels parce qu'ils
apparaissent comme des critères susceptibles d'en déterminer l'unité
temporelle et d'en établir la réalité. Cette altérité du Moyen Âge peut
être un «Autre Moyen Âge», pour reprendre la formule à valeur
programmatique employée par J. Le Goff, une époque différente de celle
que d'autres croyaient qu'elle était, étrangère au tableau que l'on avait
tiré des documents utilisés pour la décrire ou des questions que l'on
avait privilégiées, distincte même des dates que l'on avait pris l'habitude
de retenir pour en marquer le début et la fin 2.

1. On ne saurait s'engager sur ce sujet sans commencer par se référer aux réflexions de H.R. Jauss en in-
8
n°LITTÉRATURE
1 30 - juin 2003 traduction
anglais:
2.et
limard,
deVoir
P. 1977,
J.Zumthor
«The
Le
à Alteritât
Goff,
repris
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Âge,
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Âge,
Medieval
Age.
millelalterlichen
Paris,
Paris,
Temps,
Minuit,
Gallimard,
Literature»,
travail
1980.
Literatur,
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1999
culture
(voir
Literary
Munich,
en Occident:
particulier
History,
Fink, 10,
1 18
977Préface,
la essais,
1979,
(textep.Paris,
p.traduit
181-229)
15-17).
Gal-
en
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS

Le Moyen Âge s'avère particulièrement riche en réévaluations. Il y


a pour ainsi dire autant de «Moyen Âge» qu'il a suscité de points de
vue au gré des rôles qu'on lui a fait jouer et des méthodes employées
pour le connaître. Chaque époque, chaque discipline, chaque médiéviste
s'efforce de modifier la conception qui en est faite et de le pourvoir
d'une autre figure que celle à laquelle on pensait pouvoir l'identifier3.
Ualtérité du Moyen Âge peut également désigner les
caractéristiques propres à cette période par opposition à d'autres, en premier lieu
celles qui en constituent les bornes: soit, selon le découpage
communément adopté, l'Antiquité et la Renaissance (à partir de quoi commencent
désormais les «Temps modernes»). Ualtérité du Moyen Âge est, ici,
l'autre de la modernité comme de cette modernité avec laquelle on confond
les «temps modernes» et la période contemporaine qui en revendiquent
l'exclusivité, la négation ou le négatif absolu des valeurs qui leur sont
attribuées et où l'on s'empresse de renvoyer ce qui semble les contredire:
un temps mort qui aurait épuisé toutes ses ressources, éloigné du présent
et privé de tout avenir4.

UN INTERMÈDE BARBARE OU LE REFOULÉ


DES TEMPS MODERNES

C'était justement la volonté d'en démarquer les périodes qui le


précède et qui le suive qui avait motivé le choix du terme que l'on continue
d'employer pour se référer au «Moyen Âge». Cette expression se rattache
à la conception que Pétrarque se faisait de l'histoire (réduite pour
l'essentiel à celle de Rome). Ayant connu son apogée au cours de la République
et des premiers temps de l'Empire, cette ville aurait vu sa grandeur
diminuer au moment où la religion chrétienne se serait imposée en son
sein pour dominer la Terre à sa place. Avant, c'était X ancien temps
(«avant que le nom du Christ ne soit célébré à Rome et adoré par les
empereurs romains»); après, ce sont les temps nouveaux^. Au lieu de
considérer l'avènement du christianisme comme le début d'un renouveau
dont il faut célébrer le pouvoir de révélation, plutôt que d'y voir une
victoire de la clarté sur les temps obscurs du paganisme comme le font
les Pères de l'Église, c'est le contraire que décrit Pétrarque. L'Antiquité
aurait été le temps de la lumière alors que la période suivante paraît
3. Parmi les dernières réflexions à ce sujet, cf. G. Sergi, L'idée de Moyen Âge. Entre sens commun et
pratique historique, Paris, Champs-Flammarion, 2000 [1998], et A. Guerreau, L'avenir d'un passé incertain.
Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle ?, Paris, Seuil, 2001 . Pour un tour d'horizon relatif aux
différentes façons dont le Moyen Âge a été pensé, voir L. Gatto, Viaggio intorno al concetto di Medioevo. Profilo
di storia délia storiografia médiévale, Rome, Bulzoni, 2002 [1977]; voir aussi la bibliographie, lacunaire
et datée, que j'ai établie avec A. Corbellari dans Lire le Moyen Âge ?, Équinoxe, 16, 1996, p. 159-69.
5.4. Sur« Multus
les questions
de historiis
que pose
sermo
la notion
erat, quas
de modernité,
ita partiti videbamur,
voir H. Meschonnic,
ut in novis
Modernité,
tu, in antiquis
modernité,
ego viderer
Verdier,exper-
1988. q
js
tior, et dicantur antique quecumque ante celebratum Rome et veneratum romanis principibus Cristi nomen,
nove autem ex illo usque ad hanc etatem» (Pétrarque, Familiares VI, 2 — je souligne): cité d'après T.E. LITTÉRATURE
Mommsen, «Petrach's Conception of the Dark Ages», Speculum, 17, 1942, p. 232, n. 4. n° 1 30 - juin 2003
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

plongée dans les ténèbres. Inauguré par les descendants de ces peuples
barbares que Rome avait réussi à contenir à l'extérieur de ses frontières,
cet âge est celui d'une décadence dominée par une pulsion de mort.
«Trou noir de la culture européenne»6, il n'aurait rien à offrir: il n'y
aurait donc rien à en tirer ni rien à en dire. Rome doit se connaître elle-
même, telle qu'elle avait été au temps de sa splendeur passée, si celle
qui se considère comme la ville éternelle veut renaître de ses ruines et
retrouver sa véritable identité. Se dessine du même coup une division
tripartite de l'histoire: il y aurait eu, «avant, un âge heureux, et
probablement cela existera à nouveau. Au milieu, en notre temps, tu peux voir
confluer la turpitude et l'ignominie»7. Vasari entérinera cette tripartition
vers 1550 en distinguant les périodes antique, médiévale et moderne.
Pétrarque reprend les lieux-communs médiévaux sur la
dégénérescence du monde accompagnés de regrets sur la grandeur du passé.
Mais il se place désormais dans l'attente d'une régénérescence qui doit
advenir dans le cours même de l'histoire humaine (plutôt qu'au séjour
des bienheureux), à l'aide du pouvoir de transformation d'un homme
pour qui l'art est un mode de création susceptible d'agir sur sa propre
nature (et non grâce à la résurrection promise par Dieu). Toutefois, il ne
croit pas pouvoir échapper lui-même aux maux de son époque. Jamais,
d'ailleurs, il n'emploie de terme correspondant à «Moyen Âge».
Pétrarque parle du présent comme d'un temps nouveau par opposition à
V ancien. Il vit dans un siècle moderne^1.
Les expressions latines comme medium aevum employées pour
désigner la période qui sépare la Renaissance de l'Antiquité ne
s'imposeront qu'au cours du XVIe siècle, lorsqu'on pensera être enfin sorti de ce
«temps de médiocrité». Le «Moyen Âge» n'aura donc jamais été utilisé
pour nommer le présent. Il en est au contraire le refoulé. Perdant sa
modernité au moment même où ce terme prend une acception positive, il
est défini d'emblée sur le mode de Yalîérité. C'est l'autre, nocturne, de
Rome et de cette Renaissance qui en revendique l'héritage. On peut le
mettre entre parenthèse et, pour un peu (mais cela n'en est pas moins
fréquent), passer directement de l'un à l'autre — soit du même au
même, c'est-à-dire de l'Antiquité à la Renaissance en faisant l'impasse
sur cette période qui, étant celle de l'obscurité et de l'ignorance, peut
sans grand dommage sombrer dans l'inconnu.
Les clercs qui vécurent en ces temps dominés par le christianisme
auraient été surpris d'apprendre qu'ils appartenaient à un «moyen âge».

6. A. de Libéra, Penser au Moyen Age, Paris, Seuil, 1991, p. 86.


7. Pétrarque, Epistolae metr., III, 3 (traduit d'après la citation donnée par T.E. Mommsen, «Petrach's Con-
-t r\ ception of the Dark Ages», op. cit., p. 241).
1 \) 8. Sur le sens de ce mot attesté pour la première fois à la fin du Ve siècle, soit au début du Moyen Âge, voir
E. Gilson, «Le moyen âge comme saeculum modernum», dans Concetto, storia, miti e immagini del Medio
LITTÉRATURE Evo, V. Branca (éd.), Florence, Sansoni, 1973, p. 8-9, et M.-D. Chenu, «Antiqui, moderni», Revue des
n 130 -juin 2003 sciences philosophiques et théologiques, 17, 1928, p. 82-94.
LE MOYEN AGE OU LA FIN DES TEMPS

Ils considéraient plutôt qu'ils vivaient dans le dernier âge de l'humanité


et qu'ils approchaient non pas d'une Renaissance, au sens où l'entendent
les humanistes, mais de la Fin des Temps. C'est le cas de saint Augustin
qui, au terme de la Cité de Dieu (composée à la suite du sac de Rome
par les Wisigoth, en 410, une des dates que l'on peut avancer pour fixer
le début de la période médiévale), divise le monde en six âges (suivant
le modèle des six jours de la Création). Le cinquième âge va jusqu'à la
naissance du Christ, sur laquelle débute le sixième qui «s'écoule
présentement» sans qu'on sache quand il s'achèvera. Après quoi viendra
le septième jour, lorsque Dieu se reposera. Ce «septième âge sera notre
sabbat, et [...] ce sabbat n'aura pas de soir, mais [...] il sera le jour du
Seigneur et, pour ainsi dire, un huitième jour éternel»9. Il n'appartient
pas à ce monde, mais à l'autre.
À certains égards, la Renaissance ressemble à une version terrestre
de cet ultime temps céleste. En mettant fin à ce sixième âge, elle répond
en quelque sorte à l'attente qui le caractérise. Cependant, si on peut y
percevoir une influence des courants millénaristes qui prévoient l'arrivée
imminente d'une période de mille ans avant le Jugement dernier
(conformément aux prédictions de Y Apocalypse), elle n'en conserve
aucunement la perspective eschatologique. Au contraire, elle met fin à la fin, à
l'attente de la fin, pour placer désormais l'humanité sous le signe d'un
renouvellement qui doit advenir en ce temps qui est le sien. Aussi, la
découverte du Nouveau Monde paraît-elle tout à fait emblématique de la
Renaissance et la date de 1492 parfaitement appropriée pour en marquer
symboliquement le seuil. Au moment où s'achève la Reconquista, où
juifs et musulmans sont expulsés de la péninsule ibérique en laissant
cette région (et l'Europe) s'enfermer sur une identité chrétienne enfin
«reconquise», s'ouvre un nouvel horizon. Au lieu de l'Orient, polarisé
par la ville de Jérusalem où est mort le Christ mais qui est occupée par
des Sarrasins idolâtres, l'autre se situe dorénavant du côté de l'Ouest. La
limite occidentale, contre laquelle était adossé un monde qui semblait
sur le point de se précipiter dans l'abîme (à moins de pénétrer dans cet
Autre monde qu'offrent les romans bretons de la Table ronde), se voit
désormais repoussée pour donner naissance à l'Amérique (qui se
construit en repoussant constamment la frontière qui la constitue) et finir par
s'abolir sur la sphéricité d'un globe terrestre qui a perdu les marges qui
étaient les siennes en même temps que son centre (ce qui permet de
revenir au point de départ par une autre voie que celle empruntée pour
partir). Le monde clos devient un univers infini. Une nouvelle forme
d'altérité s'offre dorénavant. Tandis que le Moyen Âge incarnera une
altérité négative refoulée dans un passé abandonné à lui-même, l'Améri- 1 1
que apparaît comme la figure paradigmatique d'une altérité à venir qu'il -*- *■
LITTERATURE
9. Saint Augustin, La Cité de Dieu, XXII, XXX, 5, G. Combes (trad.), Paris, DDB, I960, p. 717-19. n' i 30 - juin 2003
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

s'agit de découvrir et de conquérir 10. À Y homo viator marchant en


direction de la Cité de Dieu sous l'autorité de l'Église, se substitue l'aventurier
parti à la découverte de nouvelles terres demeurées inconnues. L'homme
ne se définit plus à partir du modèle adamique créé à l'image et à la
ressemblance de Dieu, ni à partir de la figure du Christ à laquelle il lui
faut s'identifier, mais par rapport à d'autres hommes (tous à la fois
semblables et différents). À la théologie, qui cherche dans les textes antiques
la vérité de la révélation divine à l'aide de la Bible, s'oppose la philologie
qui cherche à en établir le sens singulier en s' appuyant sur sa lettre et en
se référant à une réalité que l'on ne saurait confondre avec une autre.

L'ORIGINE DES MODERNES ET L'ENFANCE


DES NATIONS

Si la Renaissance s'est opposée au Moyen Âge qui lui paraissait


contrarier la conception qu'elle se faisait du destin de l'homme, le
Romantisme y a trouvé la source de sa propre modernité. Ainsi, pour
F. Schlegel, «le moyen âge est pour l'Europe moderne cette antiquité
poétique» d'où elle tire sa véritable identité, sur le plan politique aussi
bien que culturel. «L'époque des croisades, des mœurs et des poèmes
chevaleresques et des chants des troubadours, est comme le printemps
général de la poésie chez toutes les nations de l'Occident.» " II s'agit
désormais de renouer le fil cassé par la Renaissance afin de pourvoir les
nations européennes d'un passé qui puisse lui servir de référence tout en
légitimant sa spécificité et la rupture que l'on entend effectuer à son tour
avec l'époque antérieure. Si l'on croit ce que dit Mme de Staël dans le
chapitre de son livre De l'Allemagne intitulé «De la poésie classique et
de la poésie romantique», «le nom de romantique a été introduit
nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des
troubadours ont été l'origine, celle qui est née de la chevalerie et du
christianisme. Si l'on n'admet pas que le paganisme et le christianisme,
le Nord et le Midi, l'antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les
institutions grecques et romaines, se sont partagé l'empire de la littérature,
l'on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le
goût antique et le goût moderne» 12. La coupure revendiquée par les
humanistes de la Renaissance à l'égard des siècles antérieurs est donc
conservée. Mais la polarité est désormais inversée. Tandis que le Moyen
Âge était la négation de la Renaissance (et des siècles postérieurs), il

10. Je fais référence ici à l'ouvrage de T. Todorov, La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Paris,
Seuil, 1982 (titre que l'on peut traduire par «La conquête» ou «la découverte de l'autre» (voir p. 12): ce
-| ri qui laisse entendre qu'il n'y avait pas d'«autre» avant l'expédition de Christophe Colomb). Voir aussi, du
1^ même auteur, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
1 1 . F. Schlegel, Histoire de la littérature ancienne et moderne, W. Duckett (trad.), Paris-Genève, 1 829, p. 334.
LITTÉRATURE '^- Mme De Staël, De l'Allemagne, II, 11, édition de la Comtesse Jean de Pange (5 t.), Paris, Hachette,
n i3o-jnN2<)()3 1958-1960, t. II, p. 127-128.
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS

appartient de plein droit à cette «modernité» que revendique le


Romantisme (avec ses attributs spécifiques: notamment le christianisme, le
Nord et la chevalerie). C'est l'Antiquité qui semble dès lors étrangère au
présent. «La littérature des anciens est chez les modernes une littérature
transplantée: la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous
indigène, et c'est notre religion et nos institutions qui l'ont fait éclore»,
écrit Mme de Staël. La première serait caractérisée par l'imitation, c'est-
à-dire par la reproduction d'un modèle issue d'une culture allogène; la
seconde par l'inspiration, soit par un souffle qui naîtrait directement de
l'intérieur de soi-même. En imitant les anciens, en s' identifiant à eux et
se conformant aux normes et aux règles «atemporelles» d'une esthétique
classique qui prône la perfection et l'harmonie formelles, l'écrivain ne
ferait que se déposséder de sa véritable nature. Ayant accepté d'éliminer
ses souvenirs personnels comme ceux de ses contemporains (au profit,
par exemple, de la mythologie antique), il finirait par devenir identique à
son modèle et ne pourrait que perdre sa propre identité en même temps
que celle de la nation et du peuple auquel il appartient. Aussi serait-il
incapable d'exprimer de manière authentique le «goût moderne». En
revanche, si la littérature romantique paraît encore dans «l'enfance de
l'art», elle «est la seule qui soit susceptible [...] d'être perfectionnée,
parce qu'ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui
puisse croître et se vivifier de nouveau : elle exprime notre religion ; elle
rappelle notre histoire; son origine est ancienne, mais non antique. [...]
la poésie des Germains est l'ère chrétienne des beaux-arts: elle se sert de
nos impressions personnelles pour nous émouvoir: le génie qui l'inspire
s'adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-
même comme un fantôme, le plus puissant et le plus terrible de tous» 13.
«Notre sol», «notre religion», «notre histoire», «notre cœur»:
cette vie que Mme de Staël appelle à revenir est bien la sienne et celle
de tous ceux qui appartiennent à sa communauté. Mais c'est une vie
après la mort. Le Moyen Âge paraît surgir du néant où il avait été
plongé à la manière d'un fantôme. Il lui avait fallu se réduire à l'état de
squelette et descendre dans l'autre monde: le voici désormais qui fait
retour comme une ombre aux contours flous et imparfaits qui erre à
travers un paysage gothique abandonné aux ruines. Il n'a d'ailleurs pas
un visage fort différent de celui dont on l'avait précédemment recouvert
et conserve notamment son caractère «barbare». S'il demande à prendre
corps et à retrouver une véritable identité en même temps qu'une nou-

13. Ibid, p. 134 et 139. Parmi les prédécesseurs de Mme de Staël, il faut accorder une place spéciale à
Herder. Dans Une autre philosophie de l'histoire (1774), ce dernier écrit par exemple que «l'esprit des temps
médiévaux», qu'il appelle également «esprit gothique», «traversait et unissait les particularités les plus di- i <y
verses — bravoure et monachisme, aventure et galanterie, tyrannie et noblesse d'âme, les réunissait et en i- J
faisait l'ensemble qui maintenant se dresse devant nous — entre les Romains et nous — comme un fantôme,
comme une aventure romantique» (in Histoire et culture, M. Rouché (trad.), Paris, GF Flammarion, 2000, LITTÉRATURE
p. 92-93). n" 130 -juin 2003
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

velle vie, il se représente principalement à partir de son refoulement (on


peut d'ailleurs se demander si la rupture revendiquée par la Renaissance
n'a pas été accentuée par les romantiques afin de constituer l'autre face
du mythe qu'ils étaient en train de construire). Au moment où les
Lumières en ont éliminé les dernières traces dans les domaines du savoir
et que les institutions qui en sont issues ont définitivement disparu avec
la Révolution française et la révolution industrielle (achevant ainsi un
processus que la Renaissance n'aurait fait qu'initier, si l'on suit la thèse
d'un «long Moyen Âge» cher à J. Le Goff), le Moyen Âge se présente à
la fois comme un monde lointain et inconnu, dont l'existence est avant
tout celle d'un objet perdu et fantasmagorique susceptible de prendre
toutes les apparences dont on veut le revêtir, et comme une référence
essentielle permettant de fonder l'identité du présent.
Un tel retour du refoulé est pensé sur un mode analogue au
mouvement amorcé par les barbares lorsqu'ils bousculèrent les limites de
l'Empire romain pour déferler sur son territoire. Plutôt qu'une période
historique dont la réalité a été clairement établie, le «Moyen Âge» apparaît
surtout comme une force de contestation de la poétique classique et de la
raison philosophique du XVIIIe siècle. C'est en quoi il serait «moderne».
Il s'agit donc moins d'en constituer une nouvelle image, que de lui
attribuer une fonction différente de celle qu'il avait précédemment. Double
fantomatique de la vie à laquelle il est promis, il est chargé de renverser
cette Antiquité qui l'avait rejeté comme son autre.
Le Moyen Âge va servir en particulier d'alternative à la poétique
classique qui continuait de dominer la pratique littéraire. Il doit
permettre d'introduire des éléments hétérogènes à la tradition antique, éléments
associés notamment à la poésie barbare et populaire comme les poèmes
épiques d'Ossian publiés par Macpherson, afin de stimuler son
renouveau alors qu'elle paraît menacée de se réduire à des formules
stéréotypées et de se figer sur des exercices rhétoriques l4. L'altérité de la
littérature médiévale (au regard de la littérature de l'âge classique et des
Lumières plus encore que de la Renaissance) s'oppose du même coup à
l'aliénation que semble impliquer l'imitation des anciens. Elle semble
être la source potentielle d'une nouvelle poésie. «Connaissons mieux la
valeur de ce que nous possédons, pénétrons dans la bibliothèque des
manuscrits, et nous nous ferons absoudre de n'avoir pas désespéré de la
littérature française du dix-neuvième siècle». C'est ce qu'affirme
P. Paris dans son Apologie de l'école romantique, publiée en 1824, au
seuil d'une carrière qui mènera son auteur du Cabinet des manuscrits de
14. Voir P. Van Tieghem, «La notion de vraie poésie dans le préromantisme européen», in Le Préroman-
-i a tisme. Études d'histoire littéraire européenne,, Paris, 1924-1947, 1. 1, p. 17-71, et C. Lucken, «Ainsi chan-
1 ■ taient quarante mille Barbares. La vocation de la poésie barbare chez les romantiques français», in
Poetiche barbare - poétiques barbares, J. Rigoli et C. Caruso (éd.), Ravenne, Longo, 1998, p. 153-81 . Sur
LITTÉRATURE Ossian, voir C. Lucken, «Ossian contre Aristote, ou l'invention de l'épopée primitive», in Plaisirs de l'épopée,
n" 130 -juin 2003 G. Mathieu-Castellani (éd.), Saint-Denis, PUV, 2000, p. 229-55.
LE MOYEN AGE OU LA FIN DES TEMPS

la Bibliothèque du Roi, future Bibliothèque Nationale, jusqu'à la


première chaire de Littérature de la France médiévale du Collège de France
(créée en 1853) 15. Il s'en prenait en même temps à ceux qui ont «la
manie de réduire en beau français les manuscrits du moyen âge» et
d'éliminer en les mettant au goût du jour le caractère étrange des œuvres
de cette période 16. La bibliothèque se présente ainsi comme le lieu d'un
savoir sur le Moyen Âge distinct de l'image transmise par ses
détracteurs comme par le Genre Troubadour du Comte de Tressan. Cependant,
l'objectif que P. Paris attribue tout d'abord à l'exhumation des
manuscrits oubliés et à leur publication n'est pas tant d'assouvir la curiosité
pour des textes anciens, que de rénover la littérature française
contemporaine. Surgie des décombres de la littérature antique avant d'être
délaissée par la Renaissance, la littérature médiévale paraît chargée
d'une force de renouvellement analogue à celle de l'époque qui l'a vu
naître: sa lecture serait donc susceptible de libérer les écrivains de la
tradition classique et de jeter les fondements d'une «poésie moderne».
La littérature romantique y puisera une part de son inspiration 17.
Mais, comme l'affirme P. Paris en 1831 dans sa «Lettre à M. de
Monmerqué sur les romans des Douze Pairs de France» qui sert de
préface à l'édition du premier ouvrage de cette série, Berte aus grans
pies, «l'amour du Moyen Âge est un grand prestigitateur» l8. Il est
toujours susceptible de faire passer une chose pour une autre. Aussi s'agit-il
dorénavant de connaître la véritable histoire de cette période que l'on
veut «ressusciter». C'est à son autorité que l'on fait appel quand on
restaure les églises romanes et gothiques ou que l'on édite les manuscrits
médiévaux (même s'il arrive encore que l'on invente ce Moyen Âge en
croyant le reconstruire). Le Moyen Âge n'apparaît pas pour autant
comme une époque révolue dont le mode de vie et les institutions
seraient étrangères à la société contemporaine. Alors qu'il était conçu
comme un ailleurs négatif dont on pouvait négliger l'histoire, il
représente désormais le moment fondateur de l'Europe moderne (en
particulier pour ce qui regarde la constitution des nations qui se sont partagé le
territoire laissé par l'Empire romain et la formation des différentes
langues auxquelles se réfèrent les états nationaux). C'est le temps des
racines. Aussi le Moyen Âge et les études qui lui furent consacrées ont-ils
joué un rôle essentiel dans la formation des identités nationales 19.

15. [Paulin Paris], Apologie de l'école romantique, Paris, Dentu, 1 824, p. 30.
16. lbid.,p.21.
17. Voir, notamment, H. Jacoubet, Le Genre Troubadours et les origines françaises du Romantisme, Paris,
Les Belles Lettres, 1929, D. Doolittle, The Relations between Literature and Mediaeval Studies in France
from 1820 to 1860, Bryn Mawr (Pennsylvania), 1933, J.R. Dakyns, The Middle Ages in French Literature.
1851-1900, Oxford, Oxford University Press, 1973, et I. Durand-Le Guern, Le Moyen Âge des romantiques, -i ^
Rennes, PUR, 2001. 10
18. P. Paris, «Lettre à M. de Monmerqué sur les romans des Douze Paris de France», en préface à Berte
aus grans pies, Paris, 1831, p. XIV. LITTÉRATURE
19. Voir A.-M. Thiesse, La Création des identités nationales. Europe xvnf-xx* siècles, Paris, Seuil, 1999. n" 130 - juin 2(X)3
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

Dans la leçon consacrée en 1881 à son père en ouverture de son


cours au Collège de France, G. Paris estimait que l'intérêt de P. Paris
pour le Moyen Âge avait été trop «littéraire» et qu'il fallait moins
s'attacher «à l'apprécier et à le faire apprécier qu'à le connaître et à le
comprendre. Ce que nous cherchons avant tout, c'est de l'histoire».
Aussi G. Paris considère-t-il «les œuvres poétiques elles-mêmes comme
étant avant tout des documents historiques»20. Une connaissance
scientifique s' appuyant sur l'histoire et la philologie, elles-mêmes fondées sur
une série de procédures critiques élaborées avec rigueur, doit pouvoir
empêcher la littérature médiévale de subir les déformations que risque de
susciter l'investissement personnel du chercheur. Celui qui s'identifie
avec elle peut être incité à lui faire servir une cause qui n'aurait aucun
rapport avec le moment de sa composition. Il faut se contenter d'étudier
un texte «en lui-même» affirme G. Paris. Cela «nous apprend à nous
détacher de nous-mêmes, à nous isoler des préjugés qui nous entourent,
à faire taire, devant quelque chose de plus élevé et de plus général, nos
attractions ou nos répugnances, à comprendre ce qui nous est le plus
étranger, à voir dans la diversité, dans la lutte des forces, le jeu libre et
normal de la vie, et par-dessus tout à aimer la vérité avant toute choses,
pour elle-même et pour elle seule»21. La méthode scientifique appliquée
à la littérature doit amener l'érudit à reconnaître l'altérité de son objet
constitutive de cette vérité historique qu'il veut atteindre.
Cela est d'autant plus justifié que le Moyen Âge paraît différent
des Temps modernes. «Les hommes d'alors ne font pas à la réflexion la
même part que nous, affirme G. Paris; ils ne s'observent pas, ils vivent
naïvement, comme les enfants, chez lesquels la vie réfléchie que
développe la civilisation n'a pas étouffé encore la libre expansion de la vitalité
naturelle». La comparaison utilisée n'est cependant pas sans impliquer
un rapport de filiation avec l'homme de raison que cet enfant est appelé
à devenir. Cela vaut également pour les peuples: de même qu'il existe,
«chez les trois quarts des hommes, un poète mort jeune», les nations
conserveraient en elles le vestige de cette enfance au cours de laquelle
elles ont puisé leurs premières forces. Si la démarche objective
empruntée par l'historien doit l'amener à se défaire de lui-même afin d'établir
l'identité du Moyen Âge, elle doit également lui permettre de ramener à
la vie ce «poète mort jeune» qui demeure présent dans la mémoire
populaire: «la science peut suppléer et recréer, pour ainsi dire, dans les
peuples, leur adolescence poétique. Pareille aux souvenirs où nous
aimons à retrouver les illusions de notre jeune âge, elle nous apprend à
nous refaire enfants pour goûter les joies naïves de l'enfance; elle nous
rouvre les trésors de l'imagination de nos pères, et fait jaillir de nou-
16
20. G. Paris, «Paulin Paris et la littérature du Moyen Age», in La poésie du Moyen Âge. Leçons et lecture,
LITTÉRATURE Paris, Hachette, 1885, p. 219-20.
n° 1 30 - juin 20(13 21. G. Paris, « La poésie du Moyen Âge », in La poésie du Moyen Age, op. cit. , p. 37-39.
LE MOYEN AGE OU LA FIN DES TEMPS

veau, dans nos intelligences desséchées, les sources vives de la joyeuse


et jeune poésie » 22.
Si l'histoire relève de la mémoire, elle implique une forme de
continuité entre le passé et le présent. Cette enfance dont la science restitue
la faculté d'imagination est celle d'un père dont l'historien serait le
descendant. Aussi est-ce sa propre identité qui est en jeu. Dans la préface à
La Poésie du Moyen Âge, G. Paris espère ainsi que les études qu'il y a
rassemblées intéresseront le lecteur dans la mesure où elles lui
présentent «la vie de nos pères d'il y a sept ou huit siècles, qui habitaient notre
patrie, qui nous ont transmis leur sang, qui parlaient notre langue, et
chez lesquels nous trouvons si souvent et notre esprit et notre cœur» 23.
Considérée comme l'expression la plus originale et la plus authentique
de la «conscience nationale», la littérature médiévale s'adresserait
principalement à celui qui s'y reconnaît et qui voudrait retrouver sa forme
primitive. L'histoire littéraire peut donc servir à restituer l'âme de la
nation et sa vie intérieure. Au cas où elle serait menacée de disparaître,
la «nationalité française» n'aurait qu'à «se retremper à ses sources
vives», c'est-à-dire dans la lecture de ces textes nés au Moyen Âge qui
en constitueraient le noyau indestructible, pour retrouver une pleine
conscience d'elle-même 24. Aussi n'est-il pas étonnant de voir la célèbre
revue Romania, créée en 1872 afin notamment de faire connaître la
tradition littéraire de la nation française dont l'ignorance aurait compté
parmi les causes de la défaite contre l'Allemagne, se placer d'emblée
sous le signe de ce «vieil axiome: Connais-toi toi-même»25. L'existence
d'une identité nationale trouvant sa source au Moyen Âge paraît
désormais couverte par l'autorité d'une science positive qui prétend en définir
en toute impartialité la nature véritable.
Dans sa Leçon inaugurale de la chaire de Littératures de la France
médiévale du Collège de France, prononcée en 1995, M. Zink souligne
que l'identification de l'esprit des peuples consistait alors le «véritable
enjeu» de l'étude des littératures du Moyen Âge26. Il montre cependant
que l'attrait pour le temps des origines qui accompagne le plus souvent
l'étude de la littérature médiévale est un effet, «en trompe-l'œil», suscité
par cette dernière (du fait notamment du lien qu'elle établit avec les

22. Ibid., p. 9-10.


23. G. Paris, Préface à La poésie du Moyen Âge, op. cit., p. Xll-xiv (il faudrait également citer la suite).
24. Ibid., p. X. C'est notamment le rôle que G. Paris attribue à la Chanson de Roland et aux chansons de
geste en général lors de la leçon d'ouverture donnée en 1 870 au Collège de France alors que la ville de Paris
était encerclée par les Prussiens: voir «La Chanson de Roland et la nationalité française», La poésie du
Moyen Âge, op. cit., p. 87-1 18, U. Bâhler, «Entre science, patrie et foi. Lectures du Moyen Âge en France:
1870-71 », in Lire le Moyen Âge ?, op. cit., p. 39-54, et plus généralement S. G. Nichols, «Modernism and
the Politics of Medieval Studies», in Medievalism and the Modernist Temper, R.H. Bloch et S. G. Nichols
(éd.), Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 25-56.
25. P. Meyer et G. Paris, «Prospectus» inséré dans le premier tome de la Romania, 1872. 17
26. M. Zink, Le Moyen Âge et ses chansons ou un Passé en trompe-l'œil, Paris, Éditions de Fallois, 1996,
p. 28 (et voir p. 20). Voir à ce sujet les différentes études recueillies in Medievalism and the Modernist Temper, LITTÉRATURE
op. cit. n* 130 -juin 2003
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

œuvres antérieures dont elle invente l'archaïsme tout en affirmant en


préserver la mémoire contre les ravages du temps). Mais cela permet-il
de justifier, ou même d'expliquer, le caractère primitif, populaire et
national attribué par le romantisme à la littérature médiévale? Cet enfant
que retrouve l'historien, faut-il qu'il en soit l'héritier et qu'ils
entretiennent avec lui un rapport généalogique reposant sur le sang, la culture et
la langue? A-t-il même jamais été père? Ne serait-il pas davantage le
fils de celui qui, au XIXe siècle, lui donne naissance (pour feindre ensuite
d'en être le successeur)? La référence à une identité nationale qui se
serait maintenue à travers le temps grâce à la littérature ne saurait
compenser, autrement que sous la forme d'un fantasme, la distance avec le
passé et réduire l'altérité de ce Moyen Âge que l'on tente de
s'approprier en en éditant les textes, en les traduisant, en les inscrivant dans une
histoire littéraire et en fournissant une explication, avec l'espoir d'en
éliminer la mouvance ou la variabilité (sur le plan textuel comme sur
celui de la signification)27, d'en établir ainsi l'identité et d'en restituer du
même coup la lisibilité. La reconstruction historique ne peut effacer la
coupure qui instaure la nouveauté du présent et garantir la continuité
d'un monde que le temps a refoulé dans le passé. Comment fonder un
monument définitif à la mémoire de ce «poète mort jeune» qui a disparu
sans laisser d'autre trace que les bribes d'un chant barbare?
On peut se demander si ce passé auquel semble renvoyer la poésie
médiévale, selon M. Zink, ne serait pas la figure d'une autre forme
d' altérité que celles mentionnées ici pour commencer. Une telle altérité
ne relèverait pas d'un écart temporel que l'on pourrait abolir grâce à une
activité recourant à la mémoire. Elle serait constitutive de la littérature
elle-même, et plus précisément de la relation qui s'instaure lors de la
lecture. L'effet d'étrangeté provoqué par un texte tiendrait moins à la
période dans laquelle il a été écrit qu'au moment de sa réception. Que ce
soit dans le passé que se situe l'altérité d'un texte ne serait donc que le
résultat, «en trompe-l'œil», d'une projection du présent. Ou, si l'on
veut, c'est un autre passé que celui de l'histoire qui est en jeu. Mais
s'agit-il encore d'un véritable passé? Cette enfance dont semble provenir
la littérature médiévale n'est ni celle d'un peuple ni celle d'un individu
(auteur ou lecteur), mais le nom de cet ineffable qui, résistant à la
compréhension et déjouant toute raison, renvoie le lecteur au mutisme
qui était le sien au moment d'entrer dans le langage: c'est-à-dire à
l'inconnu à partir de quoi s'effectue cette quête du sens qui fait l'aventure
de la lecture. Le passé est l'in-fini de l'œuvre. Son altérité ne peut donc
être définie par lui: on ne saurait l'y enfermer. Elle est dans son avenir,
là où l'œuvre fait retour pour qu'elle s'y renouvelle: dans un présent
sans cesse recommencé. Si l'altérité d'une œuvre est nécessaire pour
LITTÉRATURE
n" 130-jriN 2(X)3 27. Voir B. Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS

continuer à susciter le désir d'en découvrir les potentialités, c'est, plutôt


que son passé, son avenir qui en est la véritable condition28.

L'EXÉGÈSE ALLÉGORIQUE OU L'A VENIR DU SENS

Y aurait-il cependant un mode propre à la littérature médiévale de


penser ce futur d'un sens toujours autre que lui-même? Si, comme
l'affirme Isidore de Seville dans ses Etymologies, «l'usage des lettres a
été découverte pour permettre la mémoire des choses», pour que celles-
ci «ne disparaissent pas dans l'oubli»29, le chemin qu'ont tracé les
trépassés ne se contente pas de ramener le lecteur dans les ténèbres de
l'histoire. Le lecteur doit rompre l'écorce de la lettre s'il veut atteindre
ce noyau qu'elle conserve et dissimule à la fois. Mais s'il commence par
descendre dans le royaume des morts, il lui faut regarder en avant s'il
veut en tirer un sens profond et ne pas se retourner en arrière comme
Orphée. Il lui faut lire pour cela sur le mode de l'allégorie.
On sait l'importance qu'aura l'allégorie pour l'exégèse chrétienne
au Moyen Âge: elle permet de convertir les œuvres du passé (qu'il
s'agisse de l'Ancien Testament ou des textes antiques), de les faire
passer d'un sens à un autre afin que le lecteur puisse y entendre l'annonce
de cette vérité qu'il cherche à atteindre et qui justifie son activité.
Suscitant un sens différent du sens propre, «un sens autre que celui des mots»
comme le dit Quintilien («aliud verbis, aliud sensu»)30, un sens nouveau
qu'il faut aller chercher au-delà du sens premier, l'allégorie engage le
lecteur sur une voie qui ouvre le texte à son avenir. Les lettres avancent
dès lors avec le temps et relèvent en quelque sorte de la prophétie : elles
disent quelque chose dont l'entente est encore à venir, elles le pré-disent
sans que cela soit perçu au moment de son énonciation, comme un
oracle en attente d'une révélation ou d'une interprétation future. Et à moins
de croire que l'on puisse établir le sens d'une manière définitive, chaque
interprétation laisse une part inexpliquée. Il y a toujours quelque chose
d'autre que ce qui se donne à entendre au moment où s'effectue la
lecture: une obscurité qui demeure à côté de ce qui a été élucidé, une
part d'étrangeté qui résiste et se tient à l'écart alors même qu'on pensait
avoir tout saisi (sans qu'on puisse d'ailleurs déterminer avec certitude la
frontière qui sépare l'un de l'autre).
La diversité des interprétations possibles qu'offrent les saintes
Écritures fait l'objet d'une remarquable réflexion de saint Augustin dans
le livre XII de ses Confessions. Celui-ci commence par constater que la

28. Voir R. Dragonetti, «Les lieux du retour», in Lire le Moyen Âge ?, op. cit., p. 1 33-42. Sur l'identité de
l'œuvre et la multiplicité des lectures, voir P. Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, 19
Minuit, 2002.
29. Isidore de Seville, Etymologies, I, 3, 2-3. LITTÉRATURE
30. Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 44, J. Cousin (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 1 16. n° i 30 -juin 2003
■ ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

«profondeur» du texte biblique est telle qu'il est difficile d'en établir la
vérité. Mais saint Augustin n'est pas embarrassé par les lectures
divergentes qui s'opposent sur un même passage: «En quoi, cela me gêne-t-il
que j'entende, moi, autrement qu'un autre ne l'a entendu, ce
qu'entendait exprimer celui qui a écrit?» Cela ne veut pas dire que saint
Augustin se contente d'accepter une multitude d'interprétations qui seraient
aussi valables les unes que les autres. S'il y a plusieurs façons de
comprendre un texte, toutes doivent être vraies. L'auteur de la Bible est
Moïse. Ce qu'il entend exprimer est la vérité de Dieu. C'est elle que doit
poursuivre le lecteur. Mais cette vérité unique ne saurait être identifiée
avec l'un ou l'autre des nombreux sens qu'il peut tirer du texte. Elle ne
repose pas sur ce qu'a voulu dire le scribe de Dieu: «du moment que
chacun s'efforce d'entendre les saintes Écritures comme les a entendues
celui qui a écrit, où est le mal si on les entend dans un sens que toi,
lumière de tous les esprits véridiques, tu montres vrai, même si celui
qu'on lit ne les a pas entendues dans ce sens, puisque lui aussi les a
entendues dans un sens vrai, qui n'est pourtant pas celui-là?»31 La vérité
du texte biblique renvoie à une autorité divine qui se situe au-delà de
l'écrivain qui tient la plume. Dieu est le seul garant d'une interprétation
authentique. C'est pourquoi il peut orienter la lecture de la Bible dans
une direction différente de celle à laquelle pensait Moïse, ou tout autre
lecteur.
Toute parole, selon saint Augustin, naît d'une pensée intérieure
située au plus profond du cœur. Celle-ci ne relève cependant d'aucune
langue. Elle ne saurait correspondre aux mots qui tentent de l'exprimer.
Ceux-ci fonctionnent plutôt comme des signes tangibles permettant de
désigner par l'intermédiaire des sens ce que contient le cœur. Aussi
l'homme communique-t-il en provoquant chez son interlocuteur une
parole analogue à celle qui est en lui quand il parle. Mais comment
savoir si, de l'un à l'autre, il s'agit de la même voix? Comment savoir
ce qu'affirme la voix de Dieu? Aucune sémiologie ne permet ici de
garantir la réussite du processus herméneutique. C'est dans son cœur que
l'auditeur, ou le lecteur, peut découvrir la signification du signe qui lui
vient d'un autre. «D'où saurais-je s'il dit vrai?», demande saint
Augustin à propos de Moïse. «Et quand bien même je le saurais, est-ce de lui
que je le saurais? C'est au dedans de moi, oui, au-dedans, dans la
demeure de la pensée, que la Vérité, qui n'est ni hébraïque, ni latine, ni
grecque, ni barbare, sans se servir d'une bouche ni d'une langue, sans
bruit de syllabes, me dirait: "II dit vrai". Et moi, rempli aussitôt de
certitude, je ferais confiance à cet homme qui est tien et lui dirais: "Tu dis
vrai"»32. Moïse n'est donc pas le garant de la bonne compréhension de
20
31 . Saint Augustin, Les Confessions, XII, XVIII, 27, E. Tréhorel et G. Bouissou (trad.), Paris, DDB, 1962,
LITTÉRATURE P- 385-
n° 130 -juin 2003 32. Ibid, XI, III, 5, op. cit., p. 279-81.
LE MOYEN AGE OU LA FIN DES TEMPS

son texte. Même s'il était encore vivant et qu'on pouvait l'interroger,
aucune de ses réponses ne permettrait d'attester qu'il dit la vérité. Celle-
ci ne tient ni à une langue particulière, ni au sens des mots, ni à
l'intention de l'auteur, ni à une quelconque analyse objective; elle tient à la
diction interne du cœur. Aussi est-il impossible de prétendre détenir la
vérité du texte divin écrit par Moïse et d'en refuser la possibilité aux
autres. Ce serait là le propre des orgueilleux qui, sans connaître la
pensée de ce dernier, «aiment la leur, non parce qu'elle est vraie, mais
parce que c'est la leur. Sans quoi ils en aimeraient pareillement une
autre qui fût vrai, non parce que c'est d'eux mais parce que c'est vrai»33.
La diversité des sens (pour autant que ceux-ci soient tous dans le vrai)
peut cependant former une concordance. D'ailleurs, demande saint
Augustin, «pourquoi ne pas croire que Moïse les a tous vus, lui par qui
le Dieu unique a réglé les Saintes Lettres à la mesure de nombreux
esprits, qui devaient y voir des choses vraies et diverses?» La réponse
est évidemment positive: «Dans ces paroles Moïse a parfaitement senti
et pensé, en les écrivant, tout ce que nous avons pu y trouver de vrai, et
tout ce que nous n'avons pas pu ou pas encore pu y trouver, mais que
l'on peut y trouver pourtant.»34 Le texte biblique est la trace d'une vérité
encore inconnue au lecteur que l'interprétation (allégorique) doit lui
permettre de découvrir. La lecture (celle ici du début de la Genèse) apparaît
ainsi comme un moyen de retrouver au plus profond de soi-même, par
une pratique du commentaire qui s'efforce de traduire dans la langue
commune la parole entendue à l'intérieur du cœur (comme dans les trois
derniers livres des Confessions), cette mémoire de l'oubli qu'à l'instar de
ce qui se passe pour la femme qui a perdu la drachme (X, xvm), l'écrit
conserve à l'attention de tous ceux qui cherchent dans la lecture une
réponse à l'énigme de l'existence: non pas le souvenir des événements
passés (tels que les retracent les neuf premiers livres des Confessions
placés sous le signe de la mère), mais une mémoire qui porte sur la
véritable origine et l'identité même d'un homme créé à l'image et à la
ressemblance de Dieu 35.
Une telle postérité du texte biblique, saint Augustin la souhaite
pour son propre compte: «Pour moi, certes, je le déclare hardiment et du
fond du cœur, si j'écrivais quelque chose avec la plus haute autorité qui
soit, je voudrais écrire de telle manière que tout ce que chacun peut
saisir de vrai dans ces matières eût son écho dans mes paroles, plutôt
que d'y mettre un seul sens véritable assez clairement pour exclure tous
les autres.»36 Écrire une œuvre pourvue d' auctoritas (on sait que le
souhait de saint Augustin sera exaucé) consiste moins à énoncer de manière
33. Ibid, XII, xxiv-xxv, 33-34, op. cit., pp. 399-401.
34. Ibid., XII, XXXI, 42, op. cit., p. 419-21. 21
35. Sur l'importance et le rôle du commentaire d'après les Confessions, voir B. Clément, L'invention du
commentaire : Augustin, Jacques Derrida, Paris, PUF, 2000, notamment p. 1 1 1 et suiv. LITTÉRATURE
36. Saint Augustin, Les Confessions, XII, XXXI, 42, op. cit. , p. 4 1 9-2 1 . n" 1 30 - juin 2(X)3
ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE

péremptoire un sens identique pour tous et auquel chacun devrait se


conformer, qu'à offrir au lecteur un dispositif sonore capable de lui
renvoyer ou de lui signifier une vérité qui lui serait propre.
L'image dont se sert saint Augustin pour décrire l'effet qu'il
aimerait que ses mots génèrent («ut [...] mea verba resonarent») est à
rapprocher de ce qu'il dit peu auparavant du rapport entre le son et le chant
(XII, XXIX). Le son est en quelque sorte la matière première du chant.
Mais c'est seulement sous la forme d'un chant qu'on peut l'entendre. Si
le son détient une «priorité d'origine», il ne saurait en effet précéder
l'œuvre dans laquelle il se déploie comme le fait le Verbe divin dans le
chant de la Création ou dans le texte de la Bible: il ne peut se manifester
que dans le temps de la création verbale à laquelle il donne son
impulsion. Comme saint Augustin l'implique dans le livre XI, le chant est la
figure par excellence du temps (xxvii-xxxi). Mais si le son ne peut être
entendu séparément du chant auquel il est indissociablement lié, il faut
attendre que celui-ci s'achève pour en percevoir toutes les résonances.
Ce n'est qu'à la fin du chant, à la fin du temps qui lui sera nécessaire
pour arriver jusqu'à son terme, que l'on peut en prendre la pleine
mesure : lorsque cesseront la variété des impressions et la dissension des
sensations produites par la succession des notes (et des lettres) toutes
différentes les unes des autres, et que l'attente du futur se sera
transformée tout entière dans la mémoire du passé. Cette fin du chant ne
coïncide pas, pour autant, avec le moment où sa composition s'achève (ou
avec la mort de l'auteur), mais avec celui où l'on arrêtera de l'écouter:
ce n'est pas parce que saint Augustin a fini d'écrire que les mots qu'il a
employés cessent de résonner. Le sens auquel renvoient les sons qui
s'enchaînent dans le chant de la langue en suscitant à chaque instant une
nouvelle signification n'atteindra sa complétude qu'avec la Fin des
Temps, avec le Jugement dernier. Alors tout sera dit. Il n'y aura plus
rien à entendre.

L'OBSCURITÉ DE LA LETTRE ET LE SURPLUS DE SEN

Qu'en est-il toutefois du côté de la littérature? Et tout d'abord,


comment ne pas rapprocher de ces réflexions de saint Augustin le célèbre
prologue des Lais de Marie de France? On ne saurait trop y revenir37.
L'écriture des Lais s'inscrit pour commencer dans le prolongement
d'une «remambrance» qui passe par la traduction de lais bretons. Ceux-
ci portent sur des aventures qui se sont déroulées autrefois et qui ont été
transmises jusqu'à ce que Marie en entende le récit. Ce mouvement vers
~~ l'avant d'une voix née au temps des fables ne s'interrompt pas du fait
^"^ qu'elle a été mise par écrit. En effet, comme le souligne d'emblée
N"LITTÉRATURE
130- ji 'IN 2003 37.
1966.Marie de France, Prologue, v. 1-40, Les lais de Marie de France, J. Rychner (éd.), Paris, Champion,
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS

Marie, l'écoute à laquelle se prête l'auditeur est toujours susceptible de


faire fleurir le bien auquel il prête l'oreille. D'ailleurs, poursuit elle,
d'après le témoignage du grammairien Priscien, les anciens avaient
coutume de parler de manière obscure quand ils écrivaient des livres afin
que ceux qui étaient encore «a venir» et qui devaient les apprendre
puissent en «gloser la lettre» et y mettre «de lur sen le surplus». Ainsi que
le dit R. Dragonetti, «l'obscurité du modèle semble [...] bien contenir le
germe d'une vie latente, un principe de fécondité dont la glose doit
promouvoir le sens. Qu'il s'agisse en effet de commentaires, de traductions
ou d' œuvres poétiques, la glose, qui englobe dans sa signification ces
différentes formes d'interprétation, désigne les différentes manières dont
les écrivains futurs répondent à l'obscurité stimulante de l'œuvre
modèle, en lui apportant un surplus de sen»**. Cette promesse d'un «sens
virtuel à venir», qui vaut pour toute litteratura et qui peut s'accomplir
de diverses façons au gré des pratiques d'écriture des clercs médiévaux, se
réalisera avec le temps. Marie le souligne en se référant aux philosophes
qui estimaient que plus le temps passerait, plus l'intelligence des hommes
deviendrait subtil. Génératrice d'un sens qui, accompagnant la floraison
de la lettre, augmente constamment avec l'œuvre du temps, la glose est
le produit sans cesse renouvelé d'une voix qui, si elle provient du passé
et s'inscrit dans une tradition, s'avère résolument tournée vers le futur.
À cette révélation progressive du sens supportée par le travail de la
glose, on peut opposer la résistance qu'offre à l'intelligence, selon Clément
Marot, l'œuvre de François Villon. Dans la préface aux lecteurs publiée
en tête de son édition de cet auteur (1533), Marot affirme avoir cherché
à rétablir le texte de Villon dans sa forme originale en éliminant les
erreurs que les imprimeurs et le temps y avaient introduites et qui en
avaient corrompu le sens. Il veut alors en faciliter la lecture et la
compréhension, notamment à l'aide d'annotations, sans pour cela
toucher «à son antique façon de parler». Cependant, avoue Marot, pour ce
qui concerne «l'industrie des lays qu'il fei en ses Testamens [soit les
objets qu'il lègue à ses héritiers et l'identité de ces derniers], pour
suffisamment la congnoistre et entendre, il fauldroit avoir esté de son temps
à Paris, et avoir congneu les lieux, les choses et les hommes dont il
parle: la mémoire desquelz tant plus passera, tant moins se cognoistra
icelle industrie de ses lays dictz». Aussi Marot recommande-t-il à ceux
qui souhaitent faire «une œuvre de longue durée» de ne pas prendre
pour sujet des choses basses et singulières comme le fit Villon. Il loue
toutefois le reste de son œuvre, notamment son art et sa «bonne
doctrine», qui est tellement réussi «que le temps, qui tout efface, jusques

38. R. Dragonetti, «Le lai narratif de Marie de France: pur queifufez, cornent e dunt» [1973], repris dans s-*J
"La Musique el lea Lettres». Etudes de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986, p. 101 (et p. 102 pour la
citation qui suit). Je ne puis développer ici le commentaire de ce passage ni mentionner l'importante biblio- LITTÉRATURE
graphie à laquelle il a donné lieu. n° 130 - juin 2(X)3
■ ALTERITES DU MOYEN AGE

icy ne l'a sceu effacer»39. Mais s'agissait-il, pour Villon, de réaliser une
œuvre qui échappe au temps? Le Testament, qui suppose que son auteur
est mort au moment où on en fait la lecture, ne saurait en bonne logique
concerner ceux qui résident à Paris en même temps que lui. D'ailleurs,
étaient-ils vraiment mieux placés que ceux qui vécurent plus tard pour
comprendre les allusions à la réalité contemporaine que supposent les
différents legs? Une connaissance des circonstances historiques est-elle
même nécessaire pour entendre ce qui se joue dans le Lai et le
Testament? Tout y contredit. L'œuvre de Villon semble condamner le
présent au néant tout en renvoyant les événements de son temps et les
personnes auxquelles il adresse ses legs à une mémoire qui ne fait que
mettre en évidence l'oubli à laquelle ils sont destinés: tout y est voué à
la dispersion, Villon abandonnant à chacun des buissons qu'il croise sur
son chemin un lambeau de son vêtement, au point qu'au moment de
mourir il ne lui restera plus rien, pas même un tombeau pour recevoir sa
sépulture, sinon, en guise d'«estature d'encre» et d'épitaphe, le texte
même du Testament. Et encore, il donne pouvoir à son lecteur (par
l'entremise d'un certain Jehan de Calaiz qui ne l'a pas vu depuis trente
ans et qui ne sait comment il se nomme) d'«oster jusqu'au rez d'une
pomme» tout ce qui dans «ce testament» fait difficulté40. Le lecteur n'a
pas même besoin de se mettre à la tache. Le temps s'en charge à sa
place. La mort, qui est au principe de l'écriture du Testament, poursuit
son œuvre dans la lettre même du texte. Le lecteur, qui croyait recevoir
en don une œuvre littéraire, se retrouve du coup dans une position
identique à celle des autres légataires de Villon: ce qu'il croyait lire s'efface
au moment où il se met à le lire.
Les œuvres de Marie de France et de François Villon semblent être
destinées à deux avenirs radicalement opposés. Chez l'une, l'obscurité
originaire de la lettre paraît pouvoir être progressivement élucidée grâce
au surplus de sen qu'elle reçoit de la glose; chez l'autre, au contraire,
l'obscurité paraît devoir augmenter avec le temps au point que son texte
finira par perdre toute capacité de faire sens. Nous avons là, d'une
manière parfaitement emblématique, les deux faces de la littérature
médiévale (sinon de toute littérature) et les deux principaux modes de sa
réception. Au souffle de vie qui en fait fleurir le noyau signifiant, répond
le squelette grinçant d'une lettre morte. Cependant, au moment où Rabelais
condamne dans le Prologue du Gargantua les «allégories» tirées des
œuvres d'Homère ou des Métamorphoses d'Ovide par quelque Frère
Lubin, auxquelles leurs auteurs n'avaient jamais songé41, Marot s'efforce
39. C. Marot, «Aux lecteurs», in Œuvres complètes de François Villon, P.L. Jacob (éd.), Paris, Jannet,
n.A 1854, p. 4.
^T" 40. Villon, Le Testament, huitain CLXXHI, J. Rychner et A. Henry (éd.), Genève, Droz, 1974 (les allusions
et citations précédentes renvoient aux v. 2008- 1 1 et au huitain CLXXVI). Sur Villon, voir notamment les dif-
L1TTÉRATURE férentes études de R. Dragonetti recueillies in «La Musique et les Lettres», op. cit., p. 257-342.
n" 1 30 - juin 2003 41 . Rabelais, Gargantua, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1 955, p. 5.
LE MOYEN ÂGE OU LA FIN DES TEMPS

de restituer la lettre du texte de Villon comme si le temps n'avait pas eu


de prise sur lui et de le rendre à jamais présent en se rapportant à la
manière dont il lui «semble que l'autheur l'entendoit» 42. À la lecture
allégorique d'un exégète tourné vers l'a venir du texte, sinon vers la Fin
des Temps, se substitue le travail du philologue qui, en mettant fin à
cette dérive du sens que provoque une glose qui se nourrit de l'obscurité
de la lettre, veut préserver l'œuvre du passé dans son identité et la
pourvoir ainsi d'une sorte d'éternité lui permettant d'être constamment
transparente à elle-même. Aussi comprend-on peut-être que ce soit Villon
qui, selon Boileau, «sut le premier dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers»43: Villon, dont l'œuvre
obscure et illisible paraît se refuser à toute glose, sinon celles des érudits
qui privilégient une interprétation historique visant à la réinscrire dans le
contexte de son temps et en établir le sens littéral.
L' illisibilité qui menace les lais de Villon est-elle toutefois
contradictoire avec le surplus de sens promis par les Lais de Marie de France?
Si celle-ci en appelle à une glose qui semble devoir déboucher sur une
sorte d'Apocalypse finale du sens, l'obscurité de la lettre ne saurait
cesser de faire retour. C'est elle qui est le fondement de toute lecture à
venir. L'un ne va jamais sans l'autre. Aussi, alors que l'œuvre de Villon
paraît s'opposer à cette progression du sens annoncée par Marie et
renvoyer régulièrement le lecteur à cet illettré qui gît au fond de lui, elle
n'est pas étrangère pour autant à la possibilité d'une glose. Au contraire.
Villon lui-même l'affirme (d'une manière évidemment bien différente de
Marie puisque le temps ne saurait faire réserve désormais ce qu'il ne
cesse de détruire). Il le dit aussitôt après avoir donné à son lecteur la
faculté d'éliminer de son Testament tout ce qu'il ne comprendrait pas
(huitain CLXXIV). On ne saurait faire autrement que de consentir à son
invitation :
De le gloser et commenter,
De le diffinir et descripre*, (*expliquer)
Diminuer ou augmenter,
De le canceller et perscripre* (*annuler)
De sa main, et ne sceut escripre,
Interpreter et donner sens
A son plaisir, meilleur ou pire,
A tout cecy je m'y consens.

25
42. C.
43.
Gallimard,
Boileau,
Marot,
1985.
L'Art
«Auxpoétique,
lecteurs»,v. op.
117-18,
cit., p.in 3.Satires, Epîtres, Art poétique, J.-P. Collinet (éd.), Paris, Poésie/ n°LITTÉRATURE
13O-juin2OO3

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