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Zürcher Erik. Mahâ-Cîna : la réinterprétation bouddhique de l'histoire de la Chine. In: Comptes rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 129ᵉ année, N. 3, 1985. pp. 477-492;
doi : 10.3406/crai.1985.14291
http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1985_num_129_3_14291
pas une raison pour rejeter la tradition bouddhique, car elle est seule
à avoir conservé le souvenir des premiers âges.
b) Quant à la conception traditionnelle en Chine des origines de la
civilisation, attribuées à de saints souverains et à des héros
civilisateurs tels que Fu Xi, Nu Wa et l'Empereur Jaune, elle témoigne elle
aussi d'une grande étroitesse de vue. Ces personnages étaient en
réalité de puissants Bodhisattva ou êtres d'Éveil qui se sont
manifestés à l'aube des temps historiques pour établir les fondements de
la vie civilisée, de l'ordre politique et de la morale. Bien que le
moment ne fût pas encore venu de la révélation complète de la
doctrine, ils ont accru le bien-être et élevé l'esprit de la population.
La Chine est donc redevable au bouddhisme des principes mêmes de
sa civilisation.
c) Des influx surnaturels ont continué à s'exercer de l'extérieur
sur la Chine : la naissance du Buddha ainsi que son nirvana se sont
accompagnés de signes miraculeux qui ont été perçus à la cour royale
des Shang ou au début des Zhou et ont été interprétés par des
astrologues inspirés : « Un grand homme, était-il écrit, est né dans
les régions occidentales et dans un millier d'années sa doctrine
atteindra notre pays ».
d) Cependant, les influences qui s'exercèrent sur la Chine de
l'extérieur furent encore plus importantes à l'époque du grand roi
Mu des Zhou (1001-946). Les sources bouddhiques nous présentent un
tableau de la piété royale, confirmée par des événements miraculeux,
dans lequel on reconnaît tous les thèmes anciens de la mythologie
qui s'est constituée, principalement dans les milieux taoïstes, autour
de la personne de ce roi. Il est représenté comme un véritable
monarque bouddhiste, converti par le Bodhisattva Manjusrî et par
le disciple du Buddha Maudgalyâyana qui s'étaient précisément
rendus en Chine à cette fin. Le roi Mu édifia des temples, des terrasses
et des stûpa, puis, à la fin de sa vie, il se rendit en Inde à la recherche
du Buddha et ne revint pas : intéressante transposition du thème
légendaire du voyage du roi Mu en Asie centrale dans laquelle sa
visite à la divinité taoïste de la « Reine-mère d'Occident » est
transformée en un pèlerinage bouddhique !
e) Mais la grande ère bouddhique de l'antiquité chinoise advint
quelques siècles plus tard, quand le grand empereur indien Aéoka
régna sur le continent du Jambudvîpa tout entier et y répartit
84 000 stûpa contenant les reliques du Buddha. D'après un texte
apocryphe, le « Récit ésotérique de l'origine de la doctrine à l'époque
des Han », dix-neuf de ces stûpa avaient été érigés en Chine : la
découverte de certains d'entre eux fournit une preuve tangible de
l'essor du bouddhisme dans la Chine ancienne.
f) II n'est donc pas surprenant que Confucius lui-même au début
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peu après son arrivée une compétition publique entre les deux
missionnaires et cinq dignitaires taoïstes appelés les « Maîtres des
cinq pics sacrés ». Après la défaite ignominieuse des taoïstes, la cour
entière se serait convertie. C'est alors qu'un des missionnaires aurait
révélé à l'empereur le site d'un des anciens stûpa de l'empereur
Asoka, donnant par là pour ainsi dire au bouddhisme ses titres de
noblesse en Chine. L'histoire est lourde de sens, car les Cinq pics
sacrés de la Chine, les wu. yue, avaient été pendant des siècles les
symboles et les gardiens divins du territoire chinois, et la défaite des
cinq maîtres taoïstes qui les représentaient symbolisait clairement la
conquête spirituelle de la Chine par le bouddhisme.
i) A partir de ce moment, l'essor du bouddhisme se poursuit, bien
que certains souverains impies s'efforcent de le faire disparaître, mais
leurs tentatives échouent et les historiens bouddhistes ne manquent
pas de décrire la terrible rétribution karmique qui leur est réservée.
Le jugement moral que portent les historiographes bouddhistes sur
les souverains de la Chine diffère nettement de celui de
l'historiographie traditionnelle. Ils rejettent en effet tout sino-centrisme et ne
condamnent pas les souverains d'origine barbare : seule compte à
leurs yeux la piété bouddhique.
j) Mais ce n'est pas tout. D'un certain point de vue, la Chine ne
pouvait plus désormais être considérée comme le centre du monde.
Mais d'un autre, elle apparaissait favorisée parmi les nations. Vers
le milieu du ive siècle, un massif montagneux du Shanxi, le Wutai
shan, se révéla être la résidence permanente d'un des plus grands
Bodhisattva, Manjusrî, incarnation de la sapience. Ce fut à partir
du ve siècle un site sacré et un lieu majeur de pèlerinage. Mais
Manjusrî n'était pas le seul grand Bodhisattva à avoir élu domicile
en Chine. D'autres révélations apprendront dans les siècles suivants
que Samantabhadra demeurait sur le mont Emei dans l'ouest de la
Chine centrale et qu'Avalokitesvara résidait dans l'île de Putuo,
près de l'embouchure du Yangzi. C'est ainsi que la Chine est devenue
le pays des « Trois grandes montagnes aux pouvoirs surnaturels »
(San da lingshan), équivalent bouddhique évident des Cinq pics
sacrés associés aussi bien au taoïsme qu'au culte d'État confucéen.
Dès le vme siècle, la Chine a rempli sa destinée bouddhique : elle est
devenue de plein droit une terre sainte du bouddhisme, un centre
secondaire de vérité et de révélation, attirant pèlerins et étudiants
des pays environnants et de l'Inde elle-même.
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