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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Mahâ-Cîna : la réinterprétation bouddhique de l'histoire de la Chine


Erik Zürcher

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Zürcher Erik. Mahâ-Cîna : la réinterprétation bouddhique de l'histoire de la Chine. In: Comptes rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 129ᵉ année, N. 3, 1985. pp. 477-492;

doi : 10.3406/crai.1985.14291

http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1985_num_129_3_14291

Document généré le 24/01/2018


COMMUNICATION

MAHÂ-CÎNA : LA RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE


DE L'HISTOIRE DE LA CHINE,
PAR M. ERIK ZÛRCHER,
CORRESPONDANT DE L' ACADÉMIE

Avec les principes fondamentaux de la doctrine du salut, les


bouddhistes chinois reçurent en héritage tout un ensemble de
notions complexes d'origine indienne, allant de la logique et de la
cosmologie à la démonologie et aux traditions iconographiques, dont
beaucoup étaient non seulement différentes, mais encore opposées
dans leur essence aux croyances et aux pratiques de l'élite chinoise.
L'étude du bouddhisme chinois s'attache pour une bonne part à
l'histoire des procédés par lesquels les croyants s'efforcèrent en
Chine de s'approprier la tradition étrangère en assimilant certains
éléments de l'héritage bouddhique indien à des traits plus ou moins
analogues du patrimoine chinois ; elle vise à montrer comment les
bouddhistes parvinrent à donner une signification au bouddhisme
dans le contexte chinois, de telle sorte que la Chine pût pour ainsi
dire s'y reconnaître. L'un des moyens auxquels ils eurent recours
fut la manipulation des textes qui se rapportaient à la Chine ou qui
pouvaient paraître s'y rapporter. Dans ces textes ou ces fragments
de textes, la Chine est généralement appelée Cîna ou « grande
Chine », Mahâ-Cîna, et ce sont ces mêmes termes que certains
auteurs bouddhistes chinois emploient régulièrement dans leurs
écrits pour désigner leur propre pays. Ce fait à lui seul révèle la
situation de culture subalterne (ou de sub-culture comme on dirait
en anglais) que le bouddhisme occupait en Chine. Les bouddhistes
chinois étaient contraints par leurs convictions religieuses à
considérer la Chine, non plus en tant que centre du monde civilisé, mais
comme le Mahâ-Cîna, royaume situé à la périphérie orientale du
monde bouddhique. D'où le terme de Mahâ-Cîna que j'ai adopté
pour titre de cet exposé : il suggère la nécessité contradictoire que
ressentaient les adhérents d'une doctrine étrangère de ne renier ni
leur foi ni leur appartenance à la Chine. Mon propos est de montrer
comment les bouddhistes chinois ont essayé de résoudre cette
contradiction dans deux domaines apparentés : celui de l'histoire et
celui de la conception de la souveraineté universelle.
Dans les conceptions traditionnelles en Chine, l'histoire est essen-
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tiellement une histoire de la civilisation. Elle ne commence ni par la


création de la race humaine, ni par celle de notre univers. Après une
période indéfinie de vie primitive et par conséquent non enregistrée,
l'histoire commence avec l'entrée en scène de héros civilisateurs :
c'est une succession de souverains quasi-divins qui ont apporté les
éléments fondamentaux de la civilisation (agriculture, sériciculture,
habitations, moyens de transport, écriture...) ainsi que les
distinctions hiérarchiques entre souverain et sujets, les règles de
comportement moral et les attitudes rituelles correctes. Dans toute l'histoire
ultérieure, le monarque idéal qui gouverne en vertu du Mandat du
Ciel demeure un modèle constant de référence : l'histoire sert à
montrer comment les souverains et les maisons régnantes parvinrent
ou échouèrent à remplir leur devoir suprême qui est de faire régner
l'ordre humain (zhi) et le mode de vie civilisé (wen) dans la société
et dans l'empire. Ses prétentions sont donc relativement modestes
en matière de temps et d'espace : elle commence aux environs du
IIIe millénaire avant notre ère et c'est la Chine et ses confins qui en
sont la scène.
La conception chinoise de l'histoire n'est point cyclique. Elle
reconnaît une évolution qui va du primitif au complexe dans tous
les domaines de la civilisation matérielle, de l'organisation politique
et de la culture. Mcis ce n'est pas là sa préoccupation essentielle.
Dans son thème principal qui porte sur la façon dont les souverains
successifs surent maintenir l'harmonie sociale et l'ordre politique,
elle est plutôt caractérisée par un mouvement de balancier : depuis
le déclin de l'ordre idéal qui était celui de la haute antiquité, certains
souverains ont mieux que d'autres su remplir leur mission. Il y eut
donc des périodes d'ordre, de prospérité et d'unité politique, mais
elles ont été séparées par de longs intervalles de déclin et de désordre
au cours desquels il est même arrivé que le monde chinois ait été
amputé par des conquérants barbares ou que les dynasties tenues
pour légitimes n'aient pu faire l'unité de la Chine. Cette conception
linéaire et oscillatoire de l'histoire implique aussi qu'elle n'a pas de
conclusion : du point de vue orthodoxe, l'eschatologie, les
espérances millénaristes ou la destruction physique de l'univers n'ont
pas leur place dans l'histoire.
Enfin, les historiens chinois orthodoxes n'ont jamais tenté
d'intégrer l'histoire humaine — ou plutôt les quelques millénaires de la vie
civilisée dont ils traitent — dans le contexte beaucoup plus vaste de
la cosmologie et des périodes cosmiques. Ces dernières ne leur étaient
pourtant pas inconnues : bien avant l'entrée du bouddhisme, les
astronomes chinois effectuaient des calculs qui portaient sur des
millions d'années. Le Ciel en tant que principe impersonnel d'ordre
et, de façon plus concrète, le comportement des corps célestes
RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 479

jouent un rôle important dans l'histoire : l'empereur légitime règne


en vertu du Mandat que le Ciel lui a conféré et les phénomènes
anormaux sont les signes par lesquels le Ciel est censé répondre aux
événements néfastes qui se produisent dans le monde des hommes, et
tout particulièrement à la conduite du souverain et de son entourage.
Mais les théories cosmogoniques et cosmologiques ainsi que les
calculs astronomiques qui portent sur des périodes de très longue
durée ne jouent aucun rôle dans l'histoire et n'ont aucun lien avec
la conception du Mandat céleste ni avec la théologie politique qui se
fonde sur cette conception. Les Chinois ne font pas non plus remonter
l'histoire à un acte premier de création. La formation de l'univers
est toujours décrite en des termes mécaniques et impersonnels :
c'est un processus de polarisation (yin et yang) et de diversification
progressive (cinq éléments) à partir d'un état de chaos originel, sans
lien avec la destinée humaine.

La perspective bouddhique s'oppose sur tous les points essentiels


à cette optique chinoise traditionnelle. Elle fournit un exemple
parfait de pensée cyclique : le temps y est fait d'une succession infinie
d'ères cosmiques ou kalpa d'existence d'une durée inconcevable
séparées par des ères d'annihilation au cours desquelles toute
existence a disparu. Du point de vue bouddhique, la cosmologie est
directement liée à la destinée de l'homme et de tous les autres
êtres : la naissance même de notre univers physique est due au
karman collectif, c'est-à-dire à la somme totale d'actes non rétribués
de tous les êtres, héritée de kalpas d'existence précédents. A la fin
d'une ère d'annihilation, ce karman collectif est réactivé ; il provoque
un souffle qui se meut dans l'espace vide. Ce souffle croît pour
devenir un vent puis un cyclone cosmique — c'est le « cercle du vent » qui
forme la base sur laquelle l'univers se constitue : les couches des
eaux et de la terre, les quatre continents autour de la montagne
Sumeru, les nombreux étages des cieux surplombant son sommet et,
au-dessous de sa base, les enfers. Chaque ère d'existence présente le
même tableau historique (ou plutôt anhistorique), dans un
mouvement récurrent, passant par des cycles de prospérité et de décadence
à deux niveaux. Au niveau spirituel, les périodes de plus grande
félicité sont marquées par l'apparition d'un Buddha qui réalise la
Vérité suprême et révèle la doctrine de la Libération de toute
souffrance par la destruction du désir. Mais la doctrine dans sa
pureté originelle ne dure qu'une période de temps limitée. Elle va
dégénérer en deux étapes : la phase du xiangfa ou « doctrine
apparente », pendant laquelle est conservé un semblant du message, et
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la phase finale au cours de laquelle le monde s'enfonce dans


l'ignorance, la corruption et le péché. Au niveau séculier, on trouve un
cycle analogue : le monde bénéficie de temps à autre de l'apparition
d'un roi universel « Qui fait tourner la roue [de la Loi] »
(cakravartin) qui, par la force de son karman positif, est en mesure d'étendre
son pouvoir sur notre continent méridional du Jambudvîpa tout
entier, ou même sur tous les quatre continents. Le cakravartin est
le modèle du souverain pieux qui gouverne par des moyens
pacifiques, encourage la propagation du bouddhisme et assure très
généreusement la prospérité du clergé. Mais après cet âge d'or, le
déclin survient tout comme dans le domaine spirituel : l'empire se
désagrège ; guerres, brigandage, oppression et catastrophes
naturelles s'ensuivent. Cependant, quand le point le plus bas est atteint,
le mouvement vers le haut reprend. Un autre Budda apparaît en
temps opportun pour prêcher la doctrine et d'autres cakravartin se
manifestent qui, après avoir réalisé l'unification du monde, assurent
le bonheur et la conversion des hommes.
Tout cela constitue la scène immense sur laquelle se déroule
l'histoire au sens bouddhique de ce terme ; immense dans le temps,
car elle ne se limite pas à l'éon présent, mais s'étend sur les milliers
et millions de kalpa déjà écoulés au cours desquels tous les êtres ont
accumulé des réserves de karman non rétribué qui, à leur tour,
déterminent leur conduite et leur destin présents ; immense dans
l'espace, parce que non seulement elle couvre notre propre système
cosmique, mais étend par moments ses ramifications dans les autres
mondes innombrables dont l'imagination indienne a rempli
l'univers. D'après cette conception, toutes choses, depuis la formation
du monde jusqu'aux vicissitudes de l'histoire humaine — naissance
et déclin des royaumes, prospérité et misère, ordre et désordre —
sont inextricablement liées avec le message central du bouddhisme :
karman, rétribution et délivrance. Lorsque des personnages
historiques — au sens que nous donnons à ce terme — apparaissent, leur
rôle est exprimé en termes religieux. L'exemple le plus illustre est
celui de l'empereur Maurya Asoka. Pour la tradition bouddhique,
sa vie est entièrement dominée par un thème unique : son rôle en
tant que patron suprême du bouddhisme. En fait, Asoka est devenu
dans l'histoire bouddhique le dernier véritable cakravartin qui,
grâce à son karman positif, a pu encore une fois étendre son empire
au continent du Jambudvîpa tout entier.
En résumé, la conception bouddhique de l'histoire est construite
sur le thème du salut. L'histoire bouddhique est une Heilsgeschichte,
comme diraient les Allemands. Histoire veut dire existence
changeant dans le temps — et dans la vision bouddhique, tout
changement implique altération, déclin et souffrance. Or le bouddhisme vise
RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 481

précisément à la délivrance de cet état d'impermanence, de sorte


qu'on peut dire qu'en un sens le bouddhisme rejette l'histoire. Par
rapport à cette préoccupation primordiale, les thèmes majeurs de la
vision chinoise de l'histoire — la création et l'évolution de la
civilisation, le règne de la vertu, les efforts sans fin pour réaliser ou recréer
l'ordre social et politique dans ce monde — sont simplement
marginaux. Il y a peu de domaines où les deux traditions sont aussi
diamétralement opposées. Il a incombé aux bouddhistes chinois la
redoutable tâche de relier les deux bords de la brèche et de tisser la
Heilsgeschichte bouddhique dans la texture de l'histoire chinoise.

Le processus a exigé plusieurs siècles. Nous en observons les


premiers signes au ive siècle de notre ère, alors que dynasties
chinoises et « barbares » coexistaient sur le territoire de la Chine et
que le bouddhisme chinois en était encore à sa phase de formation.
A cette époque, était déjà issue du clergé bouddhique une avant-
garde intellectuelle de moines savants dont la sphère d'action se
situait dans l'aristocratie et à la cour, aussi bien dans le Sud chinois
que dans les États non chinois du Nord, opérant des conversions
parmi l'élite et défendant leur foi (et bien entendu leurs privilèges
ecclésiastiques) contre les critiques des confucéens conservateurs et
des maîtres taoïstes. La communauté bouddhique — et surtout le
clergé qui en constituait le noyau — était devenue un groupe de
pression en butte à des attaques et défendant ses intérêts propres.
Nombre de ses activités, y compris ses efforts de réinterprétation du
passé de la Chine, doivent être considérées dans ce contexte. Il lui
fallait justifier son existence en Chine par des précédents. Aussi les
défenseurs du bouddhisme eurent-ils recours à partir du ive siècle à
un arsenal d'arguments de plus en plus abondant. Ils alléguèrent :
1) que le bouddhisme (ou plutôt l'intervention de saints bouddhiques
ou d'êtres surnaturels) avait joué un rôle décisif dans la formation
de la civilisation chinoise depuis les débuts mêmes de l'histoire ;
2) que, dans un passé lointain, la Chine avait fait partie d'un empire
bouddhique ;
3) que, jusqu'aux époques les plus récentes, la Chine et ses
souverains avaient été soumis à une sorte de providence bouddhique,
guidés par une force mystérieuse qui manifestait son pouvoir (ses
« réponses », ying) par des signes et des apparitions ;
4) que, par-dessous la trame superficielle de l'histoire de la Chine
telle qu'elle était conçue par la tradition, se cachait une réalité plus
profonde, à savoir le cycle de longue durée que constituaient les
« trois phases de la doctrine » — et que, par-delà les dynasties succès-
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sives et les changements du Mandat céleste, il y avait un processus


inexorable de déclin conduisant au dernier stade de la Loi (le mvjo),
stade qui ne prendrait fin que dans un avenir lointain avec
l'avènement du futur Buddha Maitreya.
A partir du début du ive siècle, certains bouddhistes chinois
s'efforcèrent d'associer l'idéal confucéen du souverain universel à
l'image bouddhique du cakravartin ou même à celle du Buddha
sauveur. Parfois, ils laissèrent entendre à des souverains gagnés au
bouddhisme qu'ils étaient des cakravartin en puissance.

Dans l'élaboration d'une version bouddhique de l'histoire de la


Chine, des procédés variés furent mis en œuvre, soit de bonne foi,
soit avec une intention délibérée de mystification. Parmi ces
procédés, on peut distinguer :
a) la manipulation de textes bouddhiques. Dans certains cas, des
passages de textes authentiques, traduits d'originaux indiens,
étaient interprétés ou fortement sollicités quand ils faisaient ou
semblaient faire allusion à la Chine. Mais, dans leur zèle, les
défenseurs de la foi bouddhique n'hésitèrent pas non plus à insérer des
interpolations dans les traductions d'originaux indiens ou même à
fabriquer des textes apocryphes (les sûtra prétendus révélés et les
textes prophétiques constituent un genre caractéristique de la
littérature bouddhique en chinois) ;
b) l'interprétation de la littérature chinoise. Au cours des siècles,
les apologistes du bouddhisme parvinrent à relever dans la
littérature canonique, philosophique et historique de la Chine un nombre
impressionnant de passages qui, avec quelque imagination,
pouvaient être considérés comme des allusions au bouddhisme. Des
phénomènes anormaux mentionnés par les historiens pouvaient être
mis en rapport avec des événements tels que la naissance ou la
mort du Buddha. Des thèmes bouddhiques pouvaient être déchiffrés
dans les symboles du Livre des mutations (Yijing) et dans les
explications cryptiques qui leur sont associées. On pouvait aussi
donner une coloration bouddhique aux traditions qui concernaient
des personnages de l'antiquité, telles que le récit du voyage du roi Mu
des Zhou vers les contrées d'Occident au xe siècle avant notre ère ;
c) ces témoignages écrits étaient parfois renforcés par des
révélations dues à des êtres surnaturels, pratique tout à fait courante dans
le taoïsme religieux où l'on avait fréquemment recours à 1' « écriture
automatique » et à des séances de spiritisme. La variante bouddhique
remonte au moins au ive siècle. Son produit le plus curieux est une
Relation de communications spontanées [avec les esprits] (Gantong lu)
RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 483

compilée en 664 par le célèbre maître de discipline Daoxuan. Dans


cet opuscule, Daoxuan nous fait un récit détaillé de ses
conversations avec toute une série de personnages de l'histoire de la Chine
qui lui sont apparus et l'ont informé très précisément des faits et
gestes de saints bouddhiques et de pieux monarques qui avaient vécu
en Chine en des temps reculés ;
d) mais quelle preuve plus convaincante pouvait-il y avoir que des
objets tangibles remontant à l'antiquité chinoise ? L'un des esprits
qui avait honoré Daoxuan de sa visite alla jusqu'à lui révéler que
certains sites de la Chine abritaient des vestiges visibles de la
présence d'un Buddha d'un temps très ancien, Kâsyapa — ce qui,
selon une estimation modérée, aurait ajouté quelques millions
d'années à l'histoire du bouddhisme en Chine. Mais les prétentions
étaient généralement plus modestes et se rapportaient au règne
d'Asoka qui, comme on l'a vu, avait été le dernier cakravartin de la
tradition bouddhique et qui, par conséquent, était censé avoir
étendu son empire sur l'ensemble du Jambudvîpa. Comme ce
continent méridional comprenait aussi la Chine, il était logique de
supposer qu'on devait retrouver dans ce pays des traces de cet âge
d'or du bouddhisme : d'après une tradition indienne fort bien
attestée, Asoka aurait divisé les reliques du Buddha en 84 000
fragments qu'il aurait distribués ensuite dans l'ensemble de son royaume
enfermés dans des reliquaires ou de petits stûpa. Pour les Chinois,
esprits inquisiteurs et concrets, cette tradition fut à l'origine d'une
curieuse sorte de fouilles archéologiques aux résultats très
satisfaisants. Comme il suffit de creuser le sol de la Chine pour avoir de
bonnes chances d'y trouver quelque antiquité, il n'y a pas lieu de
soupçonner dans chaque découverte une falsification, bien que la
mise au jour de certains objets portant l'inscription, d'une naïveté
désarmante, « fabriqué par Aéoka » ne peut manquer d'éveiller notre
suspicion ;
e) il faut enfin mentionner l'importance accordée aux calculs de
chronologie relatifs aux « trois stades de la doctrine », stades
auxquels j'ai fait référence plus haut. Il s'agit de théories fondées sur la
date du nirvana du Buddha et sur la longueur relative des trois
phases : celles de la « doctrine correcte », de la « doctrine apparente »
et de la « fin de la doctrine ». Les calculs variaient entre trois fois cinq
cents ans et trois fois mille ans, avec différentes combinaisons
intermédiaires de cinq cents et mille ans. En outre, la date de la
mort du Buddha qui servait de point de départ à ces calculs était
elle aussi matière à controverses. Pour la date du nirvana, une source
de la fin du vie siècle nous propose six options, de 1093 à 467 avant
notre ère, l'auteur lui-même exprimant sa préférence pour la date
de 609 et une périodisation suivant laquelle le monde est déjà entré
484 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

au moment où il écrit dans la phase de la « doctrine apparente »,


mais est encore éloigné des désastres de la période finale, celle du
mofa. Il donne clairement les raisons de son choix : à son époque,
sous la glorieuse dynastie des Sui et sous le règne d'un saint
empereur, la foi bouddhique est florissante et la prospérité générale.
Comment un tel état de choses serait-il compatible avec celui du mofa
dans lequel le monde subit les maux d'un gouvernement tyrannique,
de la corruption et de la décadence des mœurs ? Telle est en effet la
thèse que l'on trouve dans les ouvrages de la grande tradition du
bouddhisme chinois, celle de l'élite ecclésiastique. Pour cette élite,
la question était loin d'être académique.
Dès le vie siècle en effet, des sectes millénaristes proclamèrent la
thèse opposée qui, du point de vue de l'ordre établi, clérical aussi
bien que séculier, était stigmatisée comme hérétique et subversive :
l'oppression et la corruption qui régnent dans l'État et la société
sont la preuve de ce que les temps noirs de la Période finale sont déjà
là et qu'il ne reste plus qu'à prier et à se repentir en attendant
l'arrivée de Maitreya. L'église établie ne voyait naturellement aucune
raison de partager cette opinion et elle répétait de temps à autre son
message rassurant : nous nous trouvons toujours dans la phase
relativement florissante de « la doctrine apparente » et la période
finale est encore heureusement très éloignée.

Tous ces procédés ont donc conduit à la formation d'une « histoire


bouddhique de la Chine ». Cette histoire est fondée sur un certain
nombre de thèmes essentiels que nous trouvons répétés et
systématisés dans les écrits bouddhiques depuis l'époque des Sui, aux
environs de 600. J'essayerai de les résumer en en suivant l'ordre
chronologique depuis les temps préhistoriques jusqu'à la fin de la période
médiévale.
a) Les historiens chinois traditionnels sont accusés d'avoir
l'esprit étroit, car leur perspective ne couvre que quelques milliers
d'années, tout comme la géographie chinoise traditionnelle est
limitée à une partie infime de l'univers. Cette conception doit être
remplacée par la vision bouddhique du temps d'après laquelle
l'histoire de l'humanité remonte aux débuts de notre ère cosmique et
penser en millions d'années comme le font nos astronomes. Un
auteur bouddhique nous dit en effet que, depuis l'avènement du
premier Souverain céleste jusqu'à celui de l'empereur Taizong, des
Tang, en 626, 10 122 127 années se sont écoulées. Si l'histoire chinoise
n'a pas d'écrits qui se rapportent à ces temps très reculés, ce n'est
RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 485

pas une raison pour rejeter la tradition bouddhique, car elle est seule
à avoir conservé le souvenir des premiers âges.
b) Quant à la conception traditionnelle en Chine des origines de la
civilisation, attribuées à de saints souverains et à des héros
civilisateurs tels que Fu Xi, Nu Wa et l'Empereur Jaune, elle témoigne elle
aussi d'une grande étroitesse de vue. Ces personnages étaient en
réalité de puissants Bodhisattva ou êtres d'Éveil qui se sont
manifestés à l'aube des temps historiques pour établir les fondements de
la vie civilisée, de l'ordre politique et de la morale. Bien que le
moment ne fût pas encore venu de la révélation complète de la
doctrine, ils ont accru le bien-être et élevé l'esprit de la population.
La Chine est donc redevable au bouddhisme des principes mêmes de
sa civilisation.
c) Des influx surnaturels ont continué à s'exercer de l'extérieur
sur la Chine : la naissance du Buddha ainsi que son nirvana se sont
accompagnés de signes miraculeux qui ont été perçus à la cour royale
des Shang ou au début des Zhou et ont été interprétés par des
astrologues inspirés : « Un grand homme, était-il écrit, est né dans
les régions occidentales et dans un millier d'années sa doctrine
atteindra notre pays ».
d) Cependant, les influences qui s'exercèrent sur la Chine de
l'extérieur furent encore plus importantes à l'époque du grand roi
Mu des Zhou (1001-946). Les sources bouddhiques nous présentent un
tableau de la piété royale, confirmée par des événements miraculeux,
dans lequel on reconnaît tous les thèmes anciens de la mythologie
qui s'est constituée, principalement dans les milieux taoïstes, autour
de la personne de ce roi. Il est représenté comme un véritable
monarque bouddhiste, converti par le Bodhisattva Manjusrî et par
le disciple du Buddha Maudgalyâyana qui s'étaient précisément
rendus en Chine à cette fin. Le roi Mu édifia des temples, des terrasses
et des stûpa, puis, à la fin de sa vie, il se rendit en Inde à la recherche
du Buddha et ne revint pas : intéressante transposition du thème
légendaire du voyage du roi Mu en Asie centrale dans laquelle sa
visite à la divinité taoïste de la « Reine-mère d'Occident » est
transformée en un pèlerinage bouddhique !
e) Mais la grande ère bouddhique de l'antiquité chinoise advint
quelques siècles plus tard, quand le grand empereur indien Aéoka
régna sur le continent du Jambudvîpa tout entier et y répartit
84 000 stûpa contenant les reliques du Buddha. D'après un texte
apocryphe, le « Récit ésotérique de l'origine de la doctrine à l'époque
des Han », dix-neuf de ces stûpa avaient été érigés en Chine : la
découverte de certains d'entre eux fournit une preuve tangible de
l'essor du bouddhisme dans la Chine ancienne.
f) II n'est donc pas surprenant que Confucius lui-même au début
486 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

du ve siècle avant notre ère ait compris la supériorité du bouddhisme,


comme il apparaît à travers certains de ses propos pourvu qu'on les
interprète correctement. Toutefois, comme les mœurs de son
époque étaient en déclin et la société menacée par le chaos, il préféra
ne pas aborder les sujets les plus élevés et se contenta de prêcher une
doctrine terre à terre qui ne traitait que de questions profanes. Mais
une autre interprétation va beaucoup plus loin : Confucius lui-même
ainsi que son maître et adversaire Laozi, le fondateur du taoïsme,
étaient en fait des manifestations de Bodhisattva ou de saints
disciples du Buddha qui prêchaient en Chine une doctrine simplifiée
afin de remédier aux maux de l'époque. Cette théorie constitue d'une
certaine façon la continuation du thème des héros civilisateurs
bouddhiques des temps les plus reculés : là, des Bodhisattva étaient
censés avoir créé la base même de la civilisation chinoise à l'aube de
l'histoire ; ici, la fondation des deux principaux courants de pensée
philosophiques de la Chine est attribuée à des saints bouddhiques.
g) Mais si le passé bouddhique de la Chine avait été si glorieux,
comment se fait-il qu'il n'en ait subsisté aucun texte ? La réponse est
simple et ingénieuse : le coupable est la bête noire de l'historiographie
traditionnelle, Shi huangdi des Qin, le tyran fondateur de l'unité
chinoise et du premier empire de la Chine en 221 avant notre ère.
Pour la tradition bouddhique, le Premier empereur était tout aussi
ennemi du bouddhisme que du confucianisme et des autres courants
philosophiques (les « Cent écoles »). Un groupe de prêtres
bouddhiques était assurément venu de l'Inde pour le convertir, mais ils
les avait fait jeter en prison, d'où ils furent d'ailleurs tirés par un
être surnaturel. En 213 avant notre ère, le Premier empereur ordonna
une grande destruction de livres — épisode célèbre de l'histoire de la
Chine — et c'est alors que disparurent tous les ouvrages bouddhiques.
h) Mais l'intermède ne devait pas durer longtemps. Il prit fin avec
l'introduction officielle du bouddhisme, telle qu'elle a été retenue par
l'histoire, à la cour de Chine aux environs de 65 de notre ère, sous le
règne de l'empereur Ming des Han postérieurs. Nous retrouvons ici
une fois encore le thème de l'influence surnaturelle (ganying)
exercée par des apparitions ou des signes d'une lointaine origine,
caractéristique permanente de la Heilsgeschichte bouddhique en
Chine. L'empereur Ming est ému par un rêve dans lequel lui apparaît
« un homme d'or » ; un de ses courtisans, sans doute inspiré, lui dit
que son rêve se rapporte au bouddhisme et il lui conseille d'envoyer
une mission vers l'Ouest. Elle revient quelques années plus tard
avec un grand nombre de textes sacrés et en compagnie de deux
missionnaires bouddhiques. Ce simple thème a fait l'objet de grands
développements dans la littérature apocryphe. L'accueil de la
mission à la cour aurait été triomphal et l'empereur aurait organisé
RÉINTERPEÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 487

peu après son arrivée une compétition publique entre les deux
missionnaires et cinq dignitaires taoïstes appelés les « Maîtres des
cinq pics sacrés ». Après la défaite ignominieuse des taoïstes, la cour
entière se serait convertie. C'est alors qu'un des missionnaires aurait
révélé à l'empereur le site d'un des anciens stûpa de l'empereur
Asoka, donnant par là pour ainsi dire au bouddhisme ses titres de
noblesse en Chine. L'histoire est lourde de sens, car les Cinq pics
sacrés de la Chine, les wu. yue, avaient été pendant des siècles les
symboles et les gardiens divins du territoire chinois, et la défaite des
cinq maîtres taoïstes qui les représentaient symbolisait clairement la
conquête spirituelle de la Chine par le bouddhisme.
i) A partir de ce moment, l'essor du bouddhisme se poursuit, bien
que certains souverains impies s'efforcent de le faire disparaître, mais
leurs tentatives échouent et les historiens bouddhistes ne manquent
pas de décrire la terrible rétribution karmique qui leur est réservée.
Le jugement moral que portent les historiographes bouddhistes sur
les souverains de la Chine diffère nettement de celui de
l'historiographie traditionnelle. Ils rejettent en effet tout sino-centrisme et ne
condamnent pas les souverains d'origine barbare : seule compte à
leurs yeux la piété bouddhique.
j) Mais ce n'est pas tout. D'un certain point de vue, la Chine ne
pouvait plus désormais être considérée comme le centre du monde.
Mais d'un autre, elle apparaissait favorisée parmi les nations. Vers
le milieu du ive siècle, un massif montagneux du Shanxi, le Wutai
shan, se révéla être la résidence permanente d'un des plus grands
Bodhisattva, Manjusrî, incarnation de la sapience. Ce fut à partir
du ve siècle un site sacré et un lieu majeur de pèlerinage. Mais
Manjusrî n'était pas le seul grand Bodhisattva à avoir élu domicile
en Chine. D'autres révélations apprendront dans les siècles suivants
que Samantabhadra demeurait sur le mont Emei dans l'ouest de la
Chine centrale et qu'Avalokitesvara résidait dans l'île de Putuo,
près de l'embouchure du Yangzi. C'est ainsi que la Chine est devenue
le pays des « Trois grandes montagnes aux pouvoirs surnaturels »
(San da lingshan), équivalent bouddhique évident des Cinq pics
sacrés associés aussi bien au taoïsme qu'au culte d'État confucéen.
Dès le vme siècle, la Chine a rempli sa destinée bouddhique : elle est
devenue de plein droit une terre sainte du bouddhisme, un centre
secondaire de vérité et de révélation, attirant pèlerins et étudiants
des pays environnants et de l'Inde elle-même.

Si donc la Chine est destinée à jouer un rôle si important dans le


schéma bouddhique de l'histoire, ne pourrait-elle pas donner le jour
488 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

à un monarque universel du type bouddhique, un cakravartin ? La


question était posée de façon explicite et nous trouvons dans les
ouvrages bouddhiques chinois des allusions non ambiguës au fait
que certains empereurs chinois pourraient devenir au moins
virtuellement de saints monarques « Qui font tourner la roue ». Dans nombre
de documents dont les dates vont du début du vie siècle au début du
vme, le symbolisme du cakravartin est mêlé aux caractéristiques et
aux attributs traditionnels du Fils du Ciel, et le thème se retrouve
même à l'occasion dans les rapports officiels. Mais il faut se garder
d'exagérer sa signification : il semble être en général d'ordre
rhétorique et ne trouvait son expression ni dans des revendications
politiques ni dans les pratiques rituelles. Il existe cependant un cas où
une tentative fut faite pour intégrer de façon cohérente les
conceptions chinoise et indienne du souverain universel en théorie et,
jusqu'à un certain point, en pratique : c'est celui de l'impératrice Wu.
A plusieurs points de vue, le règne de l'impératrice Wu, à la fin du
viie et au début du vme siècle, représente l'apogée de cette évolution.
Plusieurs facteurs y ont contribué. En 690, Wu Zhao, concubine du
second empereur des Tang et épouse du troisième, ayant déjà le
pouvoir bien en main, prit la mesure décisive qui allait lui valoir le
mépris de tous les historiens confucéens : elle déposa le souverain
légitime des Tang, s'appropria le titre d'empereur — geste unique
pour une femme dans toute l'histoire de la Chine — et proclama sa
propre et éphémère dynastie des Zhou. Elle fut déposée en 705 et la
maison des Tang rétablie. L'impératrice Wu a été honnie par tous les
historiens traditionnels non seulement pour son usurpation sans
précédent, mais aussi à cause de sa bigoterie bouddhiste. C'était sans
aucun doute une fidèle ; dans sa jeunesse, elle avait passé plusieurs
années comme novice dans un couvent bouddhique. Cependant, la
protection qu'elle accordait au bouddhisme avait aussi des raisons
politiques. Pour renforcer son pouvoir, elle dut s'appuyer sur une
faction qui la soutenait contre les partisans de la maison des Tang
et le clergé bouddhique avait tout avantage à prendre son parti.
Depuis le début des Tang, les taoïstes, principaux rivaux des
bouddhistes, avaient réussi à s'assurer une position dominante. Si,
pour Wu Zhao, l'Église bouddhique représentait une puissante
alliée, pour les bouddhistes, son usurpation devait assurer leur
triomphe. Il n'est guère douteux en effet que son coup d'État fut
en grande partie inspiré et soutenu par un groupe de pression
bouddhiste.
On a avec Wu Zhao le seul exemple dans l'histoire de la Chine
d'un souverain qui se soit ouvertement proclamé cakravartin,
c'est-à-dire souverain bouddhique universel. Dans les années qui
précédèrent son usurpation, de nombreux signes de bon augure
RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 489

étaient apparus qui annonçaient son avènement et ces manifestations


surnaturelles furent à leur comble quand, en 690, un groupe de
moines éminents lui présenta un texte prophétique qui proclamait
qu'elle était tout à la fois un souverain cakravartin et un Bodhisattva
qui se manifestait sous une apparence féminine (thème bien attesté
dans le bouddhisme du Mahâyâna). L'impératrice se laissa d'autant
plus aisément convaincre que, trois ans plus tard, une preuve encore
plus manifeste de son état fut révélée par les prêtres de sa cour. Une
équipe remit en effet au trône une version chinoise d'un texte du
Mahâyâna, le Sûtra du nuage de joyaux (Ratnameghasûtra), texte
indubitablement authentique, mais où figurait une interpolation
qui faisait explicitement référence à l'impératrice Wu. Dans ce
passage, le Buddha prédit qu'un certain dieu renaîtra dans le
corps d'une femme au pays de Mahâ-Cîna 1 500 ans à 2 000 ans après
le parinirvâna du Buddha et que cette femme sera à la fois
Bodhisattva et cakravartin ; remplie de piété et d'amour, elle protégera et
traitera avec largesse le clergé bouddhique et apportera bonheur et
prospérité à son peuple.
Cette confirmation des Écritures saintes eut son plein effet. La
même année 693, l'impératrice se rendit à la « Salle lumineuse »
(mingtang), centre le plus sacré du culte d'État confucéen, et y
reçut avec solennité le titre de « Saint et divin empereur [qui fait
tourner] la Roue d'or ». Comme preuve tangible de son pouvoir
universel, elle fit faire des répliques, probablement en métal, des
« Sept trésors » du cakravartin (Roue d'or, Éléphant blanc, Femme
idéale, etc.) et fit exposer ces objets dans la salle d'audience afin
d'impressionner ses visiteurs.
On peut remarquer dans l'avènement et le règne de l'impératrice
Wu toute une série d'identifications : celles de la notion chinoise du
tianxia (« tout ce qui est sous le ciel »), c'est-à-dire Yoikouménè
civilisée, gouvernée par l'empereur de Chine, avec le territoire
mondial du cakravartin ; le système du tribut chinois, dans lequel
tous les peuples qui entourent la Chine sont censés se soumettre
spontanément à la vertu civilisatrice de l'empereur avec la notion
bouddhique du souverain universel qui conquiert le monde par des
moyens pacifiques ; les signes de bon augure par lequel le Ciel répond
à la vertu du monarque en Chine avec leurs équivalents
bouddhiques, tels que l'apparition spontanée de reliques ou la
découverte de passages prophétiques dans les écritures canoniques. Le
plus frappant de ces rapprochements est peut-être celui du centre
sacré du culte impérial chinois, la « Salle lumineuse » (un bâtiment
colossal dont la structure obéit à un symbolisme cosmique) avec
l'enclos sacré, la « Cité magique » (huacheng), dans lequel le
cakravartin reçoit sa consécration.
490 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Mais l'expérience fut éphémère. Après l'abdication de Wu Zhao


en 705, une réaction antibouddhique se produisit. Les taoïstes
recouvrèrent leur position prééminente et le clergé bouddhique perdit
beaucoup de son influence politique. Sous l'impératrice Wu un
concours exceptionnel de facteurs politiques et idéologiques avait
permis une véritable synthèse des conceptions chinoises et
bouddhiques de la souveraineté universelle. C'est la seule tentative qui
fut faire pour indianiser le Fils du Ciel et pour faire de Chang'an le
centre du monde bouddhique.
Les efforts qui furent poursuivis au cours des siècles pour créer une
version bouddhique de l'histoire de la Chine semblent relever d'une
imagination déréglée ou d'une volonté de mystification délibérée.
Mais ils doivent être replacés dans le contexte plus vaste de la sinisa-
tion du bouddhisme. Ce phénomène extrêmement complexe et de
longue durée peut être caractérisé par deux formes complémentaires
d'adaptation : d'une part, des éléments de la doctrine étrangère
ont été assimilés à certains équivalents chinois et réinterprétés dans
des termes chinois traditionnels ; d'autre part, des éléments de la
tradition chinoise ont été intégrés à l'ensemble des conceptions
bouddhiques et pourvus d'un contenu bouddhisant. Dans cette
perspective, l'image de la terre bénie du Mahâ-Cîna et de son
histoire traduit simplement un aspect de l'appropriation du
bouddhisme par la Chine. La distinction entre adaptations spontanées et
de bonne foi, et mystifications délibérées est secondaire. A mon
avis, le processus en tant que tel mérite plus d'intérêt que les acteurs
et leurs motifs particuliers.

On soulignera cependant que ces efforts d'assimilation ont échoué


auprès des représentants de l'historiographie chinoise orthodoxe. La
tradition centrale est demeurée totalement imperméable à toute
influence extérieure. Cela vaut pour toute la vision bouddhique du
monde dans son ensemble. Prenons les deux premiers volumes de
deux grandes encyclopédies faisant autorité : le Fayuan zhulin
bouddhique du vne siècle et l'encyclopédie profane (ou plutôt
impériale) du Taiping guangji, achevée en 983, toutes deux
compilées par des savants chinois. Dans la première sont exposés le grand
panorama de la cosmogonie et de la cosmographie indiennes, les ères
cosmiques et les mondes innombrables, les êtres surnaturels tels que
nâga et âsura, les quatre éléments et les quatre continents. Dans la
seconde, c'est l'origine du ciel et de la terre expliquée en termes
matériels et impersonnels, les constellations et leurs correspondances
terrestres, les transformations du yin et du yang ainsi que les cinq
RÉINTERPRÉTATION BOUDDHIQUE DE L'HISTOIRE DE LA CHINE 491

éléments, et la géographie physique et administrative de la Chine.


Le lecteur se trouve en présence de deux images du monde qui n'ont
presque rien en commun et qui ont pourtant coexisté dans la
civilisation chinoise.
En d'autres termes, la vision bouddhique du Mahâ-Cîna n'est
qu'un aspect d'une vision qui reste limitée à un milieu particulier,
celui de la sub-culture bouddhique dans la Chine médiévale. Elle a
réussi, à l'intérieur de cette culture subalterne, à se maintenir tout
au long de la période prémoderne et à coexister avec une conception
traditionnelle de l'histoire qui lui restait radicalement réfractaire.
Mais ce n'est là qu'un aspect des choses, celui qui touche à
l'opposition entre la vision bouddhique et celle de l'élite chinoise de
tradition confucéenne. Aussitôt que nous quittons ces milieux cultivés,
tout change de façon radicale. Le bouddhisme a beaucoup contribué
à la formation d'une histoire sainte taoïste qui est amplement
pourvue en ères cosmiques, en paradis et enfers, en avâtara
périodiques de sauveurs et en croyances eschatologiques. Une diffusion
tout aussi importante de thèmes bouddhiques s'est produite dans la
religion populaire et dans les sectes : il existait récemment encore
des mouvements populaires dont la vision du passé était dominée
par le thème des trois phases de la doctrine et qui vivaient dans
l'attente de l'avènement de Maitreya.
On peut conclure que la question dernière qui se pose ne concerne
pas le bouddhisme, mais plutôt ce noyau résistant qu'a été la
tradition confucéenne avec sa nature remarquablement imperméable à
toutes les influences du dehors, même aux époques où le bouddhisme
avait marqué d'une profonde empreinte tous les autres aspects de la
société chinoise. Le bouddhisme n'a pas réussi à changer l'image
qu'avait d'elle-même l'élite chinoise, tout comme, quelque dix siècles
plus tard, la religion chrétienne, prêchée par les missionnaires
jésuites, devait échouer dans ses efforts pour calquer sur l'histoire
de la Chine le modèle d'une Heilsgeschichte biblique. Le parallélisme
est frappant : la révélation divine déchiffrée dans les symboles du
Livre des mutations ; Fu Xi et les autres héros civilisateurs venus de
l'Occident ; Yu le grand et l'histoire du Déluge ; la Judée comme
Terre sainte ; Confucius comme prophète, et même cette ingénieuse
réinterprétation du « rêve de l'empereur Ming » qui, comme nous
l'avons vu, aurait été à l'origine de l'introduction du bouddhisme
en Chine : sa vision d'un homme en or faisait en réalité référence à
Jésus-Christ. Inspiré par elle, l'empereur envoya en effet une mission
en Inde, où saint Thomas prêchait au moment même l'Évangile.
Erreur fatale : l'ambassade revint avec deux bonzes — bévue de
l'histoire qui condamna la Chine à des siècles de superstition et
d'idolâtrie. Mais les jésuites échouèrent à convaincre les élites
492 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

lettrées comme avaient échoué avant eux les apologistes du


bouddhisme : ils furent réfutés avec des arguments presque identiques à
ceux des traités antibouddhiques antérieurs d'un millénaire :
l'histoire est fondée sur les principes du Sage ; elle est donc sainte,
intangible et ne saurait être altérée par l'hétérodoxie.
Une analyse comparée des réactions de l'élite chinoise au
bouddhisme et au christianisme (comme à tout autre système de pensée
venu du dehors) constitue un champ de recherches passionnantes.
Mais je ne m'y engagerai pas aujourd'hui, car j'ai mis suffisamment à
l'épreuve votre patience.

***

MM. Jacques Gernet et Pierre Grimal interviennent après cette


communication.

LIVRES OFFERTS

M. Jacques Heurgon a la parole pour un hommage :

« J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de l'Académie, de la part de


M. Georges Sou ville, directeur, les trois derniers fascicules (tome 19, 1983 ; 20,
1984 ; 21, 1985) d' Antiquités Africaines. Cette belle publication in-4°, éditée par
le CNRS et particulièrement rédigée dans ce repaire des anciens membres des
Écoles françaises de Rome et d'Athènes qu'est Aix-en-Provence, mérite de retenir
l'attention de notre Compagnie, comme l'une de celles qui rendent le mieux
compte de l'activité archéologique et des problèmes de l'Afrique du Nord
antique. Elle a consacré trois de ses numéros récents (14-16) à un hommage à
notre Correspondant Jean Lassus, qui fut en 1967 son premier directeur et est
maintenant Président d'honneur de son Comité de direction, M. Marcel Le Glay
en étant le Président, et M. Georges Sou ville, préhistorien qui a longtemps
enseigné au Maroc, assurant à la revue sa régularité et sa qualité.
Je ne saurais naturellement reprendre ici les huit, sept et dix articles qui,
présentés dans l'ordre chronologique des sujets, composent ces trois fascicules
d'Antiquités Africaines. Je n'en citerai que quelques-uns, qui donneront une idée
de la diversité et de la valeur de l'ensemble, en m'excusant auprès des
collaborateurs que j'aurai paru négliger.
Dans le fascicule 19, M. Philippe Leveau, auteur d'une thèse récente (publiée
en 1984) : Caesarea de Maurétanie : une ville romaine et ses campagnes, représente
heureusement l'insaisissable Algérie ; il étudie plus la région de Cherchel que la

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