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Pour une esthétique de la vérité.

De Kant à Kant en passant par Bachelard


parJulien Pieron

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Dans un texte publié en 1963, « Dialectique et philosophie du non chez Gaston
Bachelard », Georges Canguilhem pointe une difficulté qui touche au cœur de
l’épistémologie bachelardienne :
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Ici se noue la difficulté. D’une part, Bachelard est très éloigné du positivisme. Il ne donne
pas sa philosophie scientifique pour une science philosophique. D’autre part, il ne décolle
pas de la science quand il s’agit d’en décrire et d’en légitimer la démarche. Il n’y a pas
pour lui de distinction ni de distance entre la science et la raison. La raison n’est pas
fondée dans la véracité divine ou dans l’exigence d’unité des règles de l’entendement. Ce
rationaliste ne demande à la raison aucun autre titre généalogique, aucune autre
justification d’exercice, que la science dans son histoire […]. Mais une entreprise qui
consiste, de l’aveu de son auteur, à rechercher dans la psychanalyse des obstacles
épistémologiques les conditions psychologiques du progrès de la science, ne risque-t-elle
pas de disqualifier la science dans sa prétention à l’objectivité ? […] Nous devons
confesser que, sur ce point, Bachelard nous paraît avoir mieux mesuré que surmonté une
difficulté philosophique capitale. […] En tout état de cause, on ne refusera pas à
Bachelard une totale lucidité concernant la difficulté de constituer de fond en comble le
vocabulaire d’une épistémologie rationaliste sans référence à une théorie ontologique de
la raison ou sans référence à une théorie transcendantale des catégories [1][1] G.
Canguilhem, « Dialectique et philosophie du non....
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Ce qui est ici indiqué, c’est une difficulté inhérente au refus bachelardien de fonder
objectivité ou rationalité dans un critère transcendant le procès historique de production
de la vérité scientifique. Cette difficulté s’accroît encore du fait que la production de vérité
est pensée par Bachelard comme consubstantielle à la dynamique d’un « esprit »
scientifique, et saisie au moyen d’une « psychanalyse de la connaissance objective » ou
d’une « psychologie normative ». Le problème pointé par Canguilhem peut donc se
reformuler comme suit : comment tenir jusqu’au bout, et sans sombrer dans un
psychologisme, l’idée que les normes de rationalité et d’objectivité sont immanentes au
procès historique d’auto-rectification de l’esprit scientifique ?
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Sans prétendre résoudre ce vaste problème, nous souhaitons poser quelques jalons en vue
de sa solution, à partir d’une réflexion sur l’idée d’une esthétique de la vérité. Pour ce
faire, nous nous appuierons essentiellement sur l’ouvrage de 1949, Le rationalisme
appliqué, dont les premiers chapitres présentent une réflexion étendue sur la vérité. À
plusieurs reprises, on y voit associés les termes de beauté ou d’esthétique, et ceux de
vérité, de scientificité ou de rationalité (qui fonctionnent chez Bachelard comme des
quasi-synonymes) : « les belles formes de la pensée rationnelle [2][2] BAchelard, Le
rationalisme appliqué [1949], Paris,... », « le caractère esthétique bien manifeste dans les
nouvelles cristallisations des théories scientifiques [3][3] RA, p. 45. », « jugement
esthétique, porté sur des beautés d’idées scientifiques [4][4] RA, p. 45-46. », « une vérité
première, une beauté rationnelle première [5][5] RA, p. 97. », « les beautés de la pensée
scientifique [6][6] RA, p. 214. ». Face à un tel usage des notions de beauté et d’esthétique,
on serait d’abord tenté de crier à l’homonymie ou à la métaphore. En invoquant le § 62
de la Critique de la faculté de juger, Deleuze exprime sur ce point une opinion largement
partagée :
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Il arrive qu’on parle de la beauté intrinsèque d’une figure géométrique, d’une opération
ou d’une démonstration, mais cette beauté n’a rien d’esthétique tant qu’on la définit par
des critères empruntés à la science, tels que proportion, symétrie, dissymétrie, projection,
transformation : c’est ce que Kant a montré avec tant de force [7][7] G. Deleuze-F.
Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?....
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À rebours de cette déclaration, nous tenterons de conférer un sens légitime à l’idée
d’esthétique de la vérité – en nous fondant précisément sur la Critique de la faculté de
juger. Nous proposons pour ce faire, dans le plus pur style bachelardien, une lecture
« non-kantienne » ou « non-esthéticienne » de l’esthétique de Kant : il nous faudra
« dialectiser » les concepts kantiens, et faire travailler le schème conceptuel qui sous-tend
l’analytique du beau, afin d’en généraliser la portée, et d’en révéler peut-être les richesses
insoupçonnées.
7
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8
Afin de préparer une lecture « non-kantienne » de l’esthétique de Kant, il est nécessaire
de rappeler brièvement les grands traits de sa théorie du beau. Pour ce faire, nous partirons
du septième paragraphe de l’introduction à la Critique de la faculté de juger, « De la
représentation esthétique de la finalité de la nature », qui offre une sorte de condensé de
l’analytique du beau [8][8] Critique de la faculté de juger, AK V 188-192 ; trad.....
L’ordre d’exposition adopté y diffère légèrement de celui de l’analytique [9][9] À savoir :
qualité (plaisir désintéressé), quantité... : tout l’argument est en effet organisé à partir de
la catégorie de relation, puisqu’il s’agit précisément d’établir que le plaisir éprouvé face
au beau peut être considéré comme une présentation sensible du concept de finalité de la
nature.
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Le texte s’ouvre par une distinction entre esthétique et logique qui ne recoupe pas
exactement la distinction opérée par Kant dans la Critique de la raison pure.
« Esthétique » désigne désormais ce qui est seulement subjectif dans la représentation
d’un objet, alors que « logique » désigne ce qui dans cette représentation est employé
pour la connaissance de l’objet. Ainsi la représentation de l’espace, comme forme a
priori de la sensibilité, est-elle subjective, mais pas esthétique au sens ici défini,
puisqu’elle participe à la connaissance de l’objet phénoménal. De même, la sensation,
envisagée comme ce qui fournit le réal (Reale) de l’objet, c’est-à-dire comme ce qui
détermine à la fois son contenu qualitatif et la position de son existence, n’est pas
esthétique au sens ici défini. « Esthétique » désigne désormais ce qui, dans la
représentation, ne peut absolument pas devenir une partie de la connaissance, ce qui
concerne uniquement le rapport que le sujet y entretient avec lui-même. Cette part
esthétique n’est rien d’autre que le sentiment de plaisir et de peine qui est lié à la position
de la représentation, rien d’autre que la façon dont le sujet s’affecte en quelque sorte lui-
même dans la position de cette représentation. Cette nouvelle définition du terme
« esthétique » indique déjà l’essentiel : le plaisir esthétique kantien n’est rien d’autre que
l’affect surgissant de l’auto-affection suscitée par l’appréhension de la forme d’un objet
extérieur. Dans le cadre de l’Introduction, qui est celui d’une réflexion sur la finalité dans
la nature, Kant affirme que la seule façon pour que la finalité d’une chose puisse être
représentée dans la perception, pour qu’elle puisse être perçue et non
conclue [10][10] Un objet est pensé comme final lorsque sa représentation..., c’est que
son appréhension perceptive suscite un sentiment de plaisir sans la médiation d’un
concept préalable. Kant se demande alors si une telle représentation sensible de la finalité
peut exister, et répond positivement en présentant un résumé de l’analytique du beau.
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Qu’est-ce qui se produit dans l’expérience du beau ? Le surgissement d’un plaisir lié à la
simple appréhension intuitive de la forme d’un objet, sans relation à un concept en vue
d’une connaissance déterminée. Ce dernier adjectif est important, car si ce plaisir est
« sans concept », il n’est pas indépendant de la faculté de former des concepts, bien au
contraire. L’essentiel est ici que la connaissance ou le concept déterminés – qui
constituent le télos « naturel » de l’appréhension – n’adviennent pas, que le processus de
réflexion engagé par l’appréhension de la forme, – processus qui doit normalement se
clore sur un concept déterminé, lequel détermine à son tour le divers de l’intuition, – soit
ici comme suspendu. Par cette suspension s’ouvre l’ordre de l’esthétique (comme auto-
affection) – l’ordre logique (celui de la détermination de l’objet) étant provisoirement
bloqué. Le plaisir apparaissant à cette occasion témoigne selon Kant d’une finalité, – au
sens d’une conformité de l’objet aux facultés de connaître qui sont en jeu dans la faculté
de juger réfléchissante, – mais cette finalité est uniquement subjective et formelle. Elle
n’est pas liée à la matérialité de l’objet, à son existence, et donc à l’intérêt que je pourrais
prendre en tant que sujet déterminé à l’existence de cet objet. Elle est uniquement liée à
la forme de l’objet, en tant que l’appréhension de cette forme est l’occasion, pour les
facultés qui sont en jeu dans la réflexion – à savoir l’imagination, définie comme faculté
des intuitions a priori, et l’entendement, défini comme faculté des concepts, donc les
deux versants, réceptifs et actifs, du pouvoir de connaître, – de constater leur accord, leur
harmonie : c’est ce libre jeu, cette expérience harmonique, qui produit un sentiment de
bien-être et de plaisir. Le jugement qui, suite à l’émergence d’un tel plaisir, déclare l’objet
beau, présente la caractéristique paradoxale de n’être pas fondé sur un concept (il n’a
donc aucune objectivité « logique »), et d’être pourtant conçu comme nécessairement lié
à la représentation de l’objet singulier, et comme devant être partagé par tout sujet
jugeant. Le pouvoir de porter de tels jugements, qui postulent l’universalité et à la
nécessité du plaisir éprouvé dans la réflexion sur les formes d’un objet singulier, est
appelé goût.
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Cet abrégé nous met en présence des quatre moments de l’analyse kantienne du beau :
une finalité saisie sans possession préalable du concept d’une fin, par le seul plaisir
résultant du jeu libre et harmonieux des facultés ; un plaisir désintéressé, c’est-à-dire
indépendant des intérêts subjectifs pris à l’existence de l’objet dont on appréhende la
forme ; une universalité et une nécessité du jugement portant sur la beauté d’un objet
singulier, revendiquées ou postulées sans être pourtant fondées sur la possession préalable
d’un concept, d’un critère ou d’une norme a priori de jugement – ce qui fait d’une telle
universalité et nécessité un programme à réaliser plutôt qu’une possession assurée. Ces
quatre moments ayant été rappelés, nous pouvons désormais attaquer l’œuvre de
Bachelard.
12
***
13
Pour aborder, à partir de Bachelard, la question de la beauté ou du caractère esthétique de
la vérité scientifique, il n’est pas inutile de revenir au § 62 de la Critique de la faculté de
juger. Si Kant y refuse explicitement la possibilité d’une beauté scientifique statique, il
semble lui-même ouvrir la voie à une conception dynamique de la beauté scientifique,
liée à l’activité ou au travail de la preuve :
14
On a l’habitude de donner le nom de beauté aux propriétés indiquées des figures
géométriques comme aussi des nombres […] par exemple on parle de telle ou
telle belle propriété du cercle, qui serait découverte de telle ou telle façon. Toutefois ce
n’est pas par un acte de juger esthétique, que nous trouvons finales ces propriétés, par un
jugement sans concepts, qui souligne une finalité purement subjective dans le libre jeu de
nos facultés de connaître ; c’est au contraire par un jugement intellectuel d’après des
concepts, qui donne clairement à connaître une finalité objective, c’est-à-dire la
convenance à des fins diverses (infiniment variées). On devrait donc plutôt parler
d’une perfection relative que d’une beauté des figures mathématiques.
L’appellation, beauté intellectuelle, ne saurait d’une manière générale être justement
autorisée : sinon le terme de beauté perdrait toute signification précise ou bien la
satisfaction intellectuelle perdrait tout privilège sur celle qui est sensible. C’est bien plutôt
une démonstration de telles propriétés que l’on pourrait appeler belle, parce que grâce à
celle-ci l’entendement, comme faculté des concepts et l’imagination comme faculté de la
présentation de ces propriétés, se sentent fortifiés a priori […] ; en effet, bien que son
principe se trouve dans des concepts, du moins ici la satisfaction est subjective, tandis
que la perfection entraîne une satisfaction objective [11][11] Critique de la faculté de
juger, § 62, AK V 365-366 ;....
15
À cette remarque kantienne répond la déclaration suivante, tirée de la conclusion
du Rationalisme appliqué :
16
Les beautés de la pensée scientifique ne sont pas des beautés offertes à la contemplation.
Elles apparaissent contemporaines à l’effort de construction [12][12] RA, p. 214..
17
Cette formule de Bachelard, et sa caution kantienne, nous serviront ici de guide.
18
La condition préalable à un rapprochement des deux domaines du vrai et du beau, c’est
de rappeler que l’épistémologie bachelardienne n’est pas une pensée de la
découverte [13][13] RA, p. 8., mais de la production du vrai [14][14] RA, p. 82 et 103.
Cf. également D. Lecourt, Bachelard..... Une vérité scientifique n’est pas une entité
préexistante, qu’il conviendrait de révéler en la débarrassant du voile d’erreur qui la
recouvre accidentellement ; elle est un produit de l’activité – historique et sociale,
discursive et technique – propre à une science constituée. Il convient de noter que
Bachelard ne s’intéresse qu’à quelques unes des sciences constituées (physique, chimie,
mathématiques), et qu’il se refuse à poser la question du fondement de la légitimité de
leurs prétentions à l’objectivité. En ce sens, c’est commettre un total contresens que de
présenter la « rupture » comme un critère a priori de scientificité. L’épistémologie de
Bachelard n’est pas une théorie de la connaissance. Elle n’est pas une critique de la raison
physicienne ou chimiste – au sens où l’est la critique kantienne de la raison
métaphysicienne. Bachelard s’oppose résolument au Kant de la première Critique, et plus
largement à toute prétention philosophique visant à tracer à la raison des limites
définitives et infranchissables [15][15] Cf. sur ce point l’article « Critique préliminaire....
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Ceci étant rappelé, qu’est-ce qui caractérise l’activité de production scientifique du vrai ?
Presque toute la pensée épistémologique de Bachelard tient dans l’idée du primat
théorique de l’erreur. « Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n’y a que des
erreurs premières [16][16] Études, p. 79.. » C’est dans le travail de rectification de ces
erreurs – travail toujours second, toujours récurrent, jamais achevé une fois pour toutes –
que la vérité est produite. C’est aussi dans la perspective du primat de l’erreur, et de la
nécessité d’un travail de rectification sans cesse recommencé, qu’il faut comprendre le
concept de rupture. Il est fâcheux qu’on emploie comme des synonymes les concepts de
« coupure » et de « rupture » lorsqu’on présente la pensée de Bachelard. Si l’on
s’abandonne à rêver sur les mots, on s’aperçoit que « coupure » connote un geste sec et
précis, rapide et définitif (un peu à la façon du couperet d’une guillotine révolutionnaire),
alors que « rupture » indique un mouvement plus pénible, plus laborieux, dont le résultat
n’a pas la netteté idéale de la coupure : dans le domaine amoureux, une rupture est un
travail de longue haleine, qui laisse des traces, avec lequel on n’a jamais vraiment fini.
Présenter l’épistémologie de Bachelard comme une épistémologie de la coupure, c’est lui
donner un caractère triomphaliste prématuré, c’est négliger la persistance et le rôle moteur
de l’erreur [17][17] RA, p. 15..
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Avant de nous pencher, en vue de dégager les similitudes structurelles dans l’émergence
du vrai et du beau, sur la nature de l’erreur, et sur les caractères du travail de rectification,
il convient d’ajouter un dernier préalable. Ce qui caractérise la conception bachelardienne
de la vérité, c’est que celle-ci est conçue comme une norme, non comme un fait. Qui dit
norme dit position de valeurs [18][18] RA, p. 25., et polarisation entre valeurs positives
et négatives. La vérité, qui naît du travail polémique de rectification, s’impose d’un même
geste comme norme d’elle-même et du faux [19][19] Cf. sur ce point le beau livre de D.
Gil, Bachelard... : elle s’affirme comme un « tu dois nécessairement penser de telle façon,
et non de telle autre ». En s’imposant comme apodictique, cette norme de vérité, ou cette
vérité comme norme, crée également une nouvelle forme de rationalité ou de pensée
scientifique. Cette constante production de nouvelles formes de rationalité est
fondamentale. Le rationalisme bachelardien ne se réduit pas au respect de quelques
principes logiques intangibles [20][20] RA, p. 9, 131, 132. ; il est toujours à constituer,
toujours à venir, il se produit et se renouvelle dans le mouvement même de l’activité
scientifique, conçue comme activité sociale et historique de production – à la fois
discursive et technique – de vérité.
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Nous avons affirmé que la vérité scientifique s’imposait comme « norme d’elle-même et
du faux ». Il s’agit désormais de déplier cette assertion. « Norme d’elle-même », d’abord.
Dire que la vérité s’affirme comme norme d’elle-même, c’est refuser l’existence d’un
critère ou d’une norme de vérité extérieurs à la vérité elle-même, et au procès de sa
production ; c’est refuser la possibilité d’une fondation transcendante de la vérité
scientifique (par exemple sur le mode d’une métaphysique dogmatique ou d’une théorie
criticiste de la connaissance). Il faut le redire : il n’existe pas de norme de vérité a priori ;
la vérité, dans son émergence chaque fois singulière, s’impose elle-même comme norme.
Pour clarifier les enjeux de cette pensée d’une auto-imposition de la vérité comme norme,
il est utile de la rattacher à l’expérience pédagogique, qui joue chez Bachelard un rôle
fondamental. Dire que la vérité n’est pas un fait mais une norme, ou une valeur, qui
s’impose d’elle-même, c’est refuser toute possibilité d’une imposition externe de la
vérité [21][21] RA, p. 11.. En tant qu’enseignant, je peux par la contrainte forcer un
cancre à me réciter le théorème de Pythagore, mais la « vérité » que je lui impose par mon
autorité n’est que de l’ordre du fait – c’est-à-dire qu’elle n’est pas au sens strict une vérité.
Pour que la vérité advienne comme telle dans l’esprit du cancre, pour qu’elle y fasse
norme, je ne dois pas lui imposer ou lui transmettre un contenu de vérité, mais créer en
lui les conditions d’émergence ou d’auto-production du vrai, de sorte que la vérité
illumine son esprit et s’impose d’elle-même comme une valeur de
rationalité [22][22] RA, p. 38.. Ce qui vaut pour le cancre vaut aussi pour n’importe quel
membre de la cité scientifique : pour que la vérité se répande ou se communique comme
telle, il est nécessaire que chacun refasse en soi-même l’épreuve de cette auto-production
du vrai comme norme [23][23] RA, p. 49. – en un « soi-même » sans cesse produit,
remodelé, transformé, par une succession d’épreuves dessinant une double ligne
d’objectivation et de subjectivation [24][24] RA, p. 54 et 104..
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Cette nécessité d’une épreuve singulière du surgissement de la vérité, indispensable à la
saisie et au partage de la vérité comme norme (non comme fait) est le premier point de
jonction entre la pensée bachelardienne de l’émergence du vrai et la pensée kantienne de
l’émergence du beau. L’un des enjeux fondamentaux de l’esthétique kantienne, pensé
sous la rubrique de l’ « universel sans concept », c’est en effet qu’il n’existe pas de critère
transcendant de la beauté permettant d’imposer a priori mon jugement de goût à autrui,
mais que la seule manière de partager ce jugement, et de lui conférer une universalité
effective (et non seulement virtuelle), c’est de mettre autrui en présence des conditions
d’émergence de la beauté, et d’attendre qu’il éprouve en lui-même ce sentiment de plaisir
qui permettra de déclarer l’objet beau. L’universalité, bien que revendiquée par mon
jugement de goût (c’est précisément cette prétention à l’universalité qui le distingue d’un
jugement portant sur l’agréable), n’est donc pas donnée d’emblée, au sens où elle n’est
pas garantie par un principe objectif déterminé : elle est seulement postulée, et doit se
construire de proche en proche, par une série d’expériences singulières ; elle doit se
répandre comme une étincelle boute le feu à une forêt. Cette universalité esthétique, qui
n’est pas donnée et imposable d’en haut, cette universalité transversale ou latérale, Kant
la pense sans cesse comme « seulement subjective », c’est-à-dire comme un défaut ou un
manque par rapport à sa propre conception d’une universalité logique et objective.
L’intérêt de l’œuvre de Bachelard est qu’elle nous permet de penser cette universalité
esthétique transversale non comme un défaut, mais comme une valeur
positive [25][25] RA, p. 44, 45, 58..
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Penchons-nous maintenant sur l’idée de la vérité comme « norme du faux », et précisons-
en d’emblée les conditions d’émergence. Bachelard tient pour essentielle la dimension
sociale de la science [26][26] RA, p. 6.. Le travail de production de vérité n’est pas, ou
n’est plus, un travail solitaire mettant aux prises un sujet et un objet [27][27] RA, p. 137. ;
c’est une entreprise collective qui s’accomplit dans une « cité scientifique », « union des
travailleurs de la preuve » que rassemble le partage d’une série d’outils et d’institutions
communes (dispositifs, instruments, livres, revues, manuels, etc.). À l’origine de
l’émergence du vrai, il y a donc toujours la relation à autrui, le partage ou la
communication de ce que Bachelard nomme un « événement de raison [28][28] RA, p.
44. » qui nous force à penser autrement, à corriger notre pensée antérieure, bref qui crée
en nous-mêmes une dissociation interne [29][29] RA, p. 25 et 65.. C’est l’apparition
d’une telle dissociation qui permet à Bachelard d’affirmer que l’esprit scientifique est
école [30][30] RA, p. 68.. « L’esprit est école », au sens où il n’advient qu’à la faveur
d’une scission interne entre psychisme rectifiant et rectifié, psychisme enseignant et
enseigné [31][31] RA, p. 26., psychisme normatif et contingent [32][32] Notons que cette
contingence peut affecter ce qui était.... Cette dissociation interne se double
nécessairement d’une sorte d’élan vers l’extérieur, d’un désir de partager ces événements
de raison qui sont à l’origine de l’émergence du vrai : Bachelard ne cesse en effet de
répéter qu’une vérité doit s’enseigner pour être parfaitement assurée d’elle-
même [33][33] RA, p. 12.. Aussi la dissociation interne, favorisée par la dimension
sociale de la science, se double-t-elle toujours d’une dissociation externe, et inversement :
la dissociation externe, l’application de l’esprit d’un maître sur celui d’un
disciple [34][34] Les positions de maître et disciple sont ici comprises... provoque elle-
même une nouvelle dissociation, interne à l’esprit du disciple, qui doit lui-même s’assurer
par l’enseignement de la possession d’une vérité nouvelle, etc.
24
C’est au sein d’un tel dispositif que l’idée d’un primat et d’une positivité de l’erreur prend
tout son sens. Cette théorie du primat de l’erreur nous renvoie à nouveau à la question des
normes et des valeurs. La vérité comme norme ne surgit pas dans un univers dépourvu de
valeurs, elle naît au sein d’une expérience qui est déjà elle-même polarisée, valorisée, par
une série d’investissements affectifs ou pragmatiques primordiaux. Sur ce point,
l’expérience pédagogique de Bachelard est à nouveau une source d’inspiration majeure :
le professeur de sciences qui s’adresse à une classe d’adolescents ne se trouve pas en face
d’une feuille blanche, mais en présence d’un savoir ou d’un (premier) genre de
connaissance déjà constitué. C’est pourquoi Bachelard affirmera qu’il est vain de vouloir
enseigner la physique ou les mathématiques « mathématiquement », axiomatiquement,
en feignant de partir de zéro, et en déniant cette positivité du premier genre – alors que
c’est précisément à partir d’elle qu’il faut travailler. Ces quelques remarques nous aident
à comprendre en quoi l’erreur possède une positivité propre : l’erreur ne désigne rien
moins que l’ensemble de ces investissements et valorisations primaires qui constituent la
matière du travail, toujours second, de rectification. Faire émerger la vérité comme
norme, c’est provoquer une rupture avec ce premier régime de normativité. On connaît la
virulence de la critique bachelardienne de l’opinion, qui « pense mal », « traduit des
besoins en connaissance » [35][35] Bachelard, La formation de l’esprit scientifique
[1938],.... Dire que la connaissance scientifique s’arrache à l’opinion, c’est dire qu’elle
fait émerger un domaine de normativité et d’intérêts nouveaux, détachés des intérêts
vitaux et pragmatiques premiers. En ce sens, s’il y a un plaisir lié à la rectification, celui-
ci pourra bien être qualifié de « désintéressé ». Désintéressé, non pas au sens où il serait
dénué de tout intérêt, mais au sens où il rompt avec les intérêts préexistants [36][36] RA,
p. 124., et fait émerger des intérêts et des valorisations d’un nouvel ordre [37][37] RA, p.
13., qui résultent de l’opération de rupture plutôt qu’elles ne la précèdent [38][38] RA, p.
24. (– ce qui était le cas dans le régime de l’opinion, définie comme traduction des
besoins, et donc des intérêts primordiaux, en connaissance). Inversement, on pourrait dire
que la science transforme la vérité en intérêt supérieur, et la dynamique de rupture en un
goût de la métamorphose. À ce niveau, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la
rupture avec l’opinion, qui s’accomplit laborieusement, et jamais une fois pour
toutes [39][39] Il ne s’agit pas d’une « coupure », et il existe mille..., se prolonge elle-
même, une fois atteinte une certaine maturité scientifique, en une rupture avec des normes
et des valorisations proprement scientifiques, désormais elles-mêmes affectées d’un
indice de contingence, et rectifiées pour élaborer un système de valeurs et d’intérêts
nouveaux [40][40] RA, p. 15..
25
À bien y regarder, les considérations précédentes nous font entrevoir la possibilité d’une
lecture « non-kantienne » de l’esthétique de Kant, la possibilité d’un élargissement ou
d’une généralisation des schèmes kantiens au-delà de leur domaine d’origine. Nous
commençons à apercevoir comment les notions de « désintéressement » et d’universalité
transversale « sans concept », dès lors qu’on les « dialectise », permettent de penser une
esthétique de la vérité. Reste à envisager le troisième moment important, celui d’une
finalité saisie sans représentation d’une fin [41][41] Nous laissons ici de côté le quatrième
moment, celui.... Le critère qui permet selon Kant de saisir cette finalité subjective et
formelle, finalité « sans concept » ou « sans fin », c’est le sentiment d’aisance et
d’harmonie des facultés de connaissance, qui se fortifient mutuellement dans leur libre
jeu. Cette idée de liberté, ou de libre jeu, est le corrélat de la pensée kantienne du « sans
concept ». Chez Kant, la connaissance est en effet pensée comme une domination de
l’imagination par l’entendement, qui entrave en quelque sorte l’activité spontanée de
l’imagination en lui prescrivant une règle ou une loi déterminée – c’est comme une telle
règle déterminée que se définit le concept empirique (le concept pur ou la catégorie étant
pour sa part définie comme la condition générale des règles, le fondement même de la
régularité). À l’inverse, le « sans concept » de l’esthétique kantienne désigne cette
situation où la règle normalement prescrite par l’entendement et ses concepts empiriques
ne trouve pas à se formuler ou à se boucler selon une configuration déterminée – ce dont
témoignent les étranges expressions qui émaillent la Critique de la faculté de juger,
comme celle de « légalité sans loi », ou de « schématisme sans concept ». À ce niveau,
sans doute encore plus qu’ailleurs, la tentative de rapprochement entre Bachelard et Kant,
entre la sphère de la vérité et celle de la beauté, apparaît comme une violence manifeste.
26
Les deux points à retravailler pour rapprocher Bachelard de Kant sont, d’une part, l’idée
d’une aisance et d’une fortification mutuelle des facultés en jeu (point à accentuer), et,
d’autre part, la présupposition qu’une faculté « inférieure », située du côté de la sensibilité
(c’est le cas de l’imagination, mais aussi de la mémoire), serait plus riche et plus puissante
dans son état de nature qu’à l’état de culture (point à contester). L’originalité de la
position de Bachelard est en effet de montrer, d’une part, que la rectification augmente la
rapidité et l’aisance de la pensée, de sorte que cette aisance et cette rapidité acquises sont
à la source d’une admiration réfléchie à l’égard de la vérité (qui émerge en les faisant
elles-mêmes émerger), et, d’autre part, que cette aisance des facultés « supérieures » ou
actives se double de l’aisance d’une faculté « inférieure » : la mémoire [42][42] La
question de la mémoire est l’un des meilleurs points... – le paradoxe étant que cette
aisance et cette puissance accrue ne caractérisent pas l’état de nature de la mémoire, mais
n’apparaissent que lorsque celle-ci se voit cultivée par la raison. L’idée fondamentale de
Bachelard est en effet que le temps se construit par une série de procédés techniques et
sociaux, et qu’en particulier la mémoire n’est rien sans un enchaînement ou un cadre de
raisons [43][43] RA, p. 33. qui lui permettent de se construire et de se
fortifier [44][44] RA, p. 26.. En ce sens, Bachelard affirmera qu’il faut comprendre pour
se souvenir, plutôt que de se souvenir pour comprendre [45][45] RA, p. 32.. L’émergence
de la vérité comme norme à la faveur du travail de rupture ou de rectification est donc du
même coup la source d’une réorganisation et d’une dynamisation rationnelles de la
mémoire [46][46] RA, p. 27.. Penser vrai, c’est penser vite, penser plus vite ; c’est aussi
se souvenir mieux, pouvoir faire défiler plus rapidement, et plus aisément, un passé –
réorganisé [47][47] RA, p. 37. – de connaissance.
27
***
28
À plusieurs reprises, nous avons affirmé la violence inhérente à la tentative de penser
une esthétique de la vérité à partir de la Critique de la faculté de juger. Il s’agit désormais
de déterminer avec précision sur quel point porte la violence, et quels en sont les enjeux.
Nous pensons avoir montré que la pensée bachelardienne de la vérité reprenait chacun
des quatre moments de l’analytique kantienne du beau, en leur faisant subir une plus ou
moins grande déformation lors du passage d’une sphère (celle de la beauté) à une autre
(celle de la vérité). Ainsi, l’universalité et la nécessité de la vérité sont « sans concept »,
c’est-à-dire sans garantie extérieure à l’émergence singulière du vrai : bien qu’un sujet
soit d’emblée convaincu du caractère universel et nécessaire de la vérité, qui s’impose à
lui à l’occasion du processus de rectification qu’inaugure le partage d’un événement de
raison, il lui est impossible d’imposer ou de transmettre comme telle cette vérité à autrui,
sans que ce dernier refasse pour son compte l’expérience singulière de l’émergence du
vrai. Il demeure néanmoins, et c’est là une différence manifeste entre Bachelard et Kant,
que cette émergence du vrai est intimement liée à l’ordre de la discursivité et à la
production de concepts déterminés, ce qui n’était pas le cas de l’émergence kantienne du
beau. De la même façon, le plaisir éprouvé lors de l’émergence du vrai, s’il résulte bien
du jeu harmonieux et de l’épreuve d’une fortification de facultés supérieure (raison) et
inférieure (mémoire), n’implique pourtant pas la situation de liberté (absence de
soumission de l’inférieur au supérieur, libre jeu) qui était le propre de l’expérience
kantienne du beau. Enfin, nous avons noté que le caractère désintéressé du plaisir lié à
l’émergence du vrai devait être saisi comme la négation ou le refoulement d’un premier
régime de normativité et d’intérêts, et comme la création d’un régime de valeurs et
d’intérêts nouveaux. (Sur ce dernier point, le passage de la beauté à la vérité semble plutôt
un prolongement qu’une violence à l’égard de la pensée kantienne, puisque Kant admet
lui-même que l’expérience esthétique puisse donner naissance à un intérêt nouveau.)
29
L’ensemble de ces déformations constitue une première étape dans la lecture « non-
kantienne » de l’analytique du beau. À s’en tenir à ce niveau, on pourrait toutefois se
demander quel est l’intérêt réel d’une telle opération. Nous avons certes réussi à conférer
à la vérité, telle que Bachelard la conçoit, un caractère proprement esthétique, en exhibant
– de façon plus ou moins heureuse – dans la structure de l’émergence du vrai les caractères
exposés par l’analytique kantienne du beau. Il nous semble toutefois que ce premier
transfert, de Kant à Bachelard, doit s’accompagner d’un second, de Bachelard à Kant. Il
s’agit en effet de maintenir l’idée que la vérité – dont la beauté intrinsèque suscite une
admiration réfléchie dans l’esprit rectifié participant à son émergence – n’a pas seulement
une portée subjective : la norme de vérité émergente n’est pas seulement norme de
rationalité, elle est toujours, et du même coup, norme d’objectivité. Selon Bachelard,
l’objectivité n’est pas donnée a priori : elle est elle-même le fruit d’un mouvement
incessant d’objectivation. C’est comme terme toujours provisoire d’un procès, et non
comme donnée originaire et immuable, qu’il convient de penser l’objectivité. Une telle
conception explique pourquoi Bachelard ne peut accepter la fondation « logique » de
l’objectivité accomplie dans la Critique de la raison pure [48][48] D’après Kant, le
fondement de l’objectivité réside.... Il semble toutefois possible de dégager, à partir de
Kant, une conception métaphysique alternative de l’objectivité : c’est sur ce point que
réside l’intérêt véritable d’une lecture non-kantienne de la Critique de la faculté de juger.
Pour y accéder, il faut faire subir à la troisième Critique une opération étrange, bien plus
violente que toutes celles qui précèdent : il s’agit de conférer une portée
proprement ontologique à l’ensemble des catégories dégagées par l’analytique du beau,
et de penser la quasi-objectivité « esthétique » [49][49] En parlant d’objectivité ou de
quasi-objectivité « esthétique »,... non plus comme défaut ou manque par rapport à une
norme « logique » d’objectivité, mais comme la seule norme possible et légitime
d’objectivité [50][50] Si Kant dégage un ordre esthétique d’objectivité (ou....
30
Dégager un nouveau mode, « esthétique », d’universalité et de nécessité, c’est-à-dire
d’objectivité [51][51] Les deux caractères de l’universalité et de la nécessité... : tel est
selon nous l’enjeu majeur de l’analytique kantienne du beau. Ici réside le véritable point
à généraliser, à « dialectiser », afin d’élaborer une conception « non-kantienne » – et
finalement « non-esthétique », car non-subjective – de l’esthétique. Cette objectivité ou
quasi-objectivité « esthétique », Kant nous dit qu’elle ne peut être saisie (ou imposée) a
priori comme étant liée à telle ou telle représentation, mais qu’elle doit être chaque fois
reconnue par la perception réfléchie, qu’elle doit chaque fois faire l’objet d’une
expérimentation (Versuch) singulière [52][52] Critique de la faculté de juger, Ak. V 191,
trad. fr..... C’est sur ce point fondamental que Bachelard permet de généraliser Kant : avec
Bachelard, c’est en effet la vérité elle-même, et plus seulement la beauté, qui doit faire
l’objet d’une expérimentation singulière pour s’avérer comme telle – comme vérité dans
sa normativité propre. Si Kant reste en deçà d’une position qu’il a lui-même ouverte, c’est
parce qu’il ne se satisfait pas du mode « esthétique » d’objectivité exposé dans
l’analytique du beau, mais cherche à le fonder, de façon essentiellement privative, à partir
des critères « logiques » d’objectivité posés dans la Critique de la raison pure.
L’universalité esthétique est dès lors pensée comme de l’universalité logique « moins
quelque chose », comme le versant « simplement subjectif » d’une universalité logique
qui est pour son compte toujours objective et subjective. C’est sur ce point qu’il faut
enfoncer un coin qui mène à Bachelard, et au-delà.
31
Notre conviction est en effet que la redéfinition « esthétique » de l’objectivité qui est à
l’œuvre dans l’analytique kantienne du beau, si on l’entend au sens fort comme
redéfinition de l’objectivité en général, implique une nouvelle pensée de l’universel, et
de la communauté qui se construit dans ce partage de l’universel : une pensée de
l’universel comme ce qui ne peut jamais être imposé d’en haut, mais doit être chaque fois
produit transversalement, de proche en proche, dans une série d’expériences singulières
qui font advenir une communauté de l’universel. Cette redéfinition « esthétique » de
l’objectivité, de l’universel et de la communauté qui lui correspond, constitue le corrélat
nécessaire d’une pensée qui ne conçoit plus la vérité comme révélation d’un réel
préexistant par un sujet déjà constitué, mais comme le corrélat d’une activité sociale et
historique de production qui est indistinctement production de connaissance, de réalité et
de subjectivité. Or c’est une telle pensée qui irrigue fondamentalement l’épistémologie
de Bachelard. En ontologisant les catégories de l’analytique du beau, on obtient la « non-
ontologie » correspondant à un monde en train de se faire pour des sujets en train de se
faire – monde qui est l’exact opposé de la nature dont l’« analytique des principes »
dessinait les contours. Les quatre moments de la table des catégories peuvent dès lors être
regroupés selon deux pôles :
1. catégories de l’objectivation (quantité et modalité) –
l’universalité et la nécessité « esthétiques » transversales,
postulées a priori mais demandant à être confirmées par un
partage effectif ou une série d’émergence singulières,
désignent le mode de constitution d’une objectivité en procès ;
2. catégories de la subjectivation (relation et qualité) – le jeu
harmonieux des facultés, transformées et augmentées par leur
usage effectif, se double du refoulement des intérêts et valeurs
primaires, et de l’institution d’un régime de normativité et de
valeurs d’un genre nouveau, définissant de nouvelles formes
de subjectivité.
Pure hérésie d’un point de vue kantien orthodoxe, une telle construction, qui n’est pas
sans beauté métaphysique, est aussi une réponse possible au soupçon de Canguilhem. En
transformant résolument la psychologie normative en esthétique de la vérité, il devient
peut-être possible de tracer cette voie moyenne – à mi-chemin du psychologisme, du
dogmatisme, et de la philosophie transcendantale – qui permet de tenir jusqu’au bout le
refus rationaliste d’une transcendance des normes d’objectivité.

Notes

[1]
G. CANGUILHEM, « Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard »,
dans Études d’histoire et de philosophie des sciences [1968], Paris, Vrin, 2002 (septième
édition augmentée), p. 200, 204, 205, 206.
[2]
BACHELARD, Le rationalisme appliqué [1949], Paris, PUF, « Quadrige », 2004
(désormais cité RA), p. 14-15.
[3]
RA, p. 45.
[4]
RA, p. 45-46.
[5]
RA, p. 97.
[6]
RA, p. 214.
[7]
G. DELEUZE-F. GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ? [1991], Paris, Minuit, 2003, p.
204-205. La note qui suit cette déclaration renvoie à « Kant, Critique du jugement, § 62 ».
[8]
Critique de la faculté de juger, AK V 188-192 ; trad. Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p.
50-54.
[9]
À savoir : qualité (plaisir désintéressé), quantité (universel sans concept), relation (finalité
sans fin), modalité (nécessité sans concept).
[10]
Un objet est pensé comme final lorsque sa représentation est considérée comme cause ou
présupposition de son existence : ainsi la représentation d’une maison, dans l’idée et les
plans de l’architecte, est-elle au fondement de l’existence de l’objet qui sera réalisé
suivant cette représentation. La causalité de la représentation ou du concept à l’égard de
l’objet étant précisément nommée finalité, on comprend que cette finalité ne semble – au
premier abord, du moins – pas pouvoir être perçue, mais qu’elle doive plutôt
être conclue d’une mise en relation de l’objet, du concept ou de la représentation de cet
objet, et de la conviction qu’il est impossible que l’objet ait pu être tel qu’il est sans que
cette représentation ou ce concept ait été posé au fondement de sa production.
[11]
Critique de la faculté de juger, § 62, AK V 365-366 ; trad. Philonenko, p. 282-283.
[12]
RA, p. 214.
[13]
RA, p. 8.
[14]
RA, p. 82 et 103. Cf. également D. LECOURT, Bachelard. Le jour et la nuit, Paris, Grasset,
1974, chap. II (« Les thèses philosophiques de Bachelard »).
[15]
Cf. sur ce point l’article « Critique préliminaire du concept de frontière
épistémologique », repris dans G. BACHELARD, Études [1970], Paris, Vrin, 2002, p. 69-
76.
[16]
Études, p. 79.
[17]
RA, p. 15.
[18]
RA, p. 25.
[19]
Cf. sur ce point le beau livre de D. GIL, Bachelard et la culture scientifique, Paris, PUF,
« Philosophies », 1993, p. 41 sq.
[20]
RA, p. 9, 131, 132.
[21]
RA, p. 11.
[22]
RA, p. 38.
[23]
RA, p. 49.
[24]
RA, p. 54 et 104.
[25]
RA, p. 44, 45, 58.
[26]
RA, p. 6.
[27]
RA, p. 137.
[28]
RA, p. 44.
[29]
RA, p. 25 et 65.
[30]
RA, p. 68.
[31]
RA, p. 26.
[32]
Notons que cette contingence peut affecter ce qui était auparavant perçu comme la marque
du normatif et de l’apodictique : il n’y a pas pour Bachelard de « coupure » définitive
entre le vrai et le faux, la norme et le fait, le nécessaire et le contingent, mais un travail
sans cesse repris de rupture et de rectification, qui fait du produit d’aujourd’hui la matière
première rectifiable de la production de demain.
[33]
RA, p. 12.
[34]
Les positions de maître et disciple sont ici comprises de façon purement structurelle, et
non réelle/académique, puisque selon Bachelard les membres de la cité scientifique sont
tour à tour maîtres et disciples les uns des autres.
[35]
BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique [1938], Paris, Vrin, 2004, p. 16 [14].
[36]
RA, p. 124.
[37]
RA, p. 13.
[38]
RA, p. 24.
[39]
Il ne s’agit pas d’une « coupure », et il existe mille formes possibles de résurgence de
l’opinion dans la science, puisque que l’opinion n’est pas une réalité substantielle, mais
une certaine configuration du rapport entre besoin, ou intérêt, et connaissance.
[40]
RA, p. 15.
[41]
Nous laissons ici de côté le quatrième moment, celui d’une nécessité « sans concept »,
qui n’est en effet qu’une reprise du second. Universalité et nécessité sont pour Kant les
deux conditions de l’a priori comme garantie de l’objectivité ; tout l’enjeu de l’analyse
kantienne du jugement de goût est de penser une quasi-objectivité du beau, qui ne peut
selon lui s’accomplir que sur un mode esthétique/subjectif et non logique/objectif.
[42]
La question de la mémoire est l’un des meilleurs points de jonction possible entre
l’épistémologie bachelardienne et sa métaphysique du temps. Exposée dans L’intuition
de l’instant [1932] et La dialectique de la durée [1936], cette métaphysique relève
davantage d’une chrono-technique de l’ordre et des rythmes temporels que d’une
phénoménologie de la conscience intime du temps.
[43]
RA, p. 33.
[44]
RA, p. 26.
[45]
RA, p. 32.
[46]
RA, p. 27.
[47]
RA, p. 37.
[48]
D’après Kant, le fondement de l’objectivité réside dans le système – exprimant l’exigence
purement formelle d’identité et d’unité de l’entendement dans son application à
l’expérience possible – des principes de l’entendement pur, qui délimitent a priori les
contours (les lois les plus générales) d’une nature.
[49]
En parlant d’objectivité ou de quasi-objectivité « esthétique », nous n’entendons pas
désigner une objectivité « faible », seulement régionale (l’objectivité des objets
considérés comme beaux), mais bien un nouveau mode de constitution de l’objectivité en
général.
[50]
Si Kant dégage un ordre esthétique d’objectivité (ou de quasi-objectivité) séparé de
l’ordre logique, il se sent constamment obligé de fonder l’esthétique sur le logique,
considéré comme porteur de la véritable norme d’objectivité. Ainsi, la possibilité générale
d’une prétention à l’universalité du jugement de goût (fondé sur le sentiment d’aisance et
de libre jeu des facultés dans l’appréhension d’un objet singulier) est-elle légitimée par le
fait que les conditions de la réflexion (l’entente cordiale entre imagination et entendement
en vue de la formation d’un concept de l’objet) valent universellement et a priori, et que
sans elles il n’y aurait pas de connaissance empirique, c’est-à-dire pas d’objectivité
« logique », donc pas d’objectivité tout court : « […] la cause de ce plaisir se trouve dans
la condition universelle, quoique subjective, des jugements réfléchissants, je veux dire
dans l’accord final d’un objet (qu’il soit un produit de la nature ou de l’art) avec le rapport,
exigé pour toute connaissance empirique, des facultés de connaître entre elles (de
l’imagination et de l’entendement). […] il repose simplement sur la réflexion et les
conditions universelles, quoique seulement subjectives, de l’accord de celle-ci avec la
connaissance des objets en général, pour lesquelles la forme de l’objet est finale »
(Critique de la faculté de juger, « Introduction », VII, Ak. V, 191, trad. fr. Philonenko, p.
53-54).
[51]
Les deux caractères de l’universalité et de la nécessité sont présentés dès la Critique de
la raison pure comme le critère même de l’a priori, qui est précisément la condition ou
la garantie ultime de l’objectivité. Ainsi, c’est sa conformité aux principes de
l’entendement pur qui confère à un jugement singulier son objectivité propre. « Un
jugement d’expérience singulier, par exemple le jugement de celui qui perçoit une goutte
d’eau mobile dans un cristal de roche, exige à bon droit que chacun l’admette, parce qu’il
a été porté selon les conditions universelles de la faculté de juger déterminante d’après
les lois d’une expérience possible en général » (Critique de la faculté de juger,
« Introduction », VII, Ak. V, 191 ; trad. fr. Philonenko, p. 53).
[52]
Critique de la faculté de juger, Ak. V 191, trad. fr. Philonenko, p. 54.
Pour citer cet article
Pieron Julien, « Pour une esthétique de la vérité. De Kant à Kant en passant par
Bachelard », Philosophie, 4/2013 (N° 119), p. 64-77.

URL : http://www.cairn.info.sci-hub.bz/revue-philosophie-2013-4-page-64.htm
DOI : 10.3917/philo.119.0064

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