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L’angoisse est le fondement de toute recherche et celle que je vous présente aujourd’hui
n’échappe pas à la règle. Mon intérêt pour les groupes en ligne s’enracine dans un
monde que l’on appelle Usenet. Usenet a longtemps été à la fois le bazar et la cathédrale
de l’Internet. La netiquette y a été inventée, c’est là que Tim Berners-Lee, Jarko
Oikarinen ou encore Linus Torwald viennent y présenter leurs idées…
Usenet a été pour moi un autre monde et c’est pourquoi je l’ai d’emblée reconnu comme
mien. Les accidents de ma biographie ne pouvaient que me faire aimer l’endroit : on est
ici et là-bas. En étant ici, je pouvais me penser là-bas et en étant là-bas, je pouvais
penser à ce que j’étais ici. Les questions de choix ne se posent pas comme dans l’espace
physique et cela a été pour moi un havre de paix.
Comme psychothérapeute, il m’arrive de travailler avec des groupes d’enfants, et j’ai été
frappé par les parallèles que l’on pouvait faire entre ce que l’on observe ici et ce que
l’on observe là : l’emprise, la haine, l’agression, mais aussi la plus grande générosité, les
mises en commun et en partage, l’établissement de règles du bien-vivre y sont dans un
cas comme dans l’autre d’observation banale. Il ne s’agit pas seulement de Usenet. Une
Flame War de trop m’a fait demander l’asile politique au Web. Les groupes web que j’y
ai créé, ceux auxquels je participe, tout comme les listes de diffusion fonctionnent sur
les mêmes principes groupaux.
De 1897 à 1905, Freud met peu à peu au jour les fondations de sa théorie. Il découvre
que le rêve fait partie d’un ensemble complexe d’éléments qui appartiennent à la fois à
la psychologie individuelle (les lapsus, les actes manqués, les mots d’esprits) et à la
psychologie des peuples (les contes, les mythes). Ce que Freud expose, c’est que ces
éléments sont des élaborations par lesquelles des éléments de l’inconscient sont mis en
forme pour pouvoir être représentés auprès de la conscience où ils pourront, le cas
échéant, trouver satisfaction. Le rêve, comme « voie royale d’accès à l’inconscient » est
le modèle privilégié de ce travail de représentation et de symbolisation.
Comme dans le rêve, le cyberespace est un espace de régression. La régression que l’on
observe en ligne est d’abord formelle. Cette régression est favorisée par le réseau qui
nous nous prive de l’humanité du visage, de son épiphanie (Lévinas). Sur Internet, le
visage de l’autre, dans sa fragilité, dans son exposition et sa vulnérabilité à la violence,
n’est plus là pour dire l’interdit du meurtre et la nécessaire responsabilité que chacun a
de l’autre. C’est là une des origines de la violence que l’on peut observer en ligne. Sans
visage, l’Internet retourne à ce qu’il est : un mode de calculs, de computations, de
machines.
Enfin, la régression est topique. En ligne, le surmoi semble se dissoudre. Les exemples
abondent dans lesquels une personne ou un groupe se laissent aller à l’agressivité ou
l’érotisation. L’expression des émotions est également facilitée : les /hug ont beau être
« virtuels », ils sont donnés avec la même charge et même intensité inconsciente qu’une
accolade.
D’une façon générale, les souriards, les acronymes, les LOLcats et autres FAIL ! qui
apparaissent dans un message sont une mesure de la régression.
Les mythes ont pour propriété de fonctionner comme une colle sociale : ils aident à
agréger des individus en des groupes sociaux. Toute personne partageant avec une autre
un mythe fait partie avec elle d’un groupe.
Des figures ont ainsi été forgées pour représenter et donner sens à ce qui a été vécu en
commun et parfois partagé. D’autres sont des emprunts à des imaginaires déjà
structurés.
C’est ainsi que l’imaginaire de l’heroic fantasy et de la science-fiction ont été mis à
contribution : dans les Terres du Milieu comme sur l’Internet, on trouve des trolls, des
sorciers, des firewalls, ou des vers.
Si cette histoire intéresse plus d’un, c’est parce qu’elle est d’un bout à l’autre une
histoire œdipienne. Le buzz est le signe de la mise en place d’une résonance
fantasmatique à partir du fantasme initial. Bien sûr, chacun est appelé différemment.
Certains seront plus sensibles à la figure du pilote, d’autres s’identifieront aux passagers,
d’autres retiendront la panne moteur, d’autres seront marqués par l’avion étendu dans le
fleuve… Le thème général de L’avion dans l’Hudson se décline en une cascade de
motifs dans lesquels chacun peut se reconnaître.
Les réseaux comme Twitter sont des espaces rêvés pour de tels phénomènes. Ce qui est
transmis, ce n’est jamais que de l’information mais aussi des émotions, des fantasmes,
des imaginaires. En ligne, la résonance peut être maximale parce qu’il est facile de
trouver d’autres personnes qui résonneront sur le même thème ou un thème voisin. Par
ailleurs ceux chez qui le fantasme suscite des attitudes défensives n’ont pas à attaquer
les autres puisqu’ils peuvent se tenir (et être mis) à l’ écart. C’est en fonction de sa
capacité à agréger le plus de monde que sa diffusion se fait ou pas, tandis que dans le
monde hors ligne, le point de départ est donné en fonction de celui qui porte le fantasme.
Cela fait des mondes numériques des mondes particulièrement ouverts à la transmission
sous toutes ses formes : des plus secondarisées aux plus archaïques.
Les eGroupes
Tout groupe est doublé d’un groupe de base : groupe nocturne, souterrain, inconscient,
dont le fonctionnement et les buts peuvent être en synergie ou en opposition aux buts
que le groupement se donne consciemment. Ce groupe de base fonctionne selon des
fonctionne selon quelques hypothèses de base : dépendance, couplage et attaque fuite.
Dans l’hypothèse de base Attaque – Fuite, les membres du groupe se réunissent soit
pour combattre soit pour fuir. L’Attaque-Fuite est une mise en forme de la destructivité
primaire et de l’envie. Elle constitue un objet dont il faut se protéger et elle protège le
groupe en défléchissant la haine et l’envie sur un objet extérieur.
Enfin, dans l’hypothèse de base Couplage, le groupe est dans une attente messianique
d’un objet qui viendrait le satisfaire. Cet objet peut être aussi bien une personne qu’une
idée, mais dans tous les cas, il importe que l’attente ne soit pas satisfaite. Le leader y est
vécu comme encore « non-né »
Toute situation de groupe est crisogène car elle met à l’épreuve les individus dans leur
identité et dans leurs alliances. Elle s’organise selon deux ligne de force. La première
donne la prévalence au même, à la diminution des différences et à l’assignation stricte
des places. A cette modalité isomorphique s’oppose un appareillage homomorphique
dans lequel la différence des membres des groupes est mieux reconnue. Les groupes
s’organisent en fonction d’organisateurs socio-culturels qui leur donnent des sortes de
patrons : le Commando, le Phalanstère ou encore le Radeau de la méduse en sont
quelques exemples.
Les eGroupes ont par rapport aux groupes que nous connaissons habituellement des
caractéristiques qui tiennent au lieu dans lequel ils se forment 1. Leur taille d’abord, qui
peut aller jusqu’à plusieurs centaine d’individus. Le fait, ensuite, que l’on s’y parle en
écrivant, ce qui donne un style tout à fait particulier aux échanges, l’escamotage des
corps, qui ouvre aux flambées de l’imaginaire, la conservation des échanges, qui rend
l’oubli si difficile, la possibilité de changer d’identité qui facilite et complique la
rencontre avec l’autre , l’insertion dans un autre temps et un autre espace qui suspend les
échanges dans une sorte de présent infini sont ce qui les rend si particulier.
Kat NAGEL a donné une bonne description du cycle de vie d’une mailing-list en six
étapes qui vont de l’enthousiasme initial des premiers membres à la maturité. Entre ces
deux moments, la mailing-list passe par l’évangélisme, la croissance, la communauté,
l’inconfort posé par la diversité, et, s’il ne trouve pas l’issue vers la maturité, la
stagnation. Curieusement, Kat Nagel ne semble pas envisager qu’une mailing-list puisse
mourir. Il ne donne pas non plus d’éléments qui permettent de comprendre comment le
groupe peut passer d’une étape à une autre. Sa description est cependant suffisamment
solide et peut être sans difficulté étendue à tous les eGroupes. Je la reprends, en la
modifiant quelque peu, et en précisant quelques éléments 2.
1
Cf. Le cyberspace, un espace psychique. LEROUX, Y. http://psyapsy.org/index.php?
option=com_content&task=view&id=101&Itemid=34
Ce n’est que par commodité didactique que les différentes étapes sont ordonnées vers un
développement de plus en plus harmonieux. Dans les faits, une fois que le groupe est
créé, toutes les étapes peuvent être traversées sans ordre prédéterminé. Un groupe peut
être créé, et péricliter immédiatement. D’autres ne semblent exister que pour vivre dans
des guerres intestines éternelles. D’autres affichent une bonne santé éclatante et
essaiment dans le net entier. Il s’agit donc plus de moments dynamiques, que d’étapes à
proprement parler.
1. Fondation. Un eGroupe est créé ; il est doté par son fondateur d’une tache primaire.
Les premiers membres sont enthousiastes et s’auto-congratulent à la fois d’être là et
d’avoir un espace où échanger à propos d’un objet, d’un intérêt, où d’un désir qu’ils ont
en commun. Les messages sont autant de palpations qui permettent à chacun de
découvrir l’autre.
L’idée du nouveau groupe peut avoir été discutée dans une autre mailing-list, sa création
passer par des processus précis comme sur Usenet, le fondateur est toujours un
personnage particulier du groupe. Usenet mis à part, il a le pouvoir d’inclure ou
d’exclure des nouveaux membres, d’accepter ou de refuser des messages. Il a créé la
liste. Il peut tout aussi bien la fermer, où la détruire 3.
2. Expansion. Des stratégies pour rendre le groupe plus attrayant afin de recruter
d’autres personnes sont discutées. La priorité est la croissance du groupe et toutes les
énergies sont concentrées pour atteindre ce but. Les membres sont impatients de voir le
groupe « fonctionner » c'est-à-dire qu’il transporte de nombreux messages. Il y a, dans
ce moment des eGroupes, quelque chose de l’imaginaire vampirique : il faut s’étendre,
s’agrandir, s’accroître. A cet hybris de la viralité, on peut donner deux raisons. La
première est que le groupe se vit encore dans l’élation des débuts : il y a quelque de bon
à être en commun et il faut le faire partager au maximum de monde. La seconde consiste
en un contre-investissement des mouvements agressifs qui ont commencé à poindre à
partir du moment ou les membres du groupe se découvraient peu à peu. L’expansion est
une réponse au malaise suscité par la mise en groupe. Elle permet de satisfaire des
mouvements agressifs à l’extérieur du groupe ou de prendre des postures
mégalomaniaques qui sont figurés dans le groupe par des fantasmes de conquête (le
groupe va s’étendre, être indispensable etc.) Cela permet surtout d’éviter de se centrer
sur le groupe lui-même qui, en dehors d’un idéal commun, reste très peu organisé et très
fragile. Chacun semble lui tourner le dos, tant le trou noir qui semble lui servir de centre
est angoissant. Pourtant, pour que le groupe survive, il faudra bien se confronter aux
autres, à la rivalité, à l’identification, à l’inconnu, au chaos puis à la dépression.
Dans son mouvement d’expansion, le eGroupe rencontre d’autre eGroupes avec lesquels
des relations de rivalité, de coopération ou d’ignorance se nouent. La possibilité, sur
Internet, de s’adresser facilement sur plusieurs groupes à la fois, est une de ses grandes
richesses car les possibilités de contacts pour un sujet en sont multipliées. Mais cela
pose également des difficultés tant individuelles que groupales. Du point de vue de
l’individu, la multiplicité impose des occasions de travail psychique. Sur Internet, le
2
« The Natural Life Cycle of Mailing Lists », NAGEL, K. http://www.rider.edu/suler/psycyber/lifelist.html
3
Lorsqu’une liste est fermée, l’envoi de messages devient impossible, mais la consultation des messages archivés peut être
autorisée. Lorsqu’elle est détruite, les archives le sont également.
sujet est le message, ce qui ne manque pas de soumettre le Self à la diffraction et au
morcellement. Plus le groupe est important, plus les occasions de contacts et donc de
satisfactions libidinales et agressives, sont importantes. Mais les occasions d’angoisse le
sont tout autant : angoisse de perdre les liens que l’on a noué, angoisse de ne pas être
aimé, angoisse de persécution. Du point de vue des eGroupes, cela donne naissance à
des groupes transversaux, informels, plus ou moins durables et qui sont autant de rivaux
potentiels.
La morphologie du groupe évolue, et il peut accueillir une vie imaginaire plus complexe.
Au chaos des débuts succèdent les romans du groupe. Amitiés et inimitiés se nouent –
parfois jusqu’en dehors du groupe. Des leaders émergent, et sont combattus. Les
énergies sont encore distribuées au groupe mais il s’agit maintenant moins de sa
croissance que de lui assurer un bon fonctionnement.
8. Mort. Parfois, les eGroupes meurent. La mailing-list est fermée, et les archives sont
détruites. C'est-à-dire qu’il n’y a plus de lieu où les messages sont centralisés et
archivés. Le eGroupe repart au néant de l’éparpillement initial. Parfois, le nombre de
message se tarit et le groupe devient silencieux. De temps à autres, un audacieux brise le
silence. Quelques messages zèbrent le groupe, qui repart bientôt dans son mutisme.
Cette solution est la plus banale, car rares sont les eGroupes qui sont détruits, et lorsque
cela arrive c’est toujours dans des situations de crise aigue. Techniquement, seul le
fondateur en a le pouvoir, et généralement il répugne à le faire. La solution adoptée est
donc le souvent le laisser faire. Le eGroupe existe, mais dans les faits n’est ni investi ni
utilisé. C’est une sorte de vaisseau fantôme que plus rien n’anime hormis les
mouvements de déliaison. Contrairement aux moments initiaux où chaque message
entraînait des mouvements de croissance, ce sont maintenant des mouvements
d’involution répondent aux tentatives de discussion.
Le silence qui règne parfois sur les eGroupe indique que sa morphologie a changé. Ses
membres, pour des raisons a la fois individuelles et groupales, ont formé, à l’intérieur
même du groupe, un autre groupe : celui des lukeurs. Le lurkeur est celui qui dont la
participation au groupe se limite à l’observation des débats. Ils constituent le fond
syncrétique sur lequel le groupe s’étaie. Ils en sont en quelque sorte l’inverse. Dans les
situations de mort groupale, le eGroupe et son inverse s’équivalent et se superposent. La
fermeté et la constance avec lesquelles le silence est maintenu laisse penser qu’une
fonction groupale est ici accomplie.
On est frappé, au terme de ce rapide point de vue génétique sur les eGroupes, de leur
difficulté a se stabiliser autour d’un organisateur et de leur fragilité qui se traduit par des
oscillations rapides organisation <> désorganisation. Un autre point, aussi, étonne. C’est
le peu d’importance qui est finalement donné au fondateur de la liste. Hormis
l’impulsion de départ, il est rapidement ramené au même niveau que les autres membres
du groupe. L’idéologie de l’Internet – le « tous égaux » - et le fait que rapidement, au fil
de sa croissance, les premières figures du groupe tendent à être perdues de vue, y sont
certainement pour beaucoup. Enfin, leur structure ouverte les soumet à l’afflux constant
de nouveaux venus (ou simplement au fantasme que « quelqu’un arrive ») et donc à des
réaménagements incessants. Il est rare qu’un eGroupe arrive à la stabilité donnée par
organisateur oedipien. Lorsque cela arrive, la liste est généralement fermée, ou
organisée autour d’un projet de travail. Cela s’observe beaucoup dans les groupes de la
mouvance de l’open-source où les fruits de travail de quelques uns est mis à la
disposition du plus grand nombre. Là, dans le havre réalisé par la clôture du groupe, ou
par le refoulement nécessaire à la réalisation d’un travail à faire, une imago se dégage et
organise le groupe. Elle se superpose souvent à celle du fondateur.