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La psychanalyse est elle soluble dans l’Internet 

La cantine. 16 juin 2010. Yann Leroux

L’angoisse comme méthode

L’angoisse est le fondement de toute recherche et celle que je vous présente aujourd’hui
n’échappe pas à la règle. Mon intérêt pour les groupes en ligne s’enracine dans un
monde que l’on appelle Usenet. Usenet a longtemps été à la fois le bazar et la cathédrale
de l’Internet. La netiquette y a été inventée, c’est là que Tim Berners-Lee, Jarko
Oikarinen ou encore Linus Torwald viennent y présenter leurs idées…

Usenet a été pour moi un autre monde et c’est pourquoi je l’ai d’emblée reconnu comme
mien. Les accidents de ma biographie ne pouvaient que me faire aimer l’endroit : on est
ici et là-bas. En étant ici, je pouvais me penser là-bas et en étant là-bas, je pouvais
penser à ce que j’étais ici. Les questions de choix ne se posent pas comme dans l’espace
physique et cela a été pour moi un havre de paix.

Usenet est organisé en groupes de discussion regroupés dans des hiérarchies. La


création, la destruction, et le fonctionnement des groupes sont régis par des règles
précises. L’endroit dispose d’une histoire riche en hauts faits et l’on y apprend au
quotidien les petits riens qui font l’art d’avoir toujours raison cher à Schopenhauer.
Usenet, c’est le salon de Mme Marie-Thérèse Geoffrin, c’est le Café du Commerce,
c’est la Place Publique, c’est le lieu de figures comme le Troll, le Lurker, la Flame War.
C’est un lieu de plaisir et d’angoisse. C’est un lieu social. En un mot, c’est un groupe.

Comme psychothérapeute, il m’arrive de travailler avec des groupes d’enfants, et j’ai été
frappé par les parallèles que l’on pouvait faire entre ce que l’on observe ici et ce que
l’on observe là : l’emprise, la haine, l’agression, mais aussi la plus grande générosité, les
mises en commun et en partage, l’établissement de règles du bien-vivre y sont dans un
cas comme dans l’autre d’observation banale. Il ne s’agit pas seulement de Usenet. Une
Flame War de trop m’a fait demander l’asile politique au Web. Les groupes web que j’y
ai créé, ceux auxquels je participe, tout comme les listes de diffusion fonctionnent sur
les mêmes principes groupaux.

Pourquoi ne pas en faire un objet d’étude, voire de thèse ? Il y a à cela plusieurs


difficultés qui ne sont pas tout à fait résolues. La théorie et la méthode utilisées – la
psychanalyse des groupes – n’a jamais été exportée dans le cyberespace. Un tel transfert
est il possible ? La psychanalyse est elle soluble dans le cyberespace ? Le psychanalyste
de groupe dispose d’un setting particulier qui lui permet de rêver le groupe. Disposons-
nous de la même chose en ligne ?
Voilà ma thèse : nous pouvons nous appuyer sur un imaginaire de l’Internet. Un
imaginaire dont il est à la fois l’objet et le producteur. L’Internet est comme un rêve, il
est, pour reprendre les mots de Gibson « une hallucination consensuelle ». L’Internet
produit des néologismes, des discours, des figures, qui représentent, signifient et
encodent les inconscients individuels et collectifs. Sur Internet aussi, « Des récits
marchent devant les pratiques sociales pour leur ouvrir un champ  » (Michel de
Certeau)

L’analogie du cyberespace et du rêve

De 1897 à 1905, Freud met peu à peu au jour les fondations de sa théorie. Il découvre
que le rêve fait partie d’un ensemble complexe d’éléments qui appartiennent à la fois à
la psychologie individuelle (les lapsus, les actes manqués, les mots d’esprits) et à la
psychologie des peuples (les contes, les mythes). Ce que Freud expose, c’est que ces
éléments sont des élaborations par lesquelles des éléments de l’inconscient sont mis en
forme pour pouvoir être représentés auprès de la conscience où ils pourront, le cas
échéant, trouver satisfaction. Le rêve, comme « voie royale d’accès à l’inconscient » est
le modèle privilégié de ce travail de représentation et de symbolisation.

Il y a entre en rêve et le cyberespace quelques analogies.

Comme dans le rêve, le cyberespace suppose un certain désinvestissement de la réalité


extérieure. La réalité se réduit à l’environnement de travail : périphériques, écran et ce
qui se passe au-delà sont surinvestis au détriment de l’environnement immédiat.
L’utilisateur se réduit à la fenêtre de son application.

Comme dans le rêve, le cyberespace est un espace de régression. La régression que l’on
observe en ligne est d’abord formelle. Cette régression est favorisée par le réseau qui
nous nous prive de l’humanité du visage, de son épiphanie (Lévinas). Sur Internet, le
visage de l’autre, dans sa fragilité, dans son exposition et sa vulnérabilité à la violence,
n’est plus là pour dire l’interdit du meurtre et la nécessaire responsabilité que chacun a
de l’autre. C’est là une des origines de la violence que l’on peut observer en ligne. Sans
visage, l’Internet retourne à ce qu’il est : un mode de calculs, de computations, de
machines.

La régression est ensuite temporelle. Devant la radicale inconnue du cyberespace,


chacun retourne à ce qu’il connaît. Cela peut être des identifications : on s’y invente et
réinvente des identités qui, pour imaginaires puissent elles être sont du point de vue de
l’inconscient tout à fait réelles. Cela peut aussi être des positions de relations d’objets.
L’investissement de l’Internet et des objets qu’il contient se fait en fonction des fixations
prévalentes de chacun. Certains y voient l’occasion d’y exercer leur maîtrise, d’autres ne
sont en lien qu’avec des objets partiels, d’autres y rejouent leurs angoisses de
prédilection etc.

Enfin, la régression est topique. En ligne, le surmoi semble se dissoudre. Les exemples
abondent dans lesquels une personne ou un groupe se laissent aller à l’agressivité ou
l’érotisation. L’expression des émotions est également facilitée : les /hug ont beau être
« virtuels », ils sont donnés avec la même charge et même intensité inconsciente qu’une
accolade.

D’une façon générale, les souriards, les acronymes, les LOLcats et autres FAIL ! qui
apparaissent dans un message sont une mesure de la régression.

Comme le rêve, le cyberespace est un espace autre. Dans le cyberespace, le temps et


l’espace sont régis par des lois toutes autres que dans l’espace tangible. Nous sommes
moins soumis en ligne au déroulement du temps : nous pouvons faire et défaire, revenir
en arrière, et même programmer des événements dans le futur. La distance n’a pas
beaucoup de sens. Elle est remplacée par la bonne connexion (ping) avec le serveur. Les
lois de la physique peuvent ne plus être valables : il est possible de voler, de faire des
sauts extraordinaires, d’avoir plusieurs corps et d’en changer facilement, de partager une
identité avec d’autres exactement comme dans nos rêves.

L’imaginaire du cyberespace – mythes et autres contes merveilleux de l’Internet

Un groupe est un appareil à transformer les réalités psychiques individuelles en réalité


psychique de groupe. Cet appareil effectue un travail de liaison, de combinaison et de
transformation des psychés. Il produit un imaginaire qui figure, représente et signifie
l’histoire du groupe, ses origines et ses buts. Cet imaginaire peut prendre la forme du
rêve, du mythe, de l’utopie ou de l’idéologie.

Les mythes ont pour propriété de fonctionner comme une colle sociale : ils aident à
agréger des individus en des groupes sociaux. Toute personne partageant avec une autre
un mythe fait partie avec elle d’un groupe.

Du Premier Viol dans le Cyberespace en passant par Le Grand Renonmage ou Un coup


parfait, le cyberespace regorge de Grandes Histoires qui sont maintenues sur le réseau et
transmises comme des biens précieux. C’est précisément le cas : ce sont des biens
précieux, car ce sont les mythes par lesquels les digiborigènes donnent une origine à leur
monde et des explications à ce que qu’ils vivent. On ne peut qu’être frappé de leur
parenté avec les mythes ou les contes telles que nous le décomposent les classifications
de Vladimir Propp ou d’Aarne et Thompson. Internet ne cesse de se raconter, de forger
sa légende parfois même au moment ou les événements se produisent.

Des figures ont ainsi été forgées pour représenter et donner sens à ce qui a été vécu en
commun et parfois partagé. D’autres sont des emprunts à des imaginaires déjà
structurés.

C’est ainsi que l’imaginaire de l’heroic fantasy et de la science-fiction ont été mis à
contribution : dans les Terres du Milieu comme sur l’Internet, on trouve des trolls, des
sorciers, des firewalls, ou des vers.

Par exemple, la photographie de Janis Krums légendée « There is a plane on the


Hudson. I am on the ferry to pick up the people. Crazy.» fonctionnera comme le signe
de l’émergence d’une nouvelle force. Avec Twitter, l’intelligence de chacun s’étend au
monde entier, et il n’est pas d’événement dont nous ne puissions être avertis. Si
l’histoire de L’avion Dans l’Hudson a fait l’objet de tant de transferts (fowards et autres
retwitts) et de manipulations, c’est aussi parce qu’elle résonne en chacun. Chaque
personne qui a fait suivre cette histoire sur un de ses réseaux sociaux est une personne
dont l’intérêt conscient et inconscient a été suffisamment éveillée. L’avion dans
l’Hudson vient à point nommé : dans un monde confronté à plusieurs guerres, a une
récession économique dont nous savons tous qu’elle sera éprouvante, à la raréfaction des
énergies fossiles, qui ne rêverait d’un Chesley Sullenberger pour nous assurer d’un
atterrissage en douceur ?

Si cette histoire intéresse plus d’un, c’est parce qu’elle est d’un bout à l’autre une
histoire œdipienne. Le buzz est le signe de la mise en place d’une résonance
fantasmatique à partir du fantasme initial.  Bien sûr, chacun est appelé différemment.
Certains seront plus sensibles à la figure du pilote, d’autres s’identifieront aux passagers,
d’autres retiendront la panne moteur, d’autres seront marqués par l’avion étendu dans le
fleuve… Le thème général de L’avion dans l’Hudson se décline en une cascade de
motifs dans lesquels chacun peut se reconnaître.

On appelle en psychanalyse résonance fantasmatique inconsciente (Foulkes, 1948;


Anzieu, 1984)  le processus par lequel un groupe s’ organise autour d’un fantasme
individuel. Dans les groupes hors ligne, le fantasme organisateur est donné par un
membre privilégié du groupe. Le groupe garde cette organisation tant que le fantasme
initial suscite un écho suffisant dans le groupe et que ceux qui ne se sentent pas
concernés restent dans une position passive et périphérique. Elle cesse soit parce qu’elle
n’est plus suffisamment investie soit parce qu’elle mobilise des attitudes défensives chez
les autres.

Les réseaux comme Twitter sont des espaces rêvés pour de tels phénomènes. Ce qui est
transmis, ce n’est jamais que de l’information mais aussi des émotions, des fantasmes,
des imaginaires. En ligne, la résonance peut être maximale parce qu’il est facile de
trouver d’autres personnes qui résonneront sur le même thème ou un thème voisin. Par
ailleurs ceux chez qui le fantasme suscite des attitudes défensives n’ont pas à attaquer
les autres puisqu’ils peuvent se tenir (et être mis) à l’ écart. C’est en fonction de sa
capacité à agréger le plus de monde que sa diffusion se fait ou pas, tandis que dans le
monde hors ligne, le point de départ est donné en fonction de celui qui porte le fantasme.
Cela fait des mondes numériques des mondes particulièrement ouverts à la transmission
sous toutes ses formes : des plus secondarisées aux plus archaïques.

Les eGroupes

Tout groupe est doublé d’un groupe de base : groupe nocturne, souterrain, inconscient,
dont le fonctionnement et les buts peuvent être en synergie ou en opposition aux buts
que le groupement se donne consciemment. Ce groupe de base fonctionne selon des
fonctionne selon quelques hypothèses de base : dépendance, couplage et attaque fuite.

Dans l’hypothèse de base Attaque – Fuite, les membres du groupe se réunissent soit
pour combattre soit pour fuir. L’Attaque-Fuite est une mise en forme de la destructivité
primaire et de l’envie. Elle constitue un objet dont il faut se protéger et elle protège le
groupe en défléchissant la haine et l’envie sur un objet extérieur.

Dans l’hypothèse de base Dépendance, le groupe dépend imaginairement d’un leader


pour son fonctionnement, sa protection, son exigence. La culture de ce groupe est basée
sur la croyance qu’il existe un objet mature qui sert de modèle au groupe et dont il est en
droit d’attendre la satisfaction de ses besoins. La situation de dépendance suscite autant
de soulagement que de rage.

Enfin, dans l’hypothèse de base Couplage, le groupe est dans une attente messianique
d’un objet qui viendrait le satisfaire. Cet objet peut être aussi bien une personne qu’une
idée, mais dans tous les cas, il importe que l’attente ne soit pas satisfaite. Le leader y est
vécu comme encore « non-né »

Toute situation de groupe est crisogène car elle met à l’épreuve les individus dans leur
identité et dans leurs alliances. Elle s’organise selon deux ligne de force. La première
donne la prévalence au même, à la diminution des différences et à l’assignation stricte
des places. A cette modalité isomorphique s’oppose un appareillage homomorphique
dans lequel la différence des membres des groupes est mieux reconnue. Les groupes
s’organisent en fonction d’organisateurs socio-culturels qui leur donnent des sortes de
patrons : le Commando, le Phalanstère ou encore le Radeau de la méduse en sont
quelques exemples.

J’appelle groupe en ligne ou eGroupe l’ensemble constitué par un dispositif en ligne


(forum, bavardoir, messagerie instantanée, mail, wiki) et un groupe. Chaque dispositif,
par ses caractéristiques, arrange et met en ordre de façon spécifique des éléments du
cyberspace ; chaque dispositif dispose pour chacun et pour l’ensemble : le temps,
l’identité et la mémoire.

Les eGroupes ont par rapport aux groupes que nous connaissons habituellement des
caractéristiques qui tiennent au lieu dans lequel ils se forment 1. Leur taille d’abord, qui
peut aller jusqu’à plusieurs centaine d’individus. Le fait, ensuite, que l’on s’y parle en
écrivant, ce qui donne un style tout à fait particulier aux échanges, l’escamotage des
corps, qui ouvre aux flambées de l’imaginaire, la conservation des échanges, qui rend
l’oubli si difficile, la possibilité de changer d’identité qui facilite et complique la
rencontre avec l’autre , l’insertion dans un autre temps et un autre espace qui suspend les
échanges dans une sorte de présent infini sont ce qui les rend si particulier.

Kat NAGEL a donné une bonne description du cycle de vie d’une mailing-list en six
étapes qui vont de l’enthousiasme initial des premiers membres à la maturité. Entre ces
deux moments, la mailing-list passe par l’évangélisme, la croissance, la communauté,
l’inconfort posé par la diversité, et, s’il ne trouve pas l’issue vers la maturité, la
stagnation. Curieusement, Kat Nagel ne semble pas envisager qu’une mailing-list puisse
mourir. Il ne donne pas non plus d’éléments qui permettent de comprendre comment le
groupe peut passer d’une étape à une autre. Sa description est cependant suffisamment
solide et peut être sans difficulté étendue à tous les eGroupes. Je la reprends, en la
modifiant quelque peu, et en précisant quelques éléments 2.

1
Cf. Le cyberspace, un espace psychique. LEROUX, Y. http://psyapsy.org/index.php?
option=com_content&task=view&id=101&Itemid=34
Ce n’est que par commodité didactique que les différentes étapes sont ordonnées vers un
développement de plus en plus harmonieux. Dans les faits, une fois que le groupe est
créé, toutes les étapes peuvent être traversées sans ordre prédéterminé. Un groupe peut
être créé, et péricliter immédiatement. D’autres ne semblent exister que pour vivre dans
des guerres intestines éternelles. D’autres affichent une bonne santé éclatante et
essaiment dans le net entier. Il s’agit donc plus de moments dynamiques, que d’étapes à
proprement parler.

1. Fondation. Un eGroupe est créé ; il est doté par son fondateur d’une tache primaire.
Les premiers membres sont enthousiastes et s’auto-congratulent à la fois d’être là et
d’avoir un espace où échanger à propos d’un objet, d’un intérêt, où d’un désir qu’ils ont
en commun. Les messages sont autant de palpations qui permettent à chacun de
découvrir l’autre.

L’idée du nouveau groupe peut avoir été discutée dans une autre mailing-list, sa création
passer par des processus précis comme sur Usenet, le fondateur est toujours un
personnage particulier du groupe. Usenet mis à part, il a le pouvoir d’inclure ou
d’exclure des nouveaux membres, d’accepter ou de refuser des messages. Il a créé la
liste. Il peut tout aussi bien la fermer, où la détruire 3.

2. Expansion. Des stratégies pour rendre le groupe plus attrayant afin de recruter
d’autres personnes sont discutées. La priorité est la croissance du groupe et toutes les
énergies sont concentrées pour atteindre ce but. Les membres sont impatients de voir le
groupe « fonctionner » c'est-à-dire qu’il transporte de nombreux messages. Il y a, dans
ce moment des eGroupes, quelque chose de l’imaginaire vampirique : il faut s’étendre,
s’agrandir, s’accroître. A cet hybris de la viralité, on peut donner deux raisons. La
première est que le groupe se vit encore dans l’élation des débuts : il y a quelque de bon
à être en commun et il faut le faire partager au maximum de monde. La seconde consiste
en un contre-investissement des mouvements agressifs qui ont commencé à poindre à
partir du moment ou les membres du groupe se découvraient peu à peu. L’expansion est
une réponse au malaise suscité par la mise en groupe. Elle permet de satisfaire des
mouvements agressifs à l’extérieur du groupe ou de prendre des postures
mégalomaniaques qui sont figurés dans le groupe par des fantasmes de conquête (le
groupe va s’étendre, être indispensable etc.) Cela permet surtout d’éviter de se centrer
sur le groupe lui-même qui, en dehors d’un idéal commun, reste très peu organisé et très
fragile. Chacun semble lui tourner le dos, tant le trou noir qui semble lui servir de centre
est angoissant. Pourtant, pour que le groupe survive, il faudra bien se confronter aux
autres, à la rivalité, à l’identification, à l’inconnu, au chaos puis à la dépression.

Dans son mouvement d’expansion, le eGroupe rencontre d’autre eGroupes avec lesquels
des relations de rivalité, de coopération ou d’ignorance se nouent. La possibilité, sur
Internet, de s’adresser facilement sur plusieurs groupes à la fois, est une de ses grandes
richesses car les possibilités de contacts pour un sujet en sont multipliées. Mais cela
pose également des difficultés tant individuelles que groupales. Du point de vue de
l’individu, la multiplicité impose des occasions de travail psychique. Sur Internet, le

2
« The Natural Life Cycle of Mailing Lists », NAGEL, K. http://www.rider.edu/suler/psycyber/lifelist.html

3
Lorsqu’une liste est fermée, l’envoi de messages devient impossible, mais la consultation des messages archivés peut être
autorisée. Lorsqu’elle est détruite, les archives le sont également.
sujet est le message, ce qui ne manque pas de soumettre le Self à la diffraction et au
morcellement. Plus le groupe est important, plus les occasions de contacts et donc de
satisfactions libidinales et agressives, sont importantes. Mais les occasions d’angoisse le
sont tout autant : angoisse de perdre les liens que l’on a noué, angoisse de ne pas être
aimé, angoisse de persécution. Du point de vue des eGroupes, cela donne naissance à
des groupes transversaux, informels, plus ou moins durables et qui sont autant de rivaux
potentiels.

3. Croissance. Le nombre des messages échangés et des membres inscrits augmente. A


cette étape, le groupe est clairement investit comme quelque chose de précieux pour
tous. Les membres du groupe ont appris à se connaître, chacun a intégré les règles et
normes techniques qui permettent de communiquer. Les premières discussions hors-
sujet – ou plutôt les premières à être repérées comme telles apparaissent. Elles sont
accueillies avec ambivalence : d’un coté, elles permettent souvent aux membres du
eGroupe de mieux se connaître, et en ce sens, elle participent à la cohésion groupale. De
l’autre, elles sont une entorse à un idéal du groupe (la netiquette) qui jusque là lui avait
servi de colonne vertébrale pour croître. Voilà donc le groupe un carrefour. Doit il
suivre ce qu’il connaît depuis toujours, et qui apporte à nombre de groupes un
fonctionnement sécure et stable ? Ou peut il s’inventer un autre type de
fonctionnement ? Ce qui est certain, c’est que suivre de façon paranoïaque les règles
dictées par la netiquette conduira à une mort aussi certaine que les tenir pour
négligeables.

4. Groupe. Le groupe atteint sa vitesse de croisière. Chacun vit le sentiment


d’appartenir à un groupe et celui-ci assure à tous aide, soutien, et conseil dans le
domaine de sa tâche primaire. Le groupe abrite beaucoup de discussions, certaines plus
en rapport avec sa tache primaire que d’autres ; informations et conseils sont échangés,
les expériences et les avis sont partagés. Dans le groupe, la fonction d’expert émerge.
Les avis, conseils et messages des « membres-experts » sont attendu et recherchés des
autres membres du groupe. Ceux-ci ne craignent cependant pas de demander par ailleurs
de l’aide. D’autres se font une spécialité de poster des messages amorce, qui donneront
lieu à des discussions intéressantes. Ils sont vécus comme « nourrissants » pour le
groupe. Les trolls apportent une nourriture plus amère. Ils sont tout aussi précieux, car
leurs messages irritants, s’ils sont toujours désignés comme une plaie à combattre, sont
en fait utiles pour lutter contre la dépression. D’autres s’assurent de l’intendance, et
veillent à régler les problèmes techniques. D’autres ne disent rien, et assurent au groupe
le syncrétisme silencieux indispensable à son existence.

La morphologie du groupe évolue, et il peut accueillir une vie imaginaire plus complexe.
Au chaos des débuts succèdent les romans du groupe. Amitiés et inimitiés se nouent –
parfois jusqu’en dehors du groupe. Des leaders émergent, et sont combattus. Les
énergies sont encore distribuées au groupe mais il s’agit maintenant moins de sa
croissance que de lui assurer un bon fonctionnement.

Le groupe est constitué à la fois dans la dimension interne et externe – ce qui se


pressentait déjà à l’étape précédente : on est de telle liste, ou de tel groupe, et on réserve
son temps, ses efforts, son plaisir à ce lieu et ces personnes. Un groupe s’est constitué
avec un dedans et un dehors. Le dedans est organisé en fonction du labyrinthe des
relations interpersonnelles, et des règles de fonctionnement que le eGroupe s’est donné
(charte, netiquette). Le dehors est à la fois l’espace offline et le reste du cyberspace
La différenciation qui s’amorce peut se gâter et s’invétérer en individualisme. Le
nombre de message échangés et surtout la proportion de messages hors sujet provoquent
un déplaisir de plus en plus grand. Des membres du groupe menacent de partir si
quelque chose n’est pas fait. Les discussions dégénèrent rapidement en disputes. Les
trolls se font de plus en plus fréquents. A partir de là, deux destins possibles s’ouvrent au
eGroupe :

5. Stagnation et désorganisation. L’excitation créée par le nombre croissant de trolls


au sein du groupe menace sa croissance et rend difficile l’identification des messages
pertinents. L’intolérance grandit, et le moindre écart à la norme est rapidement
sanctionné par des messages incendiaires (flaming). Les nouveaux venus ne sont plus
accueillis, et, en retour, ils ne font plus d’effort pour s’intégrer au groupe qui d’ailleurs
dépérit. Le nombre de messages échangés chute, en grande partie du fait que les
discussions qui auraient leur place dans le groupe sont dérivées sur le canal privé (mail
personnel). Le eGroupe est menacé a la fois de façon externe par l’arrivée de nouveau
venus, et de façon interne par les trolls et le flaming. Les deux phénomènes sont liés : on
appelle troll la personne qui poste des messages visant a provoquer des querelles (flame
wars) sans fins. Le troll agit généralement dans la sphère des idéaux du groupe, soit
qu’il les attaque frontalement (propos homophobes sur un groupe consacrés à
l’homosexualité, par exemple) soit qu’il en expose les limites en les poussant à bout.
Cette agitation fait revivre au groupe des angoisses archaïques. Ce que le troll attaque,
c’est le lien groupal. Ses armes sont la prolifération, la multiplication, le refus de toute
historicité, la confusion des identités, et l’effraction des enveloppes.

Lorsque le eGroupe stagne ou est désorganisé, il n’assure plus de fonction de formation,


et donc la nécessaire homogénéisation au fonctionnement groupal se perd. Le désordre
des désirs individuel prend le pas, et chacun se sent prêt a abandonner la discipline
groupale en échange d’un peu de jouissance. Certains s’essaient au troll. La plupart se
taisent… ce qui renforce les angoisses paranoïdes et la désertion du groupe qui se vide
de plus en plus rapidement. Les menaces de mort apparaissent, et elles peuvent être
suivies d’effet, soit que le fondateur ferme la liste, soit que celle-ci devienne inactive de
la désertion de ses membres.

7. Equilibre. Le groupe peut trouver un nouveau dynamisme en équilibrant le départ de


quelques uns par l’énergie des nouveaux venus. Le but et l’idéal du groupe sont de
fonctionner sur les bases qui ont été éprouvées en 4. Groupe. Il s’agit d’un équilibre à
trouver, et peu de eGroupes se maintiennent durablement à un état. Le groupe a
maintenant une histoire et certains moments de celle-ci commencent à fonctionner
comme mythe fondateur. On se rappelle de temps à autres les hauts faits de la liste, les
bons moments comme les mauvais. Des figures historiques de celle-ci peuvent émerger
et être invoquées. Cette nouvelle dimension est un atout de taille qui peut permettre au
eGroupe de se maintenir et dans sa forme, et dans ses fonctions. Au troll et au flaming,
on oppose des modérateurs, c'est-à-dire des personnes dont on attend qu’elles modèrent
le débat, et qui ont le pouvoir d’intervenir techniquement en effaçant un message ou en
excluant un membre du eGroupe. Ce sont les gardiens des idéaux du groupes : ils
veillent à ce que la charte du groupe et la netiquette soient respectés.

8. Mort. Parfois, les eGroupes meurent. La mailing-list est fermée, et les archives sont
détruites. C'est-à-dire qu’il n’y a plus de lieu où les messages sont centralisés et
archivés. Le eGroupe repart au néant de l’éparpillement initial. Parfois, le nombre de
message se tarit et le groupe devient silencieux. De temps à autres, un audacieux brise le
silence. Quelques messages zèbrent le groupe, qui repart bientôt dans son mutisme.
Cette solution est la plus banale, car rares sont les eGroupes qui sont détruits, et lorsque
cela arrive c’est toujours dans des situations de crise aigue. Techniquement, seul le
fondateur en a le pouvoir, et généralement il répugne à le faire. La solution adoptée est
donc le souvent le laisser faire. Le eGroupe existe, mais dans les faits n’est ni investi ni
utilisé. C’est une sorte de vaisseau fantôme que plus rien n’anime hormis les
mouvements de déliaison. Contrairement aux moments initiaux où chaque message
entraînait des mouvements de croissance, ce sont maintenant des mouvements
d’involution répondent aux tentatives de discussion.

Le silence qui règne parfois sur les eGroupe indique que sa morphologie a changé. Ses
membres, pour des raisons a la fois individuelles et groupales, ont formé, à l’intérieur
même du groupe, un autre groupe : celui des lukeurs. Le lurkeur est celui qui dont la
participation au groupe se limite à l’observation des débats. Ils constituent le fond
syncrétique sur lequel le groupe s’étaie. Ils en sont en quelque sorte l’inverse. Dans les
situations de mort groupale, le eGroupe et son inverse s’équivalent et se superposent. La
fermeté et la constance avec lesquelles le silence est maintenu laisse penser qu’une
fonction groupale est ici accomplie.

On est frappé, au terme de ce rapide point de vue génétique sur les eGroupes, de leur
difficulté a se stabiliser autour d’un organisateur et de leur fragilité qui se traduit par des
oscillations rapides organisation <> désorganisation. Un autre point, aussi, étonne. C’est
le peu d’importance qui est finalement donné au fondateur de la liste. Hormis
l’impulsion de départ, il est rapidement ramené au même niveau que les autres membres
du groupe. L’idéologie de l’Internet – le « tous égaux » - et le fait que rapidement, au fil
de sa croissance, les premières figures du groupe tendent à être perdues de vue, y sont
certainement pour beaucoup. Enfin, leur structure ouverte les soumet à l’afflux constant
de nouveaux venus (ou simplement au fantasme que « quelqu’un arrive ») et donc à des
réaménagements incessants. Il est rare qu’un eGroupe arrive à la stabilité donnée par
organisateur oedipien. Lorsque cela arrive, la liste est généralement fermée, ou
organisée autour d’un projet de travail. Cela s’observe beaucoup dans les groupes de la
mouvance de l’open-source où les fruits de travail de quelques uns est mis à la
disposition du plus grand nombre. Là, dans le havre réalisé par la clôture du groupe, ou
par le refoulement nécessaire à la réalisation d’un travail à faire, une imago se dégage et
organise le groupe. Elle se superpose souvent à celle du fondateur.

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