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A : la vie commence par le grand cri de la première voyelle et elle finit dans
l’expiration d’un tout petit : o. Entre l’alpha et l’oméga, entre le cri et le silence, il y a
toute l’histoire de ce monde que l’on peut raconter avec les vingt-six lettres de
l’alphabet.
La mémoire du monde naît avec l’écriture. Pour être dans l’histoire et avoir une
histoire aux yeux de l’humanité, la première chose qu’un peuple doit conquérir et
protéger, c’est sa langue. La langue est le premier signe distinctif d’un peuple, la
véritable signature de son identité, de sa culture. Depuis la Conquête, la lutte pour la
langue française au Québec se confond avec la survivance de son histoire. On ne
connaît bien son histoire que parce qu’on la lit. Et comme l’a écrit Pierre
Vadeboncoeur : « Toute cohésion politique d’une population ou d’un pays tient à un
sens identitaire. » et Fernand Dumont, l’un de nos plus illustres penseurs de
renchérir : « Pour être un citoyen, deux savoirs sont indispensables : la langue et
l’histoire ».
Pas d’histoire sans culture. Pas de culture sans écritures. Pas d’écriture sans
alphabet. Pas d’écritures sans lecture. Sans littérature vivante pas de démocratie.
Avant l’invention de l’alphabet, il n’y avait pas de démocratie. Comme la moitié de
l’humanité n’est pas alphabétisée, la moitié du monde ne vit pas en démocratie. Le
mot démocratie ne deviendra une réalité que le jour où sept milliards d’humains
pourront le lire et l’écrire. Sans littérature imputable, une nation saine ne peut
évaluer les richesses de sa culture. Le statut de liberté d’un individu, c’est sa faculté
de décliner toutes lettres de son alphabet.
Enfant, ma mère me disait : Mon petit Raôul, si tu veux devenir un poète, mange ta
soupe à l’alphabet.
La langue est le logiciel qui fait fonctionner la psychologie humaine. Elle est l’écho
de la pensée et des émotions, des réalités et des rêves véhiculés par des citoyens
appartenant à une culture spécifique. C’est pourquoi on ne se sent vraiment lié au
sort d’un peuple qu’en fréquentant ses auteurs.
Dans Le Prométhée, le poète et dramaturge Eschyle écrit : « Pour eux, j’ai inventé
les nombres, la première des sciences, mais j’ai aussi montré aux hommes
comment combiner les lettres, cette mémoire de toutes choses, cette mère de tous
les arts. »
Aujourd’hui, les cultures qui ne sont pas numérisées sont dans la marge du monde,
à côté de la mappemonde. Car, nous vivons dans un monde de chiffres, monde où
le pouvoir se chiffre souvent selon son avoir. Tout le monde le sait, la langue
universelle, c’est l’argent et cette langue s’exprime par le code binaire qui, en
général, se lit en anglais. Partout, on assiste à l’effacement des choses et des
humains derrière les chiffres qui les signifient.
Les chiffres sont le reflet de ce monde. Les lettres en sont la réflexion. Les gens de
lettres ont un autre pouvoir : celui de nous apprendre à lire les réalités et les rêves
de ce monde en nous faisant réfléchir sur le sens de la vie.
Contre l’ignorance, la lecture est l’arme la plus puissante. Plus une personne sait et
mieux elle sent ce qui se passe dans le monde et mieux elle peut cerner son propre
monde. Si la connaissance est le moteur de la démocratie, son carburant est la
liberté de pensée, la liberté de dire, la liberté d’écrire. On sait combien les peuples
analphabètes sont sacrifiés sur l’autel du libéralisme mercantile et de la
globalisation du commerce.
C’est pourquoi, quand vient la récolte des fruits de l’esprit, je me réjouis, car je vais
partager de nouvelles richesses, impérissables et sans prix : les livres.
Combien de livres ai-je dû lire avant de savoir écrire. C’est en lisant qu’on apprend à
écrire. C’est en écrivant qu’on prend le temps de lire pour s’approcher de plus en
plus et de mieux en mieux de l’essence de son être. Plus l’on sait, mieux l’on peut
sentir vibrer la vie. C’est pourquoi j’ai accepté d’être président d’honneur du Salon
du Livre de l’Abitibi-Témiscamingue à Val-d’Or.
Pour moi, le monde du livre est un éden, un paradis, une nourriture essentielle pour
l’esprit. Autant j’ai pris beaucoup de temps à écrire mon dernier livre, autant je me
réjouirai de prendre le temps d’en découvrir un grand nombre d’autres, en votre
compagnie.
Raôul Duguay