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Document de la Fondation Copernic

Manifestes
pour l’eau publique
Anne Le Strat (coord.)
David Boys, Tommaso Fattori, David Hall,
Marc Laimé, Catherine Legna, Emanuele Lobina,
Danielle Mitterand, Michel Partage,
Jacques Perreux, Jean-Luc Touly
Les auteurs
David Boys coordonne les travaux sur l’eau pour Public Services
International (Confédération mondiale des syndicats des
services publics), membre du conseil consultatif auprès du
secrétaire général des Nations unies pour l’eau.
Tommaso Fattori, journaliste italien, coordonnateur du Forum
Italiano dei Movimenti per l’Acqua.
David Hall, directeur de Public Services International Research
Unit (PSIRU), centre de recherche international sur les servi-
ces publics au sein de l’université de Greenwich.
Marc Laimé, journaliste, a publié Le Dossier de l’eau. Pénurie, pollu-
tion, corruption (Le Seuil, 2003) et Les Batailles de l’eau (Terre
Bleue, 2008). Il anime le blog <www.eauxglacees.org>.
Catherine Legna, directrice de la Fondation France Libertés.
Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris en charge de l’eau, de
l’assainissement et la gestion des canaux, présidente d’EAU
DE PARIS. Elle est coprésidente de la Fondation Copernic.
Emanuele Lobina, chercheur au Public Services International
Research Unit (PSIRU) au sein de l’université de Greenwich.
Danielle Mitterand, présidente de la Fondation France Libertés.
Michel Partage, président de l’association nationale EAU (Élus,
Associations, Usagers) pour une gestion publique de l’eau,
conseiller général du Var.
Jacques Perreux, vice-président du conseil général du Val-de-
Marne chargé de l’eau, de l’assainissement, des énergies
renouvelables et du développement durable.
Jean-Luc Touly, président de l’Association pour le contrat mondial
de l’eau. Ancien cadre de la Générale des eaux (Veolia) et
syndicaliste CGT. Élu écologiste à Wissous, a publié L’eau des
multinationales : Les vérités inavouables (Fayard, 2005).

Remerciement spécial à Stéphane Guillemare, co-secrétaire de la


Fondation Copernic

© Éditions Syllepse, 2008


69 rue des Rigoles, 75020 Paris
edition@syllepse.net
www.syllepse.net
ISBN : 978-2-84950-18-56
Table des matières

5. Introduction
[Partie 1] L’eau dans tous ses États
13. La réforme des systèmes d’approvisionnement
et d’assainissement dans l’Union européenne
51. L’insoutenable exception française
[Partie 2] Pour la gestion publique de l’eau :
arguments, luttes, expériences
91. L’urgence d’un plan public pour le secteur de
l’eau est urgent
105. Fluctuat nec mergitur : quand Paris se
réapproprie son eau
117. La lutte pour le service public de l’eau : une
bataille citoyenne et antilibérale
125. Chroniques varoises : la lutte d’un village pour
le retour en régie de l’eau
133. Comment les « mouvements italiens pour
l’eau » sont devenus « législateurs »
143. Portrait d’un lanceur d’alerte
145. Les Porteurs d’eau : un engagement citoyen
mondial
153. Postface
[Annexes]
159. Quelques initiatives pour une gestion publique
de l’eau
163. Le marché des services d’eau et les grands
groupes
Fondation Copernic
Pour remettre à l’endroit tout ce que le libéralisme
fait fonctionner à l’envers

Fondée en octobre 1998, à l’initiative de 331 chercheurs, uni-


versitaires, militants associatifs, culturels, syndicalistes ou
politiques, son appel fondateur constate que « le libéralisme
[n’a pas] cessé d’occuper des positions décisives. Qu’il imprè-
gne aujourd’hui toute la pensée de la droite est dans l’ordre
des choses. Qu’il influence encore largement la gauche est
plus préoccupant. C’est en effet une imposture que de pré-
senter, face à l’effondrement des économies du socialisme
dit réel, le libéralisme comme l’alternative de la démocratie
et de la liberté. Les marchés ne sont pas la démocratie : bien
au contraire, tout concourt à ce que s’instaurent à travers les
marchés des cohérences et des initiatives forgeant un ordre
mondial qui fait fi de la liberté des peuples et des citoyens,
et de leurs besoins. […] Il faut […] rompre avec les politiques
anciennes, définir et promouvoir des réformes audacieuses.
Nous sommes convaincus qu’il n’y a d’alternative que dans
la transformation profonde de notre société. […] C’est à cette
tâche que nous voulons contribuer en montrant […] sur chaque
problème, que d’autres politiques que celles qu’inspire le libé-
ralisme sont possibles ».
La Fondation Copernic met en place des groupes de travail sur
des questions extrêmement diverses, chaque fois qu’il y a inter-
rogation dans la société, nécessité de changer et de résister
aux offensives libérales. Ces groupes de travail sont constitués
en tenant compte du pluralisme de la Fondation ; pluralisme
politique, syndical, associatif, pluralisme des écoles de pensée,
mais aussi des disciplines universitaires et de la recherche. Ces
groupes publient leurs résultats sous la forme d’une Note. Déjà
parues : Les retraites au péril du libéralisme (Syllepse, 2000) ;
Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise
(Syllepse, 2001) ; L’appropriation sociale (Syllepse, 2002) ; Main
basse sur l’assurance-maladie (2003), Collège : peut mieux faire !
(2005), Revendiquer et s’organiser (2008), etc.
Fondation Copernic : bp 32 – 75921 Paris cedex 19
fondation.copernic@ras.eu.org / www.fondation-copernic.org
Anne Le Strat

Introduction

S’il est une question politique et stratégique majeure,


c’est bien celle de l’eau et de son accès à cette dernière
en qualité et en quantité suffisante. Bien patrimonial
commun de l’humanité et ressource naturelle vitale,
elle ne saurait être considérée comme une marchandise
et exploitée selon les logiques commerciales dominées
par des intérêts financiers privés de court terme. Elle
ne devrait jamais être source d’inégalité de vie et de
condition entre êtres humains, sa disponibilité pour
assurer les conditions d’existence collective et la pré-
servation des équilibres naturels devant être garanties.
Affirmer cela, c’est reconnaître le droit à l’eau
comme un droit individuel et collectif inaliénable.
L’application effective de ce droit engage les auto-
rités publiques, qu’elles soient nationales ou locales, à
décider du meilleur mode de gestion des services d’eau
et d’assainissement. L’économie de l’eau (propriété de
la ressource, production, distribution, assainissement
et protection) doit être sous maîtrise de la sphère publi-
que. La gestion publique, affranchie d’intérêts privés,
garantit en effet une plus grande maîtrise opération-
nelle et tarifaire au nom de l’intérêt général. Mieux,
elle fonde la légitimité de la facturation du service car
la gestion de l’eau par des entreprises privées, souvent
de grandes multinationales, s’apparente en grande
part à une socialisation des coûts et à une privatisation
des profits. Peut-on admettre, en l’espèce, que le ser-
vice de l’eau repose sur des investissements financés
par l’usager pour, in fine, permettre à des entreprises

5
Manifestes pour l’eau publique

multinationales en position souvent de quasi-mono-


pole sur un marché captif de créer de « la valeur pour
l’actionnaire » ?
La gestion responsable, solidaire et durable des res-
sources hydriques dans le souci de préserver son usage
pour les générations futures, nécessite au contraire une
vision à long terme, une approche patrimoniale et un
contrôle démocratique caractérisé par la participation
active des citoyens et le rôle renforcé des usagers. Car
cette gestion publique, pas nécessairement vertueuse
en soi, doit naturellement se décliner avec la consul-
tation et la participation de la population. Malgré sa
dimension très technique, ce sujet doit faire l’objet
d’un important travail pédagogique permettant un vaste
débat public dont les usagers se saisissent. La participa-
tion de la population locale à la gestion de l’eau illustre
cette vérité d’évidence : non seulement la transparence
n’entrave pas l’efficacité de gestion mais, au contraire,
elle y contribue. Un véritable contrôle démocratique
s’impose en effet comme gage d’un meilleur suivi des
fonds investis et d’une plus équitable prise en compte
des besoins de l’ensemble de la population.
Dans le monde, on s’accorde sur le fait que plus de
90 % des services d’eau et d’assainissement relèvent
de la gestion publique alors que les entreprises privées
n’en assurent que 10 %. Même dans le temple de l’éco-
nomie de marché, les États-Unis, existe un fort attache-
ment à une gestion publique de l’eau. Il paraîtrait ainsi
inconcevable pour les New-Yorkais de déléguer ce ser-
vice au privé, et ce quelle que soit la couleur politique
de l’administration. À titre d’exemple, les principa-
les villes américaines rassemblées dans l’Association
of Metropolitan Water Agencies (AMWA) déclarent

6
Introduction

a­ limenter 127 millions de consommateurs urbains, soit


plus que la population que déclarent desservir Veolia
et Suez, les deux plus grandes multinationales de l’eau
au monde.
Dans les vingt-sept États membres de l’Union euro-
péenne, on compte aujourd’hui environ 120 000 opé-
rateurs, publics dans leur très grande majorité, pour
assurer les services d’eau et d’assainissement. Ainsi
de nombreuses capitales et grandes villes européen-
nes gèrent-elles leurs services d’eau par l’intermé-
diaire d’entreprises publiques à l’image d’Amsterdam,
Bruxelles, Rome, Athènes, Stockholm… autant de
vitrines d’une gestion publique de l’eau performante.
Seule la Grande-Bretagne a très largement priva-
tisé ses services d’eau mais connaît aujourd’hui une
contestation grandissante face à la dégradation de la
qualité du service. Ainsi Londres a privatisé à 100 %
et confié la gestion à Thames Water, filiale du groupe
allemand RWE et premier distributeur du pays avec
8,5 millions de clients, dont 5 pour le seul marché de la
capitale britannique. Or la polémique enfle sur la qua-
lité du service rendu par l’entreprise retenue, devant
une gestion qui conjugue faiblesse d’investissements
et hausse du prix sans répondre aux objectifs assignés
par l’organisme public de régulation (Ofwat).
La question du mode de gestion, loin d’être secon-
daire, permet donc bien de nous interroger collective-
ment sur les contours que nous entendons donner au
service public de demain. Face à un discours dominant
selon lequel l’efficacité serait l’apanage exclusif du
secteur privé, il s’agit de réaffirmer les atouts dont peut
disposer le secteur public pour se montrer efficace,
innovant et transparent.

7
Manifestes pour l’eau publique

Sans avoir l’ambition de ­présenter un panorama


exhaustif de la situation des services d’eau en France et
ailleurs, cet ouvrage a vocation à fournir des arguments
en faveur de la gestion publique de l’eau tirés de tra-
vaux de recherche, d’expériences et de témoignages.
Loin d’être un combat idéologique dépassé il s’agit au
contraire de montrer par de tels exemples l’actualité et
la modernité de la gestion publique de l’eau en particu-
lier et du service public en général.
En matière de gestion de l’eau, notre pays a fait
preuve d’innovation puisqu’un véritable « modèle
français », reconnu comme tel, existe depuis le siècle
dernier : il repose sur la gestion déléguée des services
d’eau, par des contrats passés entre de nombreuses
collectivités locales – notamment les plus grandes – et
de grands groupes privés. À cet égard, retracer cette
histoire de la délégation nous renseigne de manière
éclairante sur la politique de l’eau et ses enjeux actuels.
Au fil des décennies s’est ainsi constitué ce que l’on
a appelé « l’école française de l’eau » à laquelle des
grands groupes privés se sont référés pour gagner des
parts de marché à l’international. La France n’en est
pas moins demeurée un cas singulier en Europe, la plu-
part des pays européens – excepté la Grande-Bretagne
– ayant conservé sous des formes différentes leur
longue tradition de gestion publique de l’eau. Depuis
quelques années, seuls les pays de l’Est ont commencé
à suivre cette voie de la délégation des services à des
« partenaires » privés.
Après une première partie qui dresse un état des lieux
des services d’eau en France et en Europe, cet ouvrage
retrace dans sa seconde partie des exemples de luttes,
d’initiatives en faveur de cette reprise en main publique

8
Introduction

sur un service aussi essentiel pour la population. Ainsi,


ce modèle traditionnel français, qui a abouti à ce que
les deux plus grandes multinationales de l’eau soient
issues de l’hexagone, est aujourd’hui de plus en plus
contesté. Des collectivités de plus en plus nombreu-
ses, poussées en cela par des associations d’usagers,
des ONG…, expriment un regain d’intérêt en faveur
d’une meilleure maîtrise publique du service de l’eau.
À des échelles différentes, en zone rurale comme dans
certaines agglomérations, que les processus de retour
en régie soient en cours ou achevés, de Varages à Paris,
les exemples sont là pour témoigner d’un mouvement
vers une réappropriation par les autorités locales de
la gestion de l’eau et d’un attachement renouvelé au
contrôle par la collectivité de ce service public.
La bataille de la gestion publique de l’eau se joue
également au niveau international. Le septième
Objectif du Millénaire  de l’ONU visant d’ici 2015 à
réduire de moitié la population mondiale n’ayant pas
accès à l’eau potable et à un assainissement viable
– étape primordiale pour tout développement socio-
économique d’un pays – s’accompagne encore bien
souvent d’un appel à des partenariats publics-privés
pour y parvenir. Vantés par les tenants d’une gestion
déléguée et encouragés par les institutions internatio-
nales ils n’ont pourtant pas fait la preuve de leur effi-
cacité sur le terrain. Le rapport des Nations unies1 sur
la mise en valeur des ressources en eau relève que les
résultats atteints par le secteur privé n’ont souvent pas
été à la hauteur des attentes. À tel point que d’autres
acteurs au niveau international tentent de promouvoir

1. Deuxième Rapport mondial des Nations unies sur la mise en


valeur des ressources en eau, 2006

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Manifestes pour l’eau publique

un autre PPP, à savoir le partenariat public/public, via


des Wop’s (Water Operator Partnerships), et cherchent
à convaincre les instances internationales qu’il est pos-
sible d’atteindre les Objectifs du Millénaire tout en
défendant la gestion publique.
Au travers des expériences et des histoires politiques
différentes, ce « Document Copernic » vise à montrer
qu’une véritable gestion publique de l’eau est non seu-
lement souhaitable mais qu’elle est également possible
partout où les volontés politique et sociale se conju-
guent en sa faveur.

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[Partie 1]
L’eau dans tous ses États
David Hall et Emanuele Lobina

La réforme des systèmes


d’approvisionnement et
d’assainissement dans l’Union
européenne

Ce chapitre s’intéresse à plusieurs pays de l’UE et


souligne les principaux aspects de leur cadre insti-
tutionnel respectif concernant les activités d’appro-
visionnement en eau et d’assainissement. Il fournit
également des exemples de cas où la participation du
secteur privé dans le domaine de l’eau a posé un pro-
blème, et d’autres où le secteur public est en charge du
réseau de distribution. Le choix des pays évoqués vise
à présenter diverses expériences et divers contextes
géopolitiques, de l’Europe méditerranéenne à l’Europe
du Nord en passant par les pays d’Europe centrale et
orientale. En outre, les pays choisis comptent à la fois
d’anciens membres de l’Europe des 15 et des membres
plus récents. La dernière partie du chapitre traite de
l’influence de la législation européenne sur la gestion
et la fourniture de services de distribution en eau1.
Finlande
Selon la loi finlandaise, les municipalités sont res-
ponsables des services de distribution d’eau dès lors
que la santé humaine, la protection de l’environnement
ou qu’un nombre relativement élevé d’habitants sont
concernés. En 2001, 97 % de la population finlandaise

1. Des informations récentes et plus exhaustives sont disponibles


sur le site du PSIRU (<www.psiru.org>) et sur celui du projet
Watertime financé par l’UE (<www.watertime.net>).

13
Manifestes pour l’eau publique

était raccordée à une canalisation d’eau et un pour-


centage similaire au réseau d’égouts. Les entreprises
détenues par les municipalités fournissaient de l’eau
à 4,6  millions de personnes, soit environ 90 % de la
population, et assuraient des services d’assainissement
et de traitement des eaux usées pour 4,2  millions de
personnes, soit 81 % de la population. Les foyers qui
ne dépendaient pas d’une entreprise municipale utili-
saient des puits privés où avaient recours à de petites
entreprises privées ou coopératives.
En Finlande, il existe plus de 1 300 entreprises de
gestion de l’eau et environ 650 entreprises d’assainis-
sement. Parmi elles, plus de 700 entreprises de gestion
de l’eau et 500 entreprises d’assainissement comptent
plus de 200 clients. Ce qui signifie qu’en comparaison
avec d’autres pays, de nombreuses entreprises finlan-
daises travaillent à petite échelle.
Le respect de la réglementation concernant les acti-
vités liées à l’eau et à l’assainissement est garanti par
les autorités environnementales régionales, les servi-
ces de santé et les agences municipales de l’environ-
nement, ainsi que par le médiateur. La loi de 2002
garantit la séparation entre les budgets municipaux
et ceux des entreprises municipales d’alimentation et
d’assainissement. Il n’existe aucune subvention de
l’État pour couvrir les frais d’exploitation et d’entre-
tien, cependant certaines subventions, venant en aide
aux petites municipalités et à certains systèmes régio-
naux ou intermunicipaux, représentent jusqu’à 10 %
des dépenses d’investissement annuelles. À l’heure
actuelle, les entreprises municipales desservant les
principaux centres urbains appliquent les principes
de récupération ­intégrale des coûts : les redevances

14
L’eau dans tous ses États

­ nancent l’ensemble des coûts d’exploitation et dépen-


fi
ses d’infrastructures.
Les entreprises municipales de gestion de l’eau ont
une vocation de plus en plus commerciale depuis que
le gouvernement central a cessé d’intervenir dans le
financement des collectivités locales. En réaction, les
municipalités ont fixé à ces entreprises des objectifs
financiers à court terme, afin d’attirer les ressources
et de combler le vide laissé par le retrait du gouver-
nement. Les opérateurs municipaux ont très souvent
recours à la sous-traitance via des appels d’offres. Elle
représente parfois entre 60 et 80 % du chiffre d’affai-
res des entreprises et quasiment 100 % des dépenses
d’investissement. Toutefois, il existe peu de partena-
riats public-privé (PPP) dans le secteur de la gestion de
l’eau. Pour la première fois en juillet 2002, une entre-
prise privée a remporté un contrat pour la rénovation
d’une station d’épuration des eaux usées.
La création d’une société par actions détenue par
la municipalité afin de gérer l’alimentation en eau et
l’assainissement dans la région de Hämeenlinna, est
un exemple de système supra-municipal. Créée en
2001 en copropriété entre Hämeenlinna et cinq muni-
cipalités avoisinantes, Hämeenlinna Region Water Ltd
approvisionne en eau quatre communes de la région et
gère le traitement des eaux usées pour six communes.
En 2002, le taux de fuites sur le réseau d’approvision-
nement n’était que de 12,6 %.
Allemagne
En 1998, il existait 6 655 entreprises d’alimentation
en eau et environ 8 000 entreprises de traitement des
eaux usées. Le nombre relativement élevé d’entrepri-
ses d’approvisionnement s’explique par le fait que de

15
Manifestes pour l’eau publique

nombreuses communes rurales disposent de ressources


en eau d’excellente qualité n’exigeant que très peu de
technologies et de moyens d’approvisionnement de la
population locale. Dans l’ex-RDA, jusqu’en 1992, il y
avait, en tout et pour tout, seize exploitants nationaux
de gestion de l’eau et d’assainissement. Avec l’intro-
duction du système administratif fédéral et l’émer-
gence des villes, cette structure, extrêmement centra-
lisée, a progressivement été remplacée par plus de 550
fournisseurs d’eau potable indépendants et 1 050 entre-
prises de traitement des eaux usées.
En règle générale, les forts taux d’investissement,
liés au secteur de l’eau en Allemagne, sont entière-
ment financés grâce aux redevances payées par les
utilisateurs, en application du principe de récupération
intégrale des coûts. Les municipalités sont en charge
de l’organisation et de la fourniture du service. Pour
ce qui est de la distribution de l’eau, les municipalités
sont libres de choisir parmi plusieurs schémas d’orga-
nisation (+ Tableau 1).
Les activités d’alimentation en eau sont ­souvent orga-
nisées à une échelle pluri-municipale. On estime qu’en
1999, les services publics municipaux fournissaient
moins de 25 % de l’eau totale, alors que les entrepri-
ses détenues par la municipalité (Eigengesellschaft) en
fournissaient plus de 20 %, de même que les entrepri-
ses en partenariat public-privé. Les services techniques
municipaux (Stadtwerke), qui interviennent notam-
ment dans les domaines de l’eau, de l’électricité, du
gaz et des transports publics, prennent généralement
la forme d’Eigengesellschaft. Cependant, les actions
minoritaires de plusieurs Stadtwerke ont été cédées à
des investisseurs privés. Cette privatisation partielle

16
L’eau dans tous ses États

Tableau 1
Systèmes d’organisation des activités d’alimentation en eau
Structure
Caractéristiques
organisationnelle

Régie municipale Équivalent de l’« entreprise en régie » française

Équivalent de la « régie à autonomie financière


Régie directe
simple » française

Établissement de droit Équivalent de la « régie à personnalité morale et


public autonomie financière » française

Société par actions entièrement détenue par la


Entreprise municipale
municipalité

Société par actions détenue à la fois par la munici-


Société d’économie mixte
palité et par des investisseurs privés

Contrat de gestion et de La municipalité conserve la propriété des actifs ;


service l’exploitation est transférée à une entreprise privée

Privatisation totale ou Tout ou partie des actifs est vendu à une entreprise
partielle privée
Source : D’après Lanz, International Context, Water Time Deliverable (2004).

est essentiellement le résultat de la libéralisation des


marchés du gaz et de l’électricité au cours des cinq
dernières années, celle-ci ayant influencé le secteur de
l’eau.
Ces dernières années, la participation du secteur
privé (PSP) dans le domaine de l’alimentation en eau
a augmenté, en raison des préoccupations fiscales des
collectivités locales. L’un des facteurs ayant renforcé
la pression sur les finances municipales est l’augmen-
tation des dépenses publiques pour couvrir le coût de
la réunification allemande. La législation concernant
les services de traitement des eaux usées fait qu’il est
plus difficile d’en transférer l’exploitation au secteur
privé que lorsqu’il s’agit de l’approvisionnement en
eau. Depuis 2004, l’unique exemple de PSP dans le
domaine de l’assainissement est celui de Dresde. Les

17
Manifestes pour l’eau publique

exemples suivants illustrent les problèmes rencontrés


par les villes suite à l’introduction de la PSP dans le
domaine de l’alimentation en eau.
Berlin
En 1999, un consortium regroupant Vivendi (aujour­
d’hui Veolia), RWE et la compagnie d’assu­rances
Allianz a acquis 49,9 % de la Berliner Wasser­betriebe,
ainsi que le contrôle managérial des activités d’appro­
visionnement, d’assainissement et de ­traitement. Le
total des investissements est passé de 1,176  milliard
d’euros pour 1997-1999 à 944  millions d’euros pour
2000-2002 (soit une baisse de 232 millions d’euros).
On estime l’augmentation des prix à 30 % entre 2003
et  2008, principalement pour couvrir le rendement
économique à taux fixe garanti par contrat à l’opéra-
teur privé. Les finances municipales ont également été
touchées.
Rostock
Le prix de l’eau a augmenté de 24 % en 1996, soit
vingt-deux mois après le début d’un contrat sur vingt-
cinq ans, car la surestimation de la consommation
aurait entraîné des pertes pour Eurawasser, filiale de
Suez, et par conséquent « le manque à gagner a auto-
matiquement entraîné des clauses d’ajustement de prix
dans le contrat Eurawasser ».
Potsdam
En janvier  1998 Eurawasser, filiale commune à
Suez-Lyonnaise des eaux et Thyssen, a acquis 49 % de
la compagnie des eaux locale, et a conclu un contrat
sur vingt ans pour la gestion et l’exploitation des ser-
vices liés à l’eau et au traitement des eaux usées. Le
conseil municipal de Potsdam a mis fin au contrat en

18
L’eau dans tous ses États

juin  2000, « lorsque la municipalité a constaté que


les prix augmentaient de manière excessive pour les
clients ». Concrètement, Eurawasser prévoyait que les
tarifs passent de 8,80 marks/m3 en 2000 à 16,40 en
2017, tandis que, selon les estimations du conseil muni-
cipal, les prix ne devaient pas dépasser 10,21 à 11,95
marks/m3 d’ici 2017. La résiliation du contrat a donné
lieu à un litige entre les deux parties concernant le ver-
sement d’indemnités, qui a été réglé en janvier 2001
lorsqu’il a été décidé que le conseil municipal verserait
à Eurawasser une somme non précisée, et qu’à l’avenir
Potsdam Water Works engagerait Eurawasser pour les
missions de conseil.
Enfin, certaines campagnes d’opinion font usage du
référendum municipal afin de bloquer les propositions
de privatisation, comme cela a été le cas récemment à
Hambourg.
Hongrie
Après l’effondrement du bloc socialiste, les servi-
ces d’alimentation en eau et d’assainissement ont été
transférés aux autorités municipales. Dans plusieurs
grandes villes les opérateurs privés ont remporté les
contrats, bien souvent avec des résultats controversés.
Budapest
Les documents liés à l’entreprise privatisée d’as-
sainissement de Budapest, exploitée par Veolia, sont
tenus secrets, y compris pour les conseillers munici-
paux et le conseil municipal ne débat des sujets qui y
sont liés qu’à huis clos. En décembre 2002, l’entreprise
d’assainissement affichait un bénéfice après impôt de
4,47  milliards de forints, dont 65 % (soit 12  millions
d’euros) ont été reversés à Veolia et Berlinwasser, qui
détiennent une participation de 25 % et un droit de vote

19
Manifestes pour l’eau publique

dans l’entreprise. Concernant l’approvisionnement, un


contrat de vingt-cinq ans pour la gestion du réseau de
distribution a été remporté en 1997 par un consortium
comprenant la Lyonnaise des eaux (aujourd’hui Suez-
Environnement) et RWE. Bien que l’entreprise ait clos
son exercice 1998 avec des pertes se montant à 1,5 mil-
liard de forints, l’opérateur privé a décidé de s’octroyer
une commission pour frais de gestion à hauteur de
2 milliards de forints. En 1999, le programme d’inves-
tissement accusait un sérieux retard. Les conflits l’op-
posant aux autorités municipales se sont soldés par la
renégociation d’un accord en 2000 et le renforcement
du mécanisme de veille réglementaire.
Szeged
Vivendi a acquis 49 % de Szegedi Vizmu, l’entre-
prise de la ville détentrice du contrat d’exploitation.
Une autre entreprise de travaux, détenue à 70 % par
la Générale des eaux et à 30 % par la municipalité, a
également été créée. Szegedi Vizmu réglait à l’entre-
prise de travaux un montant annuel forfaitaire décrit
comme « extrêmement élevé » pour la maintenance. En
outre, l’entreprise disposait des droits d’exclusivité sur
les marchés passés par Szegedi Vizmu pour l’exécu-
tion de travaux. Cet arrangement a ainsi permis à la
multinationale française d’utiliser sa filiale de travaux
pour transférer une grosse partie des profits réalisés
par Szegedi Vizmu. L’affaire est allée en justice lors-
que les autorités locales ont décidé d’empêcher toute
nouvelle augmentation des coûts d’exploitation et de
maintenance. Puisque la Générale des eaux refusait de
renégocier le contrat, la municipalité de Szeged a fini
par créer sa propre compagnie des eaux en juillet 1999
et a mis fin au contrat. Le litige a été réglé à l’amiable

20
L’eau dans tous ses États

en février 2001, après que Vivendi Water ait eu recours


à l’arbitrage international.
Debrecen
Des projets de privatisation des services d’appro-
visionnement et d’assainissement ont régulièrement
été rejetés jusqu’en 1995, lorsque les autorités locales
ont opté pour une alternative publique en raison des
coûts plus faibles que cela représentait pour la com-
munauté. Le projet d’exploitation a été élaboré par les
autorités publiques en coopération avec les syndicats.
L’entreprise Debreceni Vizmu, détenue et contrôlée
par la municipalité, est parvenue à réunir les ressour-
ces nécessaires au financement de son programme
d’investissement à long terme. De plus, ses résultats
­d’ensemble semblent satisfaisants en termes d’effi-
cacité, et elle poursuit de nouveaux objectifs dans le
domaine social. Grâce à la gestion publique, les infras-
tructures ont été améliorées, tandis que les tarifs se sont
avéré inférieurs de 75 % à ceux des concessionnaires
privés. Debreceni Vizmu semble aussi efficace que les
compagnies des eaux privatisées d’autres villes hon-
groises telles que Kaposvàr, Pécs et Szeged. Une étude,
portant sur les résultats obtenus par Debreceni Vizmu
entre 1995 et 2004, montre que l’entreprise a gagné en
efficacité, en productivité et en rentabilité, tout en amé-
liorant la qualité des services, sans toutefois augmenter
les tarifs de l’eau de manière excessive.
Italie
Les autorités municipales sont en charge de la ges-
tion de l’eau. Jusqu’en 2001, elles pouvaient choisir
leur modèle organisationnel, correspondant aux modè-
les français de « régie directe », « régie à autonomie
financière simple », « régie à personnalité morale et

21
Manifestes pour l’eau publique

autonomie financière », « société d’économie mixte » ou


de « concession ». Par la suite, la législation italienne a
changé pour limiter l’exploitation publique aux socié-
tés par actions détenues à 100 % par les municipalités.
Le cadre institutionnel régissant l’approvisionnement
et l’assainissement a également été profondément
modifié par la loi Galli (1994). Celle-ci prévoyait la
réorganisation de l’ensemble des opérations d’approvi-
sionnement et d’assainissement sur quatre-vingt-onze
zones de concession, dont plusieurs municipalités, en
règle générale autour d’un exploitant soumis à la régle-
mentation. Si la loi Galli ne requérait pas la mise en
place de PSP, elle a facilité son émergence. Avant la
mise en œuvre de la réforme, le secteur privé ne repré-
sentait que 4,9 % du secteur. Aujourd’hui, on estime
qu’environ un tiers est géré par des entreprises privées
ou par des partenariats public-privé (principalement
italiens). Un tiers serait géré par des opérateurs publics
et le dernier tiers par des concessionnaires publics ou
privés. Diverses formes de PSP sont apparues au sein
des collectivités locales, pour des raisons fiscales, et
ont bien souvent été sources de polémiques.
Milan
La réforme du secteur de l’assainissement de
l’eau dans la ville de Milan a été mise en œuvre via
des contrats de BOT (« Build-Operate-Transfer » ou
Construction-Exploitation-Cession). Un cadre diri-
geant de l’entreprise OTV, filiale de Veolia, a été
poursuivi en justice pour avoir versé des pots de vin
à un éminent homme politique en vue de remporter le
contrat de BOT portant sur la station d’épuration de
Milan-Sud. Une petite entreprise espagnole, MNC
Pridesa, a remporté le contrat, mais Suez-Degrémont

22
L’eau dans tous ses États

a fait appel auprès du tribunal administratif et est par-


venue à le faire annuler. Sans autre forme de mise en
concurrence, Degrémont a hérité du contrat, bien que
son offre ait été plus onéreuse que celle émise par
Pridesa. Le contrat portant sur une autre grande station
d’épuration a également été attribué à un consortium
lié à des filiales de Suez et Veolia.
Concernant l’approvisionnement et les opérations
d’assainissement, une concession à court terme a été
accordée à PLC Metropolitana Milanese (MM), déte-
nue à 100 % par la municipalité. Auparavant, la gestion
de l’eau par la municipalité était satisfaisante, avec des
fuites sur le réseau ne dépassant pas 10 %. Toutefois,
une grosse part du budget municipal destiné au sec-
teur avait servi à couvrir les dépenses d’autres services.
Par conséquent, la municipalité n’avait pas les moyens
d’embaucher du personnel supplémentaire, malgré les
besoins en techniciens hautement qualifiés. Les autori-
tés municipales ont attribué la concession à court terme
à MM sans même émettre d’appel d’offres, afin de
s’assurer que ni Suez ni Veolia ne prenne le contrôle de
l’approvisionnement et de l’assainissement de la ville.
Arezzo
En 1999, les services d’alimentation et d’assainis-
sement de la concession d’Arezzo étaient semi-pri-
vatisés. Une concession sur vingt-cinq ans avait été
accordée à une co-entreprise public-privé gérée, par un
consortium mené par Suez. La municipalité d’Arezzo
et d’autres autorités locales espéraient payer moins
d’impôts en déléguant l’exploitation de l’eau à la
société public-privé par actions Nuove Acque. L’appel
d’offres posait des critères de candidature tellement
­exigeants que seules trois entreprises y ont répondu.

23
Manifestes pour l’eau publique

Deux d’entre elles étaient des multinationales leaders


dans le domaine de l’eau. L’opérateur privé retenu
n’est pas parvenu à obtenir les résultats escomptés et
des pertes record ont été enregistrées au cours des pre-
mières années. Les autorités locales et l’opérateur privé
sont entrés en conflit et l’organisme de surveillance a
envisagé de le sanctionner pour son manque de résul-
tats. Il semblerait que cela soit imputable au coût de
l’assistance technique fournie par les sociétés action-
naires de l’opérateur, pratique qui n’est pas sans rap-
peler les « frais de siège » ou « frais de structure » à la
française. Bien que les autorités locales aient détenu
54 % de la co-entreprise, celle-ci a suspendu le verse-
ment des droits de concession (« canone ») et a menacé
de réclamer des indemnités. En conséquence, les auto-
rités locales ont relâché toute pression réglementaire
et ont accepté de renégocier les termes du contrat de
concession à l’avantage de l’opérateur privé.
Rome
L’entreprise de services techniques semi-privatisée
de Rome, Acea, a connu une croissance rapide. Acea
a environ huit millions de clients et est le plus gros
opérateur privé d’Italie. Elle a été semi-privatisée en
1998 lors de son entrée en Bourse, essentiellement
pour répondre aux préoccupations fiscales de la ville.
Acea a subi des pertes considérables dans le domaine
des télécommunications et sa stratégie consiste à pré-
sent à se recentrer sur son cœur de métier, les servi-
ces liés à l’eau et à l’électricité, sur le marché italien.
L’actionnaire minoritaire d’Acea est Suez, qui a fait
de l’Italie l’une de ses priorités en termes de dévelop-
pement, essentiellement pour se remettre des pertes
subies lors de la crise argentine. En novembre  2007,

24
L’eau dans tous ses États

l’autorité antitrust italienne a infligé une amende de


11,3 millions d’euros à Acea et Suez pour avoir conclu
et exécuté un accord contraire aux lois de la concur-
rence sur le marché de l’eau italien.
En janvier 2003, la filiale à 96 % d’Acea, Acea ATO2,
a commencé à exploiter les services d’alimentation et
d’assainissement pour l’ATO de Rome selon les termes
d’une concession de trente ans. La tarification actuelle
ne suffit pas à couvrir la totalité des coûts fixés par le
programme d’investissement et des hausses de prix ou
subventions de l’État devront intervenir pour financer
les investissements nécessaires.
Bologne
En 2002, Seabo, l’entreprise de services techniques en
charge de l’eau et d’autres services publics à Bologne,
a fusionné avec d’autres entreprises de services de la
région et a fait son entrée en Bourse. Hera, la nouvelle
entreprise public-privé a remporté en décembre 2004
une concession de vingt ans pour l’alimentation en eau
et l’assainissement de Bologne. Les investissements
prévus s’élevaient à 700 millions d’euros, dont la plu-
part devaient être réalisés au cours des quinze premiè-
res années de la concession. Le plan d’investissement
devait être en partie financé par des subventions de
l’État, à hauteur de 107  millions d’euros. Les gains
d’efficacité attendus semblent n’avoir eu que peu d’ef-
fet sur la baisse des tarifs. La politique de dividendes
de l’opérateur privilégie leur reversement aux action-
naires plutôt que le réinvestissement des ressources
dans le système, et 95 % des bénéfices sont ainsi rever-
sés aux actionnaires sous forme de dividendes.
Le Forum italien des mouvements pour l’eau – qui
regroupe de nombreuses organisations, dont le ­syndicat

25
Manifestes pour l’eau publique

CGIL – milite pour la remunicipalisation des services


d’alimentation et d’assainissement à travers une double
stratégie. Tout d’abord, le Forum cherche à sensibiliser
l’opinion publique aux problèmes liés à l’eau, grâce
à des campagnes qui se sont notamment traduites par
une manifestation en faveur de la gestion publique de
l’eau (qui en décembre 2007 a réuni 40 000 personnes).
Ensuite, le Forum défend l’adoption d’une législation
nationale visant à stopper et à inverser le processus
de privatisation de la gestion de l’eau et à y renforcer
la présence du secteur public. En novembre 2007, le
Parlement italien a approuvé un moratoire proposé par
le Forum italien des mouvements pour l’eau. Ce der-
nier suspend le processus de privatisation de l’eau en
Italie pendant un an. Le Forum défend également un
projet de loi, signé par 406 000 citoyens italiens, actuel-
lement examiné par la commission environnement du
Parlement. Le projet de loi garantit, entre autres : a) que
le secteur public soit propriétaire et exploite les servi-
ces et infrastructures liés à l’eau ; b) que la concurrence
soit bannie dans le secteur de l’eau ; et c) que l’exploi-
tation privée de l’eau soit à nouveau municipalisée ou
nationalisée. Toutefois son approbation et son applica-
tion demeurent incertaines.
Lituanie
Après l’indépendance de la Lituanie (1990), la res-
ponsabilité de l’approvisionnement et de l’assainisse-
ment a été transférée de l’État aux municipalités. Des
compagnies municipales ont été créées via la réor-
ganisation des entreprises publiques régionales de la
période soviétique. Les principales villes ont depuis
renforcé leur système d’exploitation municipal.

26
L’eau dans tous ses États

Kaunas
L’entreprise Kauno Vandenys, détenue par la muni-
cipalité, s’est engagée dans un PPP à but non lucratif
avec Stockholm Vatten, détenue par la municipalité
de Stockholm. L’accord de jumelage (1994-1999),
financé par l’agence de développement suédoise, visait
à aider Kauno Vandenys à construire et à financer une
grande station d’épuration, mais également à procéder
à sa propre restructuration pour devenir une entreprise
municipale jouissant de son propre contrôle managé-
rial. La construction de l’usine a été financée par des
fonds internationaux, bilatéraux et nationaux. Kauno
Vandenys « a dû faire face à une pression énorme pour
préparer et mettre en œuvre le plus gros plan d’in-
vestissement de son histoire, et dans le même temps,
modifier radicalement ses statuts, son modèle de gou-
vernance, sa structure organisationnelle, ses systèmes
et pratiques de gestion, sa relation client, mais aussi sa
gestion financière et ses systèmes d’information. Elle
y est largement parvenue, en grande partie grâce au
soutien de [Stockholm Vatten] ».
Un autre exemple d’un tel succès est celui de l’ac-
cord de jumelage intervenu entre l’opérateur municipal
de Riga en Lettonie et Stockholm Vatten. Ces exemples
montrent que les PPP à but non lucratif peuvent être un
moyen très économique de renforcer les capacités et la
gestion publique des services liés à l’eau.
Vilnius
En mai  1998, le conseil municipal de Vilnius a
décidé de conserver les services d’approvisionnement
en eau et d’assainissement sous l’égide municipale plu-
tôt que de les privatiser. Cette décision est intervenue
après cinq ans de lobbying intensif par Suez-Lyonnaise

27
Manifestes pour l’eau publique

des eaux, qui souhaitait remporter la concession sans


processus d’appel d’offres. Les syndicats locaux et
d’autres organismes s’y sont opposés, arguant que cela
n’était pas nécessaire et coûterait plus cher.
Le conseil municipal a donc préféré créer un organe
spécial de développement des services d’approvision-
nement et d’assainissement, pour lequel il devait récol-
ter des fonds auprès de plusieurs sources, notamment
auprès d’instances internationales telles que la Banque
mondiale et la BERD (Banque européenne pour la
reconstruction et le développement), des banques
internationales et des banques et fonds nationaux. Le
programme de développement a été rédigé en coopé-
ration avec des professionnels de la gestion de l’eau
du service municipal concerné, qui ont conclu que ce
système était préférable à une privatisation.
En décembre 2000, l’entreprise de gestion de l’eau
de Vilnius, Vilniaus Vandenys, a obtenu des prêts
auprès de deux banques d’affaires – Kredyt Bank SA
en Pologne et la banque allemande A/S Vereinsbank
Riga basée en Lettonie – tous deux bénéficiant de
garanties de l’État. La Kredyt Bank a fourni un prêt sur
sept ans de 7,7  millions d’euros à Kauno Vandenys,
tandis que la Vereinsbank Riga a consenti un prêt sur
sept ans de 3,5 millions de dollars. Les prêts ont servi
à financer la modernisation du réseau de distribution
afin que la qualité de l’eau fournie respecte les normes
européennes et à moderniser les infrastructures de trai-
tement des eaux usées.
Pays-Bas
Quasiment tous les opérateurs néerlandais dans
le domaine de l’eau sont des sociétés par actions de
régime public, dont les parts sont souvent détenues par

28
L’eau dans tous ses États

les municipalités ou les provinces. Historiquement,


leur développement est dû à un processus constant de
concentration visant les économies d’échelle et l’ef-
ficacité opérationnelle. Ce qui s’est traduit par une
réduction du nombre d’opérateurs, lequel est passé de
cinquante en 1990 à dix en 2008.
Le principe de récupération intégrale des coûts s’ap-
plique mais ne se traduit pas par la réalisation de super-
bénéfices, car les actionnaires publics s’intéressent peu
à l’optimisation du retour sur investissement, et le ver-
sement de dividendes est une pratique limitée. En règle
générale, le niveau de service fourni semble bon, vu
que de l’eau est d’excellente qualité et fournie à un prix
abordable. Un autre indicateur de performance du sec-
teur de l’eau au Pays-Bas est le taux de fuites extrême-
ment bas : seulement 4 % de l’eau produite. En outre,
les compagnies des eaux néerlandaises ont promu avec
succès diverses initiatives respectueuses de l’environ-
nement, telle que la surveillance des substances noci-
ves et la limitation de la pollution, ou encore la préven-
tion de la pollution.
Selon certains, les gains d’efficacité globaux de
23 % sur dix ans dans le secteur de l’eau s’expliquent
par le processus de concentration entre compagnies,
mais également car ces dernières ont participé à une
évaluation comparative. Cette dernière s’est déroulée
sur la base du volontariat, afin d’identifier les bonnes
pratiques dans le domaine de la qualité de l’eau, de la
fourniture de services, d’impact environnemental, et
d’efficacité en matière financière et économique. Ce
processus a été mené en l’absence d’organisme central
de régulation.

29
Manifestes pour l’eau publique

Le secteur public est le seul propriétaire des opéra-


tions d’approvisionnement en eau. En 2004, une loi
a été passée pour exclure les entités privées de l’ex-
ploitation des services liés à l’eau. Il a été notifié au
Parlement néerlandais que cette loi, excluant les opéra-
teurs privés, n’entrait pas en conflit avec la législation
européenne.
Les services des égouts sont généralement assurés
par les services municipaux, tandis que le traitement
des eaux est généralement exploité par les régies publi-
ques de gestion (en 2004, il en existait trente-sept).
Amsterdam fait figure d’exception puisque l’appro-
visionnement en eau, les égouts et l’assainissement
sont tous gérés par le même opérateur. Les régies font
autorité pour la rédaction des réglementations qui
s’appliquent aux citoyens, ainsi que pour percevoir les
taxes. 95 % de leurs recettes émanent d’une redevance
et d’une taxe de pollution, tandis que les 5 % restants
proviennent de subventions des gouvernements cen-
traux et locaux. La Nederlandse Waterschapsbank
(Banque de l’eau) a été créée en 1954 par les régies, et
demeure à ce jour leur banque. Elle jouit d’une cote de
solvabilité « AAA » et consent des prêts à long terme
aux municipalités et à d’autres organismes publics. En
2002, elle avait un portefeuille de prêts de pratique-
ment 20  milliards Kauno Vandenys. Elle finance ses
activités grâce aux fonds internationaux et aux mar-
chés de capitaux. Depuis 2000, les régies utilisent un
« comparatif de gestion » pour comparer l’efficacité
des modèles de gestion de l’eau.
La seule implication significative du secteur privé
aux Pays-Bas est celle de la régie de Delfland qui a
attribué un énorme contrat portant sur la construction

30
L’eau dans tous ses États

et l’exploitation d’une station d’épuration, ainsi que


sur le réseau d’égouts de Delfland. La station, – la plus
grande d’Europe, desservant 1,7 million de personnes –
est une co-entreprise entre plusieurs compagnies des
eaux, notamment celle de Rotterdam et Veolia-Eau.
Pologne
La gestion de l’eau, de l’approvisionnement et du
traitement des eaux usées y est en grande partie assu-
rée par des entreprises de droit commercial appartenant
aux municipalités, suite à la municipalisation des entre-
prises nationales au début des années 1990. Quelques
villes ont privatisé la fourniture de l’eau, dont Gdansk.
Des fonds d’investissement sont disponibles à des
conditions intéressantes, notamment des fonds envi-
ronnementaux d’État (financés par des taxes environ-
nementales), ainsi que des fonds européens et les fonds
propres des villes. Plusieurs compagnies municipales
sont ­parvenues à renforcer leurs opérations et à s’im-
poser dans le domaine de la finance internationale.
Lodz
En 1993, la Générale des eaux a proposé de ­privatiser
l’approvisionnement en eau et l’assainissement de
la ville. La municipalité a fini par rejeter le projet de
­privatisation car le plan présenté par le service public
et les syndicats s’avérait plus intéressant. Vivendi avait
offert 60  millions d’écus en nature sous la forme de
matériel, de travaux et services, ce qui représentait pour
elle un faible risque financier. En outre, la Générale des
eaux aurait pu profiter de crédits non-utilisés, tels que
du matériel non nécessaire ou des travaux non requis.
Le projet proposé conjointement par les services
publics et les syndicats reposait sur une autre source
d’investissement, le Fonds national polonais pour

31
Manifestes pour l’eau publique

l’environnement. Celui-ci finance des projets en lien


avec les services environnementaux qui respectent les
critères fixés pour le bien de la communauté, grâce à
des prêts à taux zéro. Le plan envisageait également
la restructuration des systèmes d’approvisionnement et
d’assainissement via une entreprise publique distincte
disposant de son propre budget.
En mars 2001, Lodz Water a obtenu un prêt de 31 mil-
lions d’euros auprès de la BEI (Banque européenne
d’investissement) pour financer la modernisation des
réseaux d’approvisionnement et d’assainissement. Le
prêt sur vingt ans a été consenti pour un programme
d’investissement sur cinq ans, comprenant également
l’agrandissement d’une station d’épuration, la mise en
place de plusieurs collecteurs et des travaux de voirie.
La Commission européenne contribue au financement
par le biais de son programme de pré-adhésion ISPA
(instrument structurel de pré-adhésion).
Cracovie
En décembre 2000, la BERD a décidé d’émettre un
prêt de 20 millions d’euros sur douze ans au bénéfice
de la compagnie des eaux municipale de Cracovie
(MPWiK) pour financer l’extension et la modernisa-
tion d’une station d’épuration et la construction d’une
nouvelle station d’épuration biologique. Le prêt de la
BERD a été accordé à MPWiK sans garantie munici-
pale, au vu de la santé financière et de la bonne ges-
tion de l’entreprise. « La BERD a mené une évaluation
financière en profondeur de MPWiK. Au vu de sa santé
financière et de sa bonne gouvernance, la Banque est
prête à supporter l’ensemble des risques commerciaux
pour l’entreprise. » Ainsi le conseil municipal a-t-il pu
investir davantage dans des secteurs non marchands

32
L’eau dans tous ses États

tels que le logement, l’éducation et la voirie. Il convient


de souligner que le prêt de la BERD a été émis en deux
monnaies : à savoir 45,5 millions de zlotys et 10 mil-
lions d’euros – afin de répondre aux besoins de finan-
cement de MPWiK.
En plus du prêt de la BERD obtenu pour MPWiK,
le conseil municipal a obtenu un prêt de 55 millions
d’euros auprès de l’ISPA.
Royaume Uni
Contrairement à la plupart des pays de l’UE, les ser-
vices liés à l’eau ne sont pas sous la responsabilité de la
municipalité mais sous celle d’un gouvernement cen-
tral ou délégué. Il convient également de différencier le
système existant en Angleterre, où réside plus de 83 %
de la population, de ceux d’Écosse, du Pays de Galles
et d’Irlande du Nord.
Les services de l’eau, notamment l’approvisionne-
ment, les égouts et le traitement des eaux usées sont
entièrement privatisés en Angleterre. Ce qui signifie
que non seulement les services sont délivrés par des
entreprises privées, mais ce sont également elles qui
sont propriétaires des infrastructures. Ce n’est pas
le cas dans le reste du Royaume-Uni. En Écosse, un
seul opérateur public gère l’ensemble des services aux
ménages. Cependant, la PSP a été introduite dans le
cadre d’un programme d’investissement. D’autre part,
la concurrence de détail a fait son apparition dans le
domaine des services aux entreprises et industries,
de sorte que les entreprises privées peuvent propo-
ser des services tels que la facturation, les relevés et
le ­recouvrement de la redevance. En Irlande du Nord,
les services sont fournis par une entreprise gouverne-
mentale, la Northern Ireland Water. Au Pays de Galles,

33
Manifestes pour l’eau publique

le secteur de l’eau a été privatisé en même temps que


les entreprises anglaises en 1989. En 2000, l’entreprise
privée a été reprise par une entreprise à but non lucra-
tif, Glas Cymru. Celle-ci n’est pas née d’une volonté
politique de réforme, mais est issue d’un mécanisme
mis au point par un consortium de multinationales
électriques américaines ayant racheté l’entreprise qui
regroupait les services d’électricité et d’eau au Pays de
Galles, et qui ne souhaitait pas conserver l’activité eau.
Aucun acheteur privé n’étant intéressé, le consortium
a dû trouver un moyen de s’en débarrasser. Il bénéfi-
ciait du large soutien de l’opinion publique et de l’as-
semblée galloise, mais il ne s’agit pas d’une entreprise
publique, d’une coopérative, ou d’une entreprise com-
mune. C’est une entreprise à but non lucratif contrôlée
par ses dirigeants, qui nomment leurs propres succes-
seurs. Il n’y a pas d’actionnaires, et tout son capital
est constitué d’éléments de passif, principalement des
obligations.
En 1989, le gouvernement Thatcher a privatisé le
secteur de l’eau en Angleterre et au Pays de Galles en
transférant les droits de propriété sur l’exploitation et les
infrastructures aux dix compagnies régionales privées,
dont neuf en Angleterre, qui étaient cotées en Bourse.
Les entreprises privatisées ont dû financer l’ensemble
de leurs frais d’exploitation et d’investissement en
ayant recours au marché des capitaux, étant ainsi sujet-
tes à la veille réglementaire. Les implications de cette
décision politique dépassent largement l’aspect techni-
que. Étant donné que les entreprises privées ont pour
but d’optimiser le rendement pour leurs actionnaires,
elles donnent la priorité à des considérations financiè-
res et se fixent des objectifs sociaux uniquement dans

34
L’eau dans tous ses États

la mesure où ceux-ci n’entrent pas en conflit avec leur


rentabilité. En dehors des entreprises privées de ges-
tion et d’assainissement, vingt-neuf entreprises privées
fournissant exclusivement des services d’approvision-
nement ont survécu, bien qu’en juin 2008 elles ne sont
plus qu’au nombre de treize suite à des opérations de
fusions-acquisitions.
Suite à la privatisation, de plus en plus de foyers se
sont déconnectés du réseau. Leur chiffre a triplé au
cours des cinq premières années, avec 18 636 foyers
déconnectés en 1994. Mais cette pratique a été très cri-
tiquée pour des raisons sociales et sanitaires. En 1992,
le nombre de cas de dysenterie a augmenté dans toutes
les grandes agglomérations, en dehors de Londres. Les
professions de santé désapprouvaient la déconnexion
du réseau, arguant qu’un accès à de l’eau propre était
essentiel à la vie humaine, à l’hygiène et à la santé. Le
nouveau gouvernement travailliste a adopté la même
posture, à savoir que se déconnecter était dangereux
pour la santé. La loi de 1999 sur l’eau a interdit aux
compagnies des eaux de déconnecter leurs clients,
d’installer des compteurs à prépaiement ou des vannes
limitant le débit d’eau en cas d’impayé.
L’expérience de la privatisation de l’eau en
Angleterre s’est traduite par une forte augmentation
du prix de l’eau. Concrètement, la facture annuelle
moyenne couvrant l’eau et l’assainissement a augmenté
de 42 % en plus du taux d’inflation global sur dix-huit
ans, entre 1989 et 2007. L’augmentation des prix s’est
accompagnée d’un accroissement de la pauvreté liée
au manque d’eau, définie comme la ­proportion de
foyers qui dépensent plus de 3 % de leurs revenus pour
régler les factures d’eau. Les seuls systèmes en place

35
Manifestes pour l’eau publique

pour venir en aide à ceux qui ont des difficultés à régler


leurs factures d’eau semblent d’un autre âge. De très
nombreuses conditions sont à réunir pour obtenir de
l’aide, car celle-ci est gérée par les opérateurs privés,
qui consentent parfois d’eux-mêmes à des gestes com-
merciaux, gestes qui demeurent à leur discrétion. Dans
un cas comme dans l’autre, cela ne règle en rien la
question du caractère abordable ou non de l’eau.
L’OFWAT (organisme de régulation dans le secteur
de l’eau) s’est montré à plusieurs reprises incapable
de s’opposer au « jeu » que jouent en permanence les
entreprises afin d’augmenter leurs marges bénéficiai-
res. Les entreprises peuvent en effet « jouer » sur le
plafonnement des prix fixé par l’OFWAT car celui-ci
détermine le niveau de prix de l’eau en Angleterre cinq
ans à l’avance. Les entreprises lui soumettent leurs pré-
visions en termes de dépenses et s’en servent ainsi pour
justifier l’augmentation des prix. Par la suite l’OFWAT
doit procéder à sa propre évaluation des prévisions des
entreprises, et fixe les prix en fonction. Les entreprises
ont donc tout intérêt à tromper l’organisme de régu-
lation en gonflant leurs prévisions de dépenses d’in-
vestissement. Elles sont ainsi en mesure de faire payer
l’eau plus « cher » alors que leurs dépenses réelles sont
moindres, et par conséquent d’encaisser la différence
sous forme de bénéfice. Il s’agit là d’un véritable « jeu »
entre le régulateur et les entreprises.
À partir de 1994, le procédé a été rendu visible
après que l’OFWAT a finalisé la détermination des
prix et que le plafonnement des tarifs des entreprises
a été ­déterminé. Certaines entreprises ont « découvert »
qu’elles avaient fait des économies sur les dépenses,
ou ­qu’elles n’auraient pas, pour les années à venir,

36
L’eau dans tous ses États

de ­dépenses d’investissement aussi élevées qu’elles


l’avaient annoncées. Elles s’en sont ainsi servi pour
justifier le versement de dividendes supplémentaires.
Yorkshire Water a versé 50 millions de livres de divi-
dendes supplémentaires, justifiés par des économies
réalisées sur son programme d’emploi du capital.
L’OFWAT a par la suite laissé entendre que l’incapa-
cité de Yorkshire Water PLC à assurer un approvision-
nement régulier en eau lors de la sécheresse de 1995
ou encore à maîtriser les fuites et déversements dans
les égouts était en lien avec la politique des dividen-
des de l’entreprise. North West Water a économisé
400 millions de livres et a ainsi augmenté les dividen-
des reversés aux actionnaires plutôt que de baisser les
prix. Thames Water a également utilisé 350 millions de
livres économisés sur les dépenses prévues au profit
des actionnaires.
Sur l’ensemble de la période 1995-2000, les
dépenses réelles d’investissement se sont montées à
17,5 milliards de livres – à savoir 10 % (ou 1,9 milliard
de livres) de moins que ce qui avait été estimé lorsque
l’OFWAT a fixé les plafonds de prix. Les bénéfices
des entreprises ont fait un véritable bond. Le phéno-
mène s’est poursuivi pendant la période 2000-2005,
et a été visible dès la première année : les dépenses
d’investissement sur 2000-2001 ont été inférieures de
700 millions de livres aux niveaux prévus. La tendance
s’est confirmée sur le reste de la période, et le total des
dépenses d’investissement réalisées sur l’ensemble de
la période 2000-2005 a représenté 1,7 milliard de livres
de moins que les estimations sur lesquelles se basait le
plafonnement des prix pour les cinq ans, soit 17,7 mil-
liards de livres au lieu des 19,4 milliards prévus, ou 9 %

37
Manifestes pour l’eau publique

de moins. Les bénéfices ont donc à nouveau explosé.


Ces dix dernières années, les entreprises ont affiché des
profits imprévus de plus de 3,4 milliards de livres grâce
à cette sous-utilisation des fonds. Résultat : « Les béné-
fices sont à leur plus haut niveau depuis cinq ans. » Le
phénomène a pris de l’ampleur en 2005-2006 lorsque
les fonds sous-utilisés ont quasiment atteint 1 milliard
de livres en une seule année, soit 22 % de moins que
les estimations sur lesquelles s’était basé l’OFWAT
pour fixer les plafonds. Les entreprises sont parvenues
à accroître les dividendes versés aux actionnaires de
700 millions de livres – augmentation des dividendes
qui a donc été rendue possible, entre autres, grâce aux
dépenses d’investissement non réalisées.
Les récents scandales ayant impliqué Severn Trent et
d’autres entreprises prouvent l’existence de ce phéno-
mène de « jeu » sur les prix, faisant parfois des manœu-
vres illégales, ainsi que les difficultés rencontrées par
l’OFWAT pour identifier et combattre le phénomène.
Le scandale Severn Trent n’a pas éclaté grâce au méca-
nisme de surveillance de l’OFWAT, mais parce qu’il a
été dénoncé. David Donnelly, l’un des cadres, a expli-
qué en 2004 que ses dirigeants lui avaient demandé de
gonfler les chiffres des créances irrécouvrables auprès
de certains clients. Severn Trent a rejeté l’accusa-
tion, et a nié que des clients aient été surfacturés. Un
an et demi plus tard, l’OFWAT a produit un rapport
fondé sur les accusations suivantes : « Severn Trent
a fourni des informations au régulateur qui étaient
soit délibérément erronées, soit peu documentées. En
­conséquence les plafonds de tarification fixés pour
l’entreprise étaient plus élevés que nécessaire, impli-
quant que les clients se seraient vus contraints de

38
L’eau dans tous ses États

payer 42 millions de livres de plus d’ici 2009-2010. »


En novembre 2007, l’autorité de répression des fraudes
(Serious Fraud Office) a également décidé de poursui-
vre Severn Trent Water pour trois chefs d’accusation,
aux termes de la section 207 de la loi sur l’eau de 1991
(Water Industry Act) et pour avoir fourni de fausses
informations à l’OFWAT. Les trois chefs d’accusation
portaient sur des données concernant les fuites sur les
années 2000, 2001 et 2002. En avril 2008, Severn Trent
a plaidé coupable pour deux des chefs d’accusation liés
aux données sur les fuites communiquées à l’OFWAT
en 2001 et 2002.
Ces accusations ont donné lieu à d’autres aveux, et
d’autres erreurs ont été mises au jour. Southern Water
a reconnu avoir commis des erreurs dans des réponses
envoyées à ses clients, et n’avoir pas acquitté certains
paiements dus à des clients ; l’autorité de répression
des fraudes a enquêté sur les deux, mais a finalement
décidé de ne pas engager de poursuites. Thames Water,
et Severn Trent elle-même, ont reconnu avoir fourni de
fausses informations lors de requêtes émanant de leurs
clients, ce qui a eu une répercussion sur les factures de
ces derniers ; Tendring Hundred a reconnu avoir com-
mis des « erreurs comptables » dans ses estimations
de revenus liés aux clients disposant de compteurs, et
avoir surfacturé 5  livres par client en raison de cette
erreur involontaire.
Impact de l’UE sur le secteur de l’eau
L’UE a un impact non seulement par le biais de
directives spécifiques à ce secteur, telle que la direc-
tive-cadre sur l’eau, mais également à travers des
politiques générales comme les fonds de cohésion,
les limitations sur les emprunts des gouvernements, la

39
Manifestes pour l’eau publique

législation ­portant sur la concurrence et les directives


sur les marchés publics (+ Tableau 2).
Tableau 2 
Politiques de l’UE et impact sur le secteur de l’eau
Effets sur le
Catégorie Instrument Contenu
service public
Directives Exemple :
Environnement +
sectorielles nappes phréatiques, nitrates
Niveau de Exemple : eau potable,
+/-
service traitement des eaux usées
Participation, r­ écupération
DCE +/-
des coûts
Instruments Fonds de Adhésion, dimension
+
économiques cohésion régionale
Pacte de stabilité Limitation d­ ’emprunts, dette -
BEI, BERD Prêt pour investissements +/-
Lois sur la concurrence
Concurrence Marché intérieur
(mais pas de directive)
Limitations pour les
Aides de l’État -
entreprises publiques
Tendance à recourir aux
Marchés publics -
appels d’offres
Encouragement des
PPP -
partenariats privés

Directives environnementales et
directive-cadre sur l’eau2
L’UE a émis plusieurs directives sur l’eau. Elles
comportent des règles générales sur la protection des
ressources en eau telles que les nappes phréatiques ;
des règles visant à contrôler les activités commerciales
ayant un impact significatif sur la qualité de l’eau (par
exemple en lien avec les ­nitrates) ; les règles portant
directement sur les ­activités municipales dans le sec-
teur de l’eau et des eaux usées (par exemple sur l’eau
potable et le traitement des eaux usées) ; et une loi cru-
ciale, la directive-cadre sur l’eau (DCE).

2. Pour une analyse des directives, voir <www.watertime.net/docs/


WP1/D7_Int_Context_final.pdf>.

40
L’eau dans tous ses États

Les directives portant sur la qualité environnemen-


tale et le niveau de service, plus particulièrement celle
sur le traitement des eaux usées, ont entraîné des inves-
tissements importants. Ajoutées aux contraintes limi-
tant les emprunts et la dette publique, ces directives
ont encouragé le recours aux entreprises privées, à tra-
vers des concessions ou des PPP par ­exemple, pour la
construction et l’exploitation des stations d’épuration.
La DCE comporte des dispositions, comme celles
sur la participation du secteur public qui sont positives
en théorie. Elle comporte également des dispositions
sur la récupération des coûts (article  9), qui stipu-
lent que les états membres doivent « tenir compte du
principe de récupération des coûts dans le secteur de
l’eau ». Elle précise également que les états membres
doivent s’assurer qu’« à partir de 2010, la politique
de tarification de l’eau incite les utilisateurs à utiliser
les ressources en eau de façon efficace » et que « tous
les secteurs économiques utilisant de l’eau, secteurs
répartis entre l’industrie, les ménages et l’agriculture,
contribuent de manière adéquate à la récupération des
coûts de l’eau ». Mais la définition de « contribution
adéquate » demeure ouverte, et de plus « cela ne consti-
tue pas un manquement si les états membres décident,
s’il s’agit d’une pratique courante, de ne pas appliquer
ces dispositions ».
Toutefois ces dispositions sont utilisées afin de faire
pression sur les pays et de faire augmenter les rede-
vances sur l’eau. En Hongrie, où les investissements
majeurs sont toujours financés par le gouvernement
central, les représentants de l’UE ont indiqué qu’ils
tablaient sur un retrait du soutien gouvernemental
d’ici 2015. On estime que cela impliquera une hausse

41
Manifestes pour l’eau publique

des prix comprise entre 5 et 85 %, avec de grandes


­disparités entre les régions, et Budapest devrait subir la
plus forte augmentation.
Données sur la récupération des coûts de l’eau dans l’UE (2007)

En ordonnées : Nombre d’États membres ; colonne  1 :


Ménages ; colonne  2 =  Industrie ; colonne  3 =  Agriculture ;
De haut en bas : EM n’ayant pas fourni d’informations ; EM
ayant fourni des informations incomplètes ; EM ayant fourni
des informations.

L’article 9 de la DCE exige que la récupération des


coûts soit évaluée séparément pour les trois principales
catégories d’utilisateurs – les ménages, l’industrie et
l’agriculture – afin de décourager les pratiques d’in-
terfinancement. Les foyers pourraient en effet être les
premiers à en pâtir. Le rapport de la Commission euro-
péenne sur l’application de la directive en 2007 a mon-
tré que la récupération des coûts sur les ménages faisait
l’objet d’une plus grande attention, et que le niveau de
récupération sur les ménages était supérieur de 70 à
100 % par rapport à celui sur les entreprises (40-100 %)
ou sur l’agriculture (1-100 %). Ce qui signifie que les
tarifs pourraient augmenter plus rapidement pour
les foyers que pour les autres secteurs (alors que les

42
L’eau dans tous ses États

­premiers consomment en moyenne à peine 20 % de


toute l’eau extraite dans les quinze pays de l’UE).
Fonds de cohésion
L’UE fait des réserves financières significatives pour
couvrir les investissements nécessaires dans le secteur
de l’eau (ainsi que dans d’autres secteurs tels que l’en-
vironnement, l’énergie et les transports) par le biais
de ses fonds d’adhésion, fonds structurels et fonds
de cohésion. Il s’agit de mécanismes de financement
publics servant à redistribuer des fonds réunis via le
système d’imposition générale vers les pays qui en ont
le plus besoin. En moyenne, l’UE perçoit chaque année
environ 20 euros d’impôt par habitant de l’UE afin de
financer les seuls investissements dans le domaine de
l’eau et de l’assainissement.
Sur la période 1994-1999, les investissements envi-
ronnementaux financés par des fonds structurels se
sont montés à plus de 9 milliards d’euros. L’impact sur
les régions et les états membres les moins riches a été
significatif :
« En Grèce, le nombre de zones urbaines reliées au
tout-à-l’égout a pratiquement doublé entre  1993
et  1999, la population concernée atteignant plus
de 70 %. En Irlande, le pourcentage de population
reliée est passé de 44 % en 1991 à 80 % en 1999. Au
Portugal, la population disposant d’un approvision-
nement en eau potable est passée de 61 % en 1989
à 95 % en 1999, et celle reliée au tout-à-l’égout de
55 % en 1990 à 90 % en 1999. Les fonds ont égale-
ment permis d’étendre l’approvisionnement en eau
à des régions souffrant de pénuries. En Italie par
exemple, l’approvisionnement a été plus que multi-
plié par trois sur la période du projet » (Commission
européenne 2006).

43
Manifestes pour l’eau publique

Dans l’ensemble, ce soutien au développement des


infrastructures entre autres a eu un effet considérable
sur la croissance économique : en Grèce, en 1999, le
PIB était supérieur de 9,9 % à ce qu’il aurait été sans
l’aide des fonds centraux de cohésion, et il était supé-
rieur de 8,5 % au Portugal (ibid.).
Pacte de stabilité
Les politiques économiques et de marché de l’UE
ont globalement eu un impact restrictif sur les finan-
ces publiques des états membres et des pays candidats.
Les critères de convergence européens, qui constituent
le pacte de stabilité conclu en 1992, exigent que les
États membres et les futurs membres de l’UE ramè-
nent leur déficit public annuel à 3 % du PIB, et leur
dette ­publique à 60 % du PIB (traité consolidé de l’UE,
2003 : art. 104). Ces critères ont influencé le service
public de deux manières : tout d’abord, ils ont encou-
ragé la vente des entreprises d’état afin de réduire la
dette. Ensuite ils ont favorisé les restructurations impli-
quant le financement des investissements par le secteur
privé – par exemple via la cession des entreprises publi-
ques ou via le recours aux PPP, l’octroi de concessions
ou des financement privés comme au Royaume-Uni
– et ceci afin que la dette liée aux dépenses d’investis-
sement ne soit plus considérée comme dette publique.
Ce phénomène a été particulièrement significatif dans
les secteurs tels que l’eau, qui requièrent d’importantes
dépenses d’investissement.
Règles de concurrence et marché
intérieur
Les dispositions du traité de l’UE, portant sur la
concurrence et le marché intérieur, ont extrêmement
influencé le service public, notamment dans le secteur

44
L’eau dans tous ses États

de l’eau. On peut les regrouper en trois catégories : les


directives sur la libéralisation, les règles sur les mar-
chés publics et les règles portant sur les aides de l’état.
Pas de directive malgré une tentative
Il n’existe aucune directive exigeant la libéralisation
du secteur de l’eau, contrairement à l’électricité, le gaz,
la poste, les télécoms et le secteur du rail qui y sont
soumis (et en ont grandement pâti depuis). Lorsque le
commissaire Bolkestein était à la tête de la Direction
générale marché intérieur et services (DG Markt), il
s’est clairement prononcé dans plusieurs discours en
faveur de la libéralisation du secteur l’eau, et a com-
mandé un rapport sur la manière dont le secteur pour-
rait s’ouvrir davantage à la concurrence. Le document
de la Commission de 2003 portant sur la stratégie du
marché intérieur de l’UE pour les trois années suivan-
tes a identifié l’eau comme secteur privilégié par la DG
pour l’ouverture aux opérateurs privés. Cependant tou-
tes ces pressions n’ont pas suffi à convaincre suffisam-
ment et le Parlement a précisé que l’eau n’était pas un
secteur se prêtant à la libéralisation.
Marchés publics et PPP
En l’absence d’une directive requérant la libéralisa-
tion du secteur de l’eau, ce sont les principes généraux
du traité de l’UE et les décisions de la Cour européenne
de justice (CEJ) qui font autorité pour la passation de
marchés dans le secteur de l’eau. Ils ont une influence
sur les services fournis pour le compte d’une autorité
publique par une organisation « autonome » du secteur
public. Dans de nombreux pays, les municipalités assu-
rent l’approvisionnement en eau (entre autres) via des
entreprises « autonomes » qu’elles détiennent à 100 %.
De nombreuses municipalités se sont regroupées pour

45
Manifestes pour l’eau publique

former des associations intermunicipales capables de


fournir des services à plus grande échelle, en parti-
culier en zone rurale. Les législations nationales et la
pratique font que les collectivités locales peuvent choi-
sir d’assurer elles-mêmes ou non le service, ce qui ne
nécessite pas d’appel d’offres du moment qu’il n’y a
pas sous-traitance au secteur privé.
Cependant des opérateurs privés sont allés en justice,
arguant que certaines opérations attribuées à des orga-
nisations autonomes ou associations intermunicipales
sortaient du champ de l’exemption d’appels d’offres, et
devaient être considérées comme de la sous-traitance,
et par conséquent soumises à ce processus. La juris-
prudence de la CEJ est extrêmement complexe, mais
certaines décisions ont indiqué que même lorsqu’une
entreprise était détenue à 100 % par la municipalité, et
même lorsque les services étaient délégués à une entre-
prise intermunicipale, leur caractère autonome pouvait
requérir une procédure d’appel d’offres.
La Commission européenne a également poursuivi
en justice l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Ita-
lie, après des plaintes déposées par des opérateurs pri-
vés. En Espagne, la Commission européenne a obtenu
gain de cause auprès de la CEJ qui a déterminé que
les législations nationales ne pouvaient soustraire les
accords de coopération entre municipalités aux dispo-
sitions des directives sur les marchés publics exigeant
le recours aux appels d’offres. En Italie, la Commission
européenne a également établi qu’un consortium de
municipalités italiennes de la région d’Ancône ne pou-
vait attribuer un contrat d’approvisionnement en eau et
d’assainissement à une entreprise conjointement déte-

46
L’eau dans tous ses États

nue par les municipalités sans passer par une procédure


d’appel d’offres.
Aides de l’État
Les règles du traité de l’UE régissant les aides de
l’état visaient initialement à empêcher les gouverne-
ments d’apporter un soutien financier aux entreprises
nationales et de leur conférer par là un avantage concur-
rentiel par rapport à d’autres entreprises européennes.
Suite à un jugement décisif de la CEJ dans l’affaire
Altmark, qui a permis de fixer quatre critères pour
l’attribution d’une aide de l’état à un opérateur public,
la Commission européenne a édicté un ensemble de
principes comprenant les critères de l’arrêt Altmark.
L’un des principaux problèmes posés par ces critères
est qu’ils font de la procédure d’appel d’offres une
condition préalable à la validation des aides de l’état.
Le quatrième critère Altmark – la nécessité de prou-
ver le caractère raisonnable de l’aide de l’État – est
automatiquement rempli si le contrat a fait l’objet d’un
appel d’offres ; dans le cas contraire, il convient de
démontrer que le niveau de compensation correspond
aux coûts qui seraient engendrés pour une « entreprise
bien gérée ». Les critères Altmark encouragent ainsi le
recours à l’appel d’offres car le processus de passation
de marché garantit en effet que les deux premiers cri-
tères soient remplis : les obligations de service public
(condition 1) doivent faire l’objet d’une définition pré-
cise dans le contrat ; les critères de calcul du montant
de la compensation doivent être définis au préalable
(condition 2) afin que les différentes offres puissent
être comparées. Le troisième critère Altmark, qui exige
que l’aide soit proportionnelle au coût d’exécution des
obligations de service, peut également être rempli à

47
Manifestes pour l’eau publique

partir du moment où il y a appel d’offres – en arguant


que le processus de mise en concurrence écarte auto-
matiquement tout surcoût abusif puisque par définition
celui-ci sera pris en compte par les autorités publiques
ou utilisateurs du service, sous forme de redevances
moins élevées.
Banques de développement : la BEI et la BERD
La BEI est l’organisme de financement de l’UE,
dont l’objectif est de « contribuer à l’intégration, au
développement équilibré et à la cohésion économique
et sociale des États membres ». En dehors de l’UE,
la BEI met en place des mécanismes financiers pour
divers accords conclus aux termes des politiques euro-
péennes d’aide au développement et de coopération.
En 2001, les prêts accordés par la BEI à des projets
environnementaux (dont des projets concernant l’eau
et l’assainissement), dans l’UE et en dehors, se sont
montés à 9 milliards d’euros. Les projets liés à l’eau
ont représenté 29 % des prêts accordés pour des projets
environnementaux entre  1990 et  2001. La BEI a été
très sollicitée pour financer des investissements dans
le secteur de l’eau et des infrastructures impliquant le
secteur privé, tels que des projets de PPP et des initiati-
ves de financement privé (PFI) au Royaume Uni.
La BERD a joué un rôle-clé dans la privatisation
des services d’approvisionnement en eau et d’assainis-
sement en Europe de l’Est. La Banque a été créée en
1991 pour aider les pays d’Europe centrale et orientale
(de la CEE) et l’ancienne Union soviétique à effectuer
leur transition vers l’économie de marché. La BERD
vise généralement la « promotion et l’optimisation de
la participation du secteur privé », ainsi que des objec-
tifs tels que la décentralisation, la commercialisation

48
L’eau dans tous ses États

et la « corporatisation » des services, la mise en place


de mécanismes réglementaires et la protection de
l’environnement. L’implication du secteur privé, les
réformes liées à la décentralisation, la commercialisa-
tion et la corporatisation, la rétrocession des coûts, la
réforme de la tarification et le renforcement de la sol-
vabilité sont autant de critères qui conditionnent l’aide
de la BERD (1999). La BERD a financé la plupart des
grandes privatisations de la CEE dans le secteur de
l’eau telles que celles qui sont intervenues à Sofia en
Bulgarie, à Budapest en Hongrie, à Tallinn en Estonie
et à Bucarest en Roumanie.
La BERD a parfois été actionnaire dans les parte-
nariats, prenant des participations chez des opérateurs
privés du secteur de l’eau. Par exemple, la BERD est
entrée au capital de Bechtel pour l’exploitation privée
de l’eau à Tallinn et à Sofia. Le dernier exemple en date
est celui des 105 millions d’euros investis en novem-
bre  2007 par la BERD pour acquérir 10 % de Veolia
Voda, l’entreprise qu’utilise Veolia pour décrocher des
contrats dans le secteur de l’eau en Russie et dans les
pays de la CEI.
La BERD a également fait de la participation du
secteur privé une condition de fait, par le biais de ses
programmes Multi-Project Facility (MPF). Ces der-
niers sont des fonds mis en place au terme d’un accord
conclu entre la Banque et une entreprise du secteur
privé donnée pour couvrir plusieurs projets sur une
base globale, et font de l’implication de l’entreprise
privée une condition pour l’utilisation des fonds. En
1995, la Banque a fourni à Suez-Lyonnaise des eaux
un MPF à hauteur de 90 millions de dollars, qui a été
reconduit pour trois ans en 2000, et en 1997, la Banque

49
Manifestes pour l’eau publique

a également fourni un MPF de 89,5 millions de dol-


lars à la Générale des eaux (aujourd’hui Veolia). En
juin 1995, précisément un mois avant que soit conclu
le MPF avec la Lyonnaise des eaux, Thierry Baudon
a quitté son poste de vice-président adjoint de la
BERD et a rejoint Suez-Lyonnaise des eaux en tant
que directeur général pour le financement des projets
internationaux.

50
Marc Laimé

L’insoutenable exception
française

Depuis le 19e siècle, la délégation du service public


de l’eau et de l’assainissement à des entreprises pri-
vées singularise la gestion de l’eau en France. Dans le
monde, seuls 7 à 8 % des services d’eau sont confiés
aujourd’hui à des opérateurs privés, et le modèle fran-
çais reste atypique en Europe. Il n’en est pas moins
promu à l’échelle internationale depuis une vingtaine
d’années, ce qui a permis à Veolia et Suez de deve-
nir les deux « majors » mondiales de l’eau. Mais le
monopole qu’elles exercent en France depuis près
d’un demi-siècle sur un service public essentiel est
de plus en plus contesté, en raison des dérives qu’il
a entraînées. À l’heure de l’implosion du capitalisme
financiarisé survenue à l’automne 2008, l’avenir de la
gestion de l’eau « à la française » fait ainsi figure d’en-
jeu démocratique majeur.
L’eau se situe à la convergence d’enjeux multidi-
mensionnels : économiques, sociaux, territoriaux, envi-
ronnementaux, indissociables et qui font système. Elle
semble être entrée depuis quelques années dans l’ère de
l’inquiétude, voire du soupçon, sous l’effet de facteurs
cumulatifs. À l’échelle mondiale, le spectre de la pénu-
rie et de la dégradation de la qualité de cette ressource
unique, affecte plus de deux milliards d’êtres humains.
On estime que cette situation provoque près de 30 000
morts chaque jour, dix fois plus que la mortalité décou-
lant des conflits armés. Les inquiétudes sont de plus en
plus fortes face à la pollution croissante des ressources

51
Manifestes pour l’eau publique

en eau, et leur impact sur l’environnement et la santé


publique, face à l’augmentation continue du montant
de la facture et l’opacité persistante de la gestion d’un
service public essentiel. La présence dominante, enfin,
notamment en France, d’entreprises transnationales,
associées aux thèmes de la libéralisation et de la « mar-
chandisation » d’un bien vital, insubstituable, sur fond
de soupçon, parfois avéré, de corruption du personnel
politique lors de l’attribution de marchés, en France et
à l’étranger pose de plus en plus de questions.
Cette présence monopolistique d’un véritable cartel
de l’eau constitue une autre forme d’exception fran-
çaise, puisque la délégation de service public (DSP) est
parfois dénommée « second modèle de service public
à la française ». Son développement historique trouve
son origine dans un mouvement continu et multiforme
depuis la réforme.
Qu’il s’agisse des mutations successives de l’agri-
culture, des grands travaux d’assèchement des marais,
du percement des canaux qui visait à domestiquer l’eau
pour favoriser les transports, de l’affirmation du mou-
vement hygiéniste au début du 19e siècle, de la révolu-
tion industrielle, du développement des infrastructures
urbaines, la convergence de ces mouvements dans le
courant du 19e siècle, avant que le développement de
l’hydro-électricité ne vienne couronner le phénomène,
va concourir à ce que la catégorisation progressive des
différents usages de l’eau, auparavant indifférenciés,
va préparer leur appropriation marchande1.

1. J.-P. Haghe, Les eaux courantes et l’État en France, 1789-1920.


Du contrôle institutionnel à la fétichisation marchande, thèse,
EHESS, 1998.

52
L’eau dans tous ses États

La ressource elle-même, qu’il s’agisse des eaux de


surface ou des eaux souterraines, demeure un bien
public, mais on admet progressivement que ses diffé-
rents usages puissent donner lieu à des services mar-
chands, qu’ils soient assurés par des opérateurs publics
ou privés.
Une autre spécificité française va jouer un rôle fon-
damental dans le processus de libéralisation de la ges-
tion de l’eau : l’émiettement communal. C’est en 1828
que les collectivités se sont vues attribuer la compé-
tence d’assurer l’alimentation en eau. Jusqu’à la moitié
du 19e siècle la France est gérée au niveau des districts,
c’est-à-dire des cantons, avec des conseils de districts
qui avaient tous les pouvoirs en matière de gestion.
C’est en 1848 que Louis-Philippe, voulant imposer une
gestion industrielle que les Français refusaient, a ato-
misé la France en 38 800 communes de plein exercice,
que leur taille comme leur absence de maîtrise budgé-
taire allaient rendre vulnérables à nombre d’appétits.
Eau et libéralisme
C’est dans ce contexte qu’à dater de la moitié du
19e siècle la délégation de service public se développe
dans le secteur de l’eau, en lien avec les grandes orien-
tations qui structurent notre modèle social et notre
organisation politique. Sous le Second Empire, l’État
napoléonien affirme fortement une doctrine résolument
libérale. Face à un besoin croissant de développement
d’infrastructures, il affiche ses priorités en privilégiant
l’investissement public dans les domaines de l’éduca-
tion et de la santé : l’état construit donc des écoles et
des hôpitaux.
A contrario, après la grande saga des chemins de fer,
qui avaient fait à partir des années 1840 la fortune des

53
Manifestes pour l’eau publique

consortiums créés à cet effet, on assiste à l’émergence


de deux sociétés qui vont se voir confier une partie du
financement des grandes infrastructures de distribution
de l’eau, d’abord dans les grandes villes. C’est la pre-
mière phase d’une série de mouvements de balancier,
qui sembleront privilégier tour à tour, plus d’un siè-
cle durant, la gestion privée ou la gestion publique de
l’eau. Cette singulière périodicité mérite attention. Elle
dessine en creux la véritable marque de fabrique de la
Générale et de la Lyonnaise des eaux. Leur étonnante
capacité à accompagner, voire à préfigurer, toutes les
évolutions du capitalisme à la française, des configura-
tions successives d’une économie administrée, durant
plus d’un siècle, jusqu’à l’ultralibéralisme mondialisé
qui s’affirmera à partir des années 1980.
Dès cette époque, les débats autour du choix de ges-
tion, public ou privé, du service public de l’eau, sont
récurrents. Belgrand et Haussmann y prendront une part
notable. Belgrand, ingénieur des Ponts-et-Chaussées,
affirmait avec force que l’eau ne devait absolument pas
être privatisée à Paris, qu’elle ressortissait de la sphère
publique. Mais un certain nombre de communes de
banlieue défendaient l’option inverse, soutenant qu’il
était impératif de faire appel aux fonds privés pour
financer les infrastructures nécessaires.
Par un décret napoléonien du 14 décembre 1853, la
Générale des eaux fut portée sur les fonts baptismaux.
Ses actionnaires, barons d’Empire et banquiers, sont
emblématiques du capitalisme de l’époque. Très vite
la Générale va obtenir des concessions à Lyon, Nantes,
Paris (dès 1860), une partie de la banlieue parisienne
(en 1869). En 1880 la Générale desservait déjà 123
villes et 850 000 habitants. C’est aussi en 1880 qu’est

54
L’eau dans tous ses États

créée la Lyonnaise, qui va répliquer le modèle mis en


place par sa sœur aînée2.
Du « socialisme municipal »
Mais de 1880 à la seconde guerre mondiale se produit
un premier retour de balancier. L’année 1884 marque
un véritable tournant, avec l’instauration de l’élection
du maire et du conseil municipal au suffrage universel,
qui ouvrira la voie au « socialisme municipal ». Dans
les grandes villes détenues par la gauche de l’époque,
radicale ou socialiste, les élus se montrent très sou-
cieux de conserver la maîtrise des grandes infrastructu-
res urbaines, et mèneront souvent la vie dure au « grand
capital »… Du coup le mouvement amorcé dans la
période précédente perd de son dynamisme. C’est la
gestion en régie municipale qui l’emporte. En matière
de financement il est pour une part notable assuré par
l’impôt, forme de péréquation déguisée qui va parfois
jusqu’à la gratuité.
Dans les toutes premières années du 20e siècle, les
débats autour du choix de gestion, public ou privé,
de l’eau, revêtent parfois une violence à laquelle
nous ne sommes plus accoutumés. Des mois durant,
L’Humanité de Jaurès mènera ainsi furieusement
campagne contre la « privatisation » de l’eau à Paris.
Après la guerre de 1914-1918 plusieurs entreprises qui
avaient été créées après que la Générale et la Lyonnaise
aient commencé à engranger des succès vont connaî-
tre des faillites retentissantes. Nombre de contrats
établis avec des collectivités pour gérer l’eau avant la
guerre de 1914 l’avaient été pendant une période de
stabilité monétaire absolue. Mais après 1918 l’inflation

2. Y. Stefanovitch, L’empire de l’eau, Ramsay, 2005.

55
Manifestes pour l’eau publique

a­ ugmenta très rapidement. Or ces contrats n’avaient


pas prévu de formules de révision des prix. Dès lors
nombre d’entreprises firent faillite et furent pour l’es-
sentiel reprises par des collectivités3.
Dans les années 1930, le Parti radical, alors au pou-
voir, et le parti socialiste s’affronteront très violem-
ment sur la dévolution au privé de l’eau à Paris. Un
certain nombre d’entreprises privées étaient concer-
nées, d’autant plus que l’eau n’était pas le seul secteur
susceptible d’être délégué, l’électricité était également
concernée. Durant cette période agitée la Générale et
la Lyonnaise font le gros dos, développent leur porte-
feuille de contrats et leurs compétences. Elles échappe-
ront ensuite à la grande vague de nationalisations issue
du programme du Conseil national de la Résistance,
qui verra Marcel Paul, ministre du gouvernement du
général de Gaulle, nationaliser l’électricité. L’eau
n’apparaît donc pas à cette époque comme un enjeu
stratégique. La Lyonnaise, qui gérait jusqu’alors de
l’électricité et de l’éclairage, se recentrera sur l’eau,
après être peu ou prou entrée en léthargie durant plus
de deux décennies4.
Il faudra attendre les années 1950-1960 pour voir
le mouvement s’inverser à nouveau. C’est l’époque
de la reconstruction, l’orée des Trente Glorieuses, la
grande saga gaullienne, le volontarisme planificateur.
Les besoins en infrastructures sont considérables : en
deux ou trois décennies, la France va changer de visage

3. J.-L. Trancart, « Le point de vue de la Lyonnaise des eaux », in


L’eau, source de vie, source de conflits, 15e Forum Le Monde diplo-
matique-Carrefours de la pensée, PUR, 2006.
4. A.  Jacquot, « La Compagnie générale des eaux 1852-1952, un
siècle, des débuts à la renaissance », Entreprise et histoire, n° 30.

56
L’eau dans tous ses États

et s’urbaniser à une vitesse sans précédent. À la même


époque naît le programme nucléaire français. Comme
EDF va très vite devenir le plus important gestionnaire
des ressources d’eau françaises, la nécessité de se doter
d’une législation spécifique autorisant une véritable
gestion intégrée de l’eau entraînera la promulgation de
la première grande loi sur l’eau de 19645.
Les Trente Glorieuses
C’est donc à l’orée des années 1960 qu’émerge
l’« école française de l’eau6 ». Elle va s’incarner dans
la gestion par bassin versant, une forte affirmation du
rôle des grands corps de l’État, l’autonomie progres-
sive des élus locaux vis-à-vis des compétences eau et
assainissement, et la rapide conquête du marché par
trois entreprises privées. Du coup la délégation de ser-
vice public retrouve tout son lustre, d’abord sous le
régime de la concession, jusque dans les années 1980,
puis sous celui de l’affermage, aujourd’hui majoritaire.
Et c’est toute une ingénierie de réseaux, que l’on n’ap-
pelle pas encore les « multi-utilities », qui deviendra
ensuite exportable dans les années 1980.
Cette mutation sera extrêmement rapide. En 1954, on
compte 9 608 régies simples et 181 régies autonomes,
pour 817 services concédés ou affermés, essentielle-
ment dans les grandes villes, ce qui représente déjà
30 % de la population desservie. À cette époque, pas si
lointaine, 31 % des volumes d’eau distribués en ville le

5. J.-L. Nicolazo, Les agences de l’eau, Johanet, 2002.


6. Expression généralement utilisée pour la politique de l’eau en
France caractérisée par le développement de la gestion déléguée
par les collectivités aux multinationales de l’eau, par le mode de
gouvernance institutionnel (agences de bassins…) et par la volonté
d’exporter ce modèle à travers le monde.

57
Manifestes pour l’eau publique

sont gratuitement, et 58 % dans les communes rurales


équipées, ce qui est considérable. En ville, on traite les
eaux de surface. À la campagne on utilise les sources,
pas encore polluées par l’agriculture intensive, d’où
la gratuité. Mais dès la fin des années 1960 les villes
engagent un processus de rationalisation du dévelop-
pement urbain. À la campagne, on commence à inves-
tir contre la pollution. Nos Trois Sœurs (la Générale
des eaux, la Lyonnaise des eaux et la Saur) lancent dès
lors une offensive dans les espaces ruraux de l’Ouest et
du grand Ouest, et signent de nouveaux contrats dans
quelques grandes villes.
Six facteurs vont contribuer à l’expansion fulgurante
du cartel :
n une expertise technique croissante ;

n l’emprise progressive du secteur privé sur la recher-

che-développement, en matière d’assainissement et


de dépollution notamment ;
n la maîtrise juridique des contrats ;

n  l’ingénierie financière, qui va leur permettre de

jouer le rôle de banquier occulte des collectivités ;


n le « relationnel commercial », vocable pudique qui

exprime l’influence qu’elles exercent sur le person-


nel politique et les collectivités ;
n et plus tard, à dater des années 1990, les services

qu’elles développent dans le domaine de la relation


à la clientèle7.
Ce rôle, méconnu, de banquier assuré par les entre-
prises a été décisif à une époque où les taux d’emprunt

7. H. Bonin, « Le modèle français du capitalisme de l’eau dans la


compétition européenne et mondiale depuis les années 1990 », in
Société civile et marchandisation de l’eau, CNRS-Sciences de la
société n° 64, PUM, 2005.

58
L’eau dans tous ses États

rendaient l’argent cher pour les collectivités. Il leur


confère un avantage comparatif considérable, sous
l’angle du différentiel du coût des capitaux investis par
une collectivité ou un opérateur privé. Les collectivi-
tés sont demeurées enserrées jusqu’en 2006, par les
règles très contraignantes de la comptabilité publique.
Ainsi dans l’hypothèse où un service des eaux, public,
bien géré, dégagerait des excédents, il devait les placer
auprès du Trésor public, qui ne rémunérait pas cette
trésorerie. A contrario, l’entreprise pouvait générer des
bénéfices financiers, considérables, en plaçant sa tré-
sorerie excédentaire auprès d’un établissement finan-
cier… Cette situation discriminatoire produit des effets
plus notables encore quand il s’agit de contracter des
emprunts pour réaliser des travaux. Rien de commun
entre une entreprise multinationale rompue à toutes les
subtilités de l’ingénierie financière et une collectivité,
petite ou moyenne, qui n’obtiendra évidemment pas les
mêmes conditions quand elle contracte un emprunt8.
Subsidiarité et décentralisation
La structure institutionnelle de gouvernance de
l’eau dont se dote la France au début des années 1960
conforte et aggrave cette asymétrie. Six agences de
l’eau et comités de bassin sont créés par la première
grande loi sur l’eau de 1964. Les agences perçoivent
diverses redevances, acquittées par l’usager en même
temps qu’il règle sa facture d’eau, essentiellement pour

8. M. Laimé, Le dossier de l’eau, pénurie, pollution, corruption, Le


Seuil, 2003. Sur la responsabilité des élus, lire également L. Guérin-
Schneider & D. Lorrain, « Les relations puissance publique-firmes
dans le secteur de l’eau et de l’assainissement », Eau, le temps d’un
bilan, coll. Documents, Cahier détaché n° 2 de La Gazette des com-
munes, 9 août 2004.

59
Manifestes pour l’eau publique

prélèvement et pollution de l’eau. Le montant global


des redevances ainsi perçues se chiffre désormais à
2 milliards d’euros par an, pour un marché global dont
le chiffre d’affaires annuel est estimé à 12  milliards
d’euros, essentiellement financé par les collectivités,
donc les usagers. Ces redevances sont ensuite redistri-
buées par les agences aux collectivités, aux industriels,
aux agriculteurs, et profitent donc aux entreprises du
secteur qui effectuent des travaux.
Ce modèle de financement par la redevance a très tôt
permis à l’État, dès la fin des années 1960, de décentra-
liser la gestion de l’eau, et surtout de « débudgétiser » le
coût d’un service public essentiel. Le financement des
politiques publiques de l’eau échappait ainsi jusqu’à
l’adoption de la troisième grande loi française sur
l’eau, le 30 décembre 2006, au contrôle parlementaire.
Alors même que le Conseil constitutionnel avait jugé
dès 1982 que les redevances étaient inconstitutionnel-
les ! Considérant qu’il s’agissait « d’impôts de toute
nature » et non de « redevance pour service rendu », la
définition de leur assiette, de leur taux, comme leur uti-
lisation, aurait dû être du ressort du Parlement. Mais le
système n’en a pas moins fonctionné à la satisfaction
générale des acteurs qui en tirent bénéfice.
Mais sa « gouvernance » souffre d’un déficit démo-
cratique patent. Si une dizaine de ministères, avec les
grands services déconcentrés de l’État qui en dépen-
dent (Drire, Diren, DDAF, DDASS…), et une multi-
tude d’organismes sont impliqués dans la gestion de
l’eau (BRGM, Engref, Ifen, Oieau…), l’essentiel de la
planification et de l’action relève du système agences
de l’eau-comités de bassin. Or les usagers domesti-
ques, qui financent l’essentiel du dispositif, n’y sont

60
L’eau dans tous ses États

représentés qu’à la portion congrue, d’une part par les


élus des collectivités qui y siègent, d’autre part par une
poignée d’associations consuméristes et de protection
de l’environnement. En revanche, les représentants
des trois entreprises françaises du secteur occupent
des places éminentes au sein des collèges « usagers »
de chaque Comité de bassin. Une situation dénoncée
de longue date, sans pour autant que l’indispensable
démocratisation de ces instances ne progresse.
Par ailleurs cette configuration d’une « gouvernance »
très décentralisée a aussi favorisé une asymétrie d’in-
formations croissante entre les entreprises du secteur
et les 36 782 communes françaises, et désormais leurs
regroupements, qui exercent tout ou partie des com-
pétences eau et assainissement. Il existe aujourd’hui
près de 14 900 services d’eau potable, dont 5 000
sont délégués, et 14 400 services d’assainissement,
dont 4 400 sont délégués. En 2004 l’eau était gérée à
62 % au niveau de l’intercommunalité, et à hauteur
de 64 % pour l’assainissement. En 2004 toujours, sur
60 millions d’habitants desservis en eau potable, 39 %
l’étaient par la CGE (Veolia), 22 % par la Lyonnaise,
10 % par la Saur, environ 3 % par une dizaine de peti-
tes entreprises privées surtout actives dans le sud de la
France, et 26 % par des régies publiques.
Sur le versant transparence, régulation, et lisibilité
du système pour l’usager, un effet pervers des deux
grandes étapes de la décentralisation (1982-1984 puis
2004) a conduit à ce que l’on puisse dépendre, sans le
savoir, de 2, 3, 4, 5 services ou syndicats différents,
pendant que se mettait en place dans le même temps
un véritable duopole organisé, puisque Veolia dispose
aujourd’hui d’un portefeuille de 26 millions d’usagers

61
Manifestes pour l’eau publique

captifs, Suez en revendiquant 14  millions et la Saur


8 millions.
L’extension de ce monopole à l’ensemble des servi-
ces de la ville (« multi-utilities ») en quelques décennies
conduit à s’interroger sur la marge de manœuvre et la
capacité d’expertise et de contrôle des collectivités qui
ont confié successivement à ces entreprises l’essentiel
des services publics qu’elles doivent impérativement
offrir à leurs administrés, dans les secteurs de l’eau,
de l’assainissement, des déchets, du chauffage, de la
propreté, des transports urbains, routiers, ferroviaires,
de la restauration collective, des parkings, des pompes
funèbres, de la communication, des loisirs… En outre,
jusqu’à l’orée des années 2000, Vivendi était proprié-
taire de Canal Plus, Suez de M6, et le groupe Bouygues
– propriétaire de la Saur revendue en novembre 2004
au fonds d’investissement Paribas affaires industrielles
(PAI) –, de TF19…
Les instruments de la conquête
C’est notamment en jouant le rôle de banquier
occulte des collectivités que le cartel de l’eau s’est
arrogé une position dominante. L’exemple le plus
emblématique en sont les « droits d’entrée » versés
lors de la signature d’un contrat. La responsabilité de
la puissance publique apparaît ici écrasante, puisque le
procédé ne sera formellement interdit par le législateur
qu’en 1995, pour renaître sous une autre appellation
peu après… À dater des années 1970-1980 les signa-
tures de contrats se multiplient, pour des durées de
vingt, trente, voire quarante ans. L’entreprise verse à la
collectivité un droit d’entrée, qui représente souvent la

9. M. Laimé, ibid.

62
L’eau dans tous ses États

reprise de l’endettement contracté par le service d’eau


ou d’assainissement, fréquemment géré, dans le giron
public, sans grande rigueur auparavant. Ces droits
d’entrée peuvent représenter plusieurs millions, voire
plusieurs dizaines de millions d’euros. Ils devraient
être affectés au budget annexe de l’eau et de l’assai-
nissement (BAA), dont la réglementation stipule qu’il
doit être distinct, au-dessus de 3 500 habitants, du bud-
get général de la collectivité (BG). En fait ces sommes
viennent très fréquemment abonder le budget général,
permettant dès lors d’abaisser artificiellement le taux
des impôts locaux, voire de désendetter la ville et d’en-
gager la construction d’équipements collectifs (stades,
piscines, médiathèques…).
Ce dispositif conférait des avantages politiques
conséquents aux collectivités et aux élus qui en accep-
taient le principe. Il avait son revers : l’entreprise se
remboursait ensuite, sur toute la durée du contrat, en
fixant un prix de l’eau qui intégrait, contractuellement,
le fameux droit d’entrée… C’est donc, massivement,
une substitution de la fiscalité locale par la facture
d’eau, acquittée par l’usager, qui se met en place,
sans que soit publiquement débattu le principe d’une
péréquation entre impôts locaux, redevances, taxes
parafiscales… Le bénéfice en est évident pour ses
protagonistes : la collectivité se soustrait à l’exercice,
électoralement sensible, de l’augmentation de la fisca-
lité locale. L’entreprise retire des bénéfices financiers
exorbitants de ces « petits arrangements entre amis »,
et peut espérer que les élus ne témoigneront pas d’une
grande vigilance quant aux conditions dans lesquelles
elle respecte, ou non, ses obligations contractuelles de
délégataire d’un service public…

63
Manifestes pour l’eau publique

Aujourd’hui encore nombre de contrats de déléga-


tion de service public restent obérés par la pression
financière découlant du remboursement, à des taux
exorbitants, de ces fameux droits d’entrée… Il est fré-
quemment arrivé de surcroît que dans le cadre d’un
contrat de trente ans le « remboursement » se poursuive
au-delà des vingt premières années, alors même que la
dette ainsi contractée, et ses intérêts, avait déjà été rem-
boursée par la collectivité. Après leur interdiction en
1995 les droits d’entrée seront peu ou prou remplacés
par une « redevance d’occupation du domaine public
communal », qui continuera à conférer des avantages
financiers aux collectivités, même si elle pénalise un
peu moins gravement les usagers du service public de
l’eau ou de l’assainissement10.
À ce stade la première étape de la décentralisation
(1982-1984) va s’avérer décisive. Les maires s’af-
franchissent, pour partie, de la tutelle tatillonne de la
DGCL (Direction générale des collectivités locales du
ministère de l’intérieur), qui exerçait, via les préfets,
un contrôle de légalité « ex ante » sur les délégations
de service public. Le dernier modèle de contrat-type de
DSP fut élaboré en décembre 1980. Ensuite le contrôle
ne s’exercera plus qu’a posteriori. Dès lors la maîtrise
juridique des contrats et l’ingénierie financière des
entreprises vont révéler toutes leurs potentialités.
Dans un contexte jacobin, hypercentralisé, tatillon,
dont le droit et la jurisprudence sont fortement codifiés,
basés sur le Code napoléonien, a priori simple d’usage,

10. Rapport d’information de Y. Tavernier, en conclusion des travaux


d’une mission d’évaluation et de contrôle constituée le 20 décembre
2000, sur le financement et la gestion de l’eau (n°  3081, 22  mai
2001).

64
L’eau dans tous ses États

le singulier talent du cartel de l’eau va se traduire par


une forme d’acculturation, séduisante, au registre
anglo-saxon de la « common law », où tout relève du
contractuel, et donne donc lieu à la rédaction d’épais
contrats, sans cesse revus, par voie d’avenants, au fil
de leur exécution. Veolia et Suez deviennent donc très
vite le meilleur ami du maire, dont les ennemis tradi-
tionnels seraient bien plutôt, dans cette configuration,
le préfet et l’administration centrale…
Dans la même période, au début des années 1980, les
entreprises se livrent à une véritable « rafle » dans les
rangs des directions départementales de l’équipement
et des grands corps de l’État (Mines, Ponts, Engref),
et privent de ce fait la puissance publique des compé-
tences des ingénieurs qui y officiaient jusqu’alors. De
1982 à 1992 la Générale double de taille et engrange
autant de contrats qu’entre  1853 et  1982. De 1985 à
1995 le chiffre d’affaires global du secteur de l’eau et
de l’assainissement passe de 17,5 milliards de francs
à 47,5 milliards de francs. Un chiffre d’affaires certes
« dopé » par les grands travaux qu’il s’avère nécessaire
de mettre en oeuvre pour tenter de contenir la pollution
croissante des ressources en eaux brutes, qui commen-
cent à enregistrer le contrecoup néfaste de la « révolu-
tion chimique » qui bouleverse les pratiques agricoles
traditionnelles.
Jusqu’en 1998 la question de l’institution d’une
autorité de régulation d’un secteur aussi singulier, dans
lequel des missions de service public sont assurées
pour l’essentiel par des opérateurs privés en situation
de monopole écrasant ne sera pas posée. Le projet de
loi Voynet sur l’eau, qui connaîtra une gestation diffi-
cile de 1998 à 2002, prévoyait la création d’un Haut-

65
Manifestes pour l’eau publique

conseil de l’eau et de l’assainissement. Dans le droit


fil de l’apparition d’une multitude d’autorités de régu-
lation créées depuis une quinzaine d’années lors de
la libéralisation des anciens monopoles publics dans
les domaines de la communication, des télécommu-
nications, de l’énergie… Cette autorité de régulation
n’existe toujours pas aujourd’hui. Les opérateurs bran-
dissent désormais le « benchmarking » (comparaison
des performances) que permettraient des « indicateurs
de performance » standardisés, pour faire obstacle à
toute régulation forte du secteur. Les collectivités et le
corps politique invoquent pour leur part l’article 72 de
la Constitution de 1958, stipulant que « les collectivi-
tés s’administrent librement » pour repousser le spectre
d’une forte régulation publique.
Le prix du monopole
De l’aveu même de certains représentants de ces
entreprises, le secteur a enregistré d’importantes déri-
ves à partir des années 1980, mais, assurent-ils, le pire
serait désormais derrière nous. La moralisation du
domaine de l’eau et de l’assainissement aurait pro-
gressé à grands pas. On en aurait désormais fini avec
les contrats léonins, les clauses de révision soigneuse-
ment écrites pour générer des cash-flows que ne légi-
time aucune amélioration de la qualité de service rendu
à l’usager, la rétention des mois durant des redevances
perçues par les délégataires pour le compte des agen-
ces de l’eau (2 milliards d’euros par an), qui, au lieu
d’être immédiatement reversées aux agences, sont pla-
cés par les entreprises sur les marchés financiers et y
génèrent des bénéfices qui n’apparaissent pas dans les
comptes-rendus qu’elles doivent établir chaque année
pour les collectivités, les mystérieux « frais de siège »

66
L’eau dans tous ses États

mentionnés d’une ligne sur les mêmes ­comptes-rendus,


sans que leur réalité puisse être connue, les clauses
d’indexation automatiques indéchiffrables pour l’élu
lambda, les frais de personnel incontrôlables, les
durées d’amortissement de compteurs exotiques, les
facturations étonnantes des travaux exclusifs confiés à
des filiales, l’évaporation des « garanties pour renou-
vellement » qui doivent être affectées au renouvelle-
ment du réseau, pris en charge par le délégataire pour
la durée du contrat…
Depuis une quinzaine d’années tous les grands
corps de l’État ont tour à tour enquêté sur le secteur.
La lecture attentive de la quinzaine de rapports ainsi
rendus publics évoque une version contemporaine de
la formation que pourrait dispenser, dans une école de
gestion prestigieuse, un lointain descendant du mentor-
geôlier d’Oliver Twist11…
Un exemple ? Le syndicat qu’ont créé les Trois Sœurs
a pour sa part témoigné d’une ébouriffante inventivité
en concoctant un « Compte de résultat économique »
qui déroge à toutes les normes comptables existantes.
Sa construction même permet de dissimuler les tech-
niques de facturation opaques évoquées ci-dessus, et
de faire apparaître des résultats d’exploitation, et donc
des bénéfices, à l’évidence inférieurs à la réalité, et par
conséquent de payer moins d’impôt sur les sociétés…
Les entreprises revendiquent aujourd’hui des marges
bénéficiaires qui n’excèdent pas 4 ou 5 %. Les rares
travaux universitaires sur le sujet aboutissent plutôt à

11. Voir notamment La gestion des services publics locaux d’eau


et d’assainissement, Journaux officiels, 1997 ; Haut-conseil du sec-
teur public, Quelle régulation pour l’eau et les services urbains ?,
1999.

67
Manifestes pour l’eau publique

15 %, voire plus. Pour certains contrats la marge attein-


drait 20 %, 25 %, si l’on intègre les « surbénéfices » des
travaux effectués par des filiales des grands groupes,
qui donnent lieu à des refacturations en cascade12…
Il suffirait pour s’en convaincre de constater, comme
c’est le cas plus fréquemment depuis quelques années
que lorsqu’une collectivité annonce étudier l’éventua-
lité d’un retour en régie publique, ou discute sérieu-
sement avec son délégataire dans la perspective d’une
reconduction du contrat, on voit soudainement l’entre-
prise consentir des diminutions de 10, 20, 30 et jusqu’à
40 % du prix de l’eau…
Dérégulation à outrance
En l’absence de régulation forte du secteur, force est
de constater aujourd’hui l’absence de tout débat démo-
cratique conséquent avant la signature ou le renouvel-
lement d’un contrat de délégation. Les collectivités ne
disposent pas d’un pôle d’expertise publique à la hau-
teur des enjeux. La connaissance acquise sur le plan
patrimonial par les entreprises, après des décennies
d’exercice d’un monopole écrasant leur confère un
avantage stratégique considérable.
En dépit de l’adoption en rafale au début des années
1990, sur fond d’emballement des « affaires politico-
financières », des lois Sapin (1993), Barnier (1995),
Mazeaud-Seguin (1995), les notions qui sont au fon-
dement de la légitimation idéologique de la délégation
de service public, notamment la réversibilité, que doit
autoriser la durée des contrats, sont ouvertement ­battues

12. B. Maris, « L’appétit vorace des multinationales », La Ruée vers


l’eau, Manière de voir, n° 65, septembre-octobre 2002.

68
L’eau dans tous ses États

en brèche, dans l’indifférence générale, au premier


chef du politique, qui en est le premier responsable.
Dans le courant de l’été 2001 le Conseil de la
concurrence avait enjoint Veolia et Suez de procéder au
« décroisement » de leur dizaine de filiales communes,
en métropole et dans les DOM-TOM. Ce décroisement
n’est toujours pas effectif à l’automne 2008.
Réversibilité du mode de gestion ? Depuis 1923,
sans discontinuer, la Générale des eaux assure la pro-
duction et la distribution d’eau potable pour le compte
du Sedif, le Syndicat des eaux de l’Ile-de-France, qui
regroupe 142 communes de la petite couronne, et des-
sert 4 millions et demi de Franciliens. Mis en cause à
trois reprises, en 2006, 2007 puis 2008 par des enquêtes
retentissantes de l’UFC-Que choisir ?, qui dénonçaient
une surfacturation du prix de l’eau que l’association de
consommateurs chiffrait à 59 %, le président du Sedif,
André Santini, maire d’Issy-les-Moulineaux, secrétaire
d’État à la Fonction publique dans le gouvernement
Fillon, qui préside l’institution depuis vingt-quatre
ans, et a été élu président du Comité de bassin Seine-
Normandie à l’automne 2005, n’a cessé de balayer
ces accusations d’un revers de manche13… Logique
puisqu’il n’hésite pas à défendre publiquement la ges-
tion privée.
À l’ère de la mondialisation et de la « guerre éco-
nomique » débridée, un très large consensus politique
conduit en fait à considérer que les deux entreprises
phares de l’eau et de l’environnement, leaders mon-
diaux du secteur, doivent être défendues becs et ongles
de toute remise en cause. Les dizaines de recalés du

13. « Prix de l’eau, des profits abusifs », Que choisir, n°  434,
février 2006.

69
Manifestes pour l’eau publique

suffrage universel qu’elles emploient volontiers dès


qu’intervient un « trou d’air » malencontreux dans une
carrière politique prometteuse, s’y emploient, il est
vrai, avec une opiniâtreté impressionnante.
Un monopole naturel…
soigneusement entretenu.
Dans ce contexte sidérant d’absence patente de
« concurrence libre et non faussée », ce sont toutefois
500 à 600 contrats qui arrivent désormais à expiration
chaque année, nombre d’entre eux ayant été prorogés à
la hussarde dans les quelques mois qui avaient précédé
l’adoption de la loi « Sapin » en 1992. 95 % d’entre eux
sont purement et simplement reconduits avec le même
délégataire, 2 à 3 % passent de Veolia à Suez, et réci-
proquement, quelques contrats échoient à la dizaine de
petites entreprises implantées pour l’essentiel dans le
sud-est de la France, le nombre des retours en régie
publique se comptant chaque année sur les doigts de
la main.
Des enquêtes régulièrement conduites par la
DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la
consommation et de la répression des fraudes), qui les a
abandonnées depuis quelques années, ou par un recol-
lement des statistiques établies par les DDA (Direction
départementale de l’agriculture), qui conseillent près
de 60 % des collectivités françaises, attestent que la
gestion privée est en moyenne 30 % plus chère que
celle d’une régie publique.
Le mouvement de reprise en main par les collectivi-
tés croît pourtant depuis quelques années, les contrain-
tes financières de plus en plus lourdes liées à ces com-
pétences accélérant le phénomène. Mais l’affaire ne va
pas de soi. Le retour en régie publique doit être préparé

70
L’eau dans tous ses États

plusieurs années avant le terme du contrat de délégation


en cours. La collectivité doit reconstituer des capacités
d’intervention qu’elle a généralement perdues, dans les
domaines techniques, financiers, et ceux de la gestion
du personnel et de la relation à la clientèle. La collecti-
vité doit aussi surmonter le problème de la transmission
des données techniques détenues par l’entreprise, sur-
tout si la durée du contrat de délégation antérieur a été
longue. Mais le plus souvent c’est la volonté politique
qui fait défaut : trop lourd, trop complexe, désintérêt,
incompétence, poids des habitudes acquises, pressions
ou marchandages politiques…
À la conquête du monde
Un mouvement mondial de « libéralisation » des mar-
chés de l’eau a été initié dès le début des années 1980
par l’élaboration d’un dispositif opérationnel fortement
inspiré du modèle français : le partenariat-public-privé
(PPP). C’est la première époque de conquête des mar-
chés mondiaux, sur fond d’affirmation planétaire des
politiques néolibérales conduites par le Fonds moné-
taire international et la Banque mondiale. Un dogme
s’affirme avec force. Le recours au secteur privé est
indispensable. La bonne gouvernance repose sur un
trépied de fer : dérégulation, décentralisation, privati-
sation. Les services de l’eau ont un coût, il doit être
assuré par les usagers. Qui doivent accepter le « full cost
recovery », la récupération intégrale des coûts des ser-
vices qui leur sont proposés. Les signatures de contrats
avec des grandes métropoles du Sud se succèdent à un
rythme impressionnant. Mais les premiers problèmes
affleurent dès la fin des années 1990 quand il s’agit
de commencer à faire payer des usagers fraîchement
raccordés, qui n’ont ni la culture du ­paiement d’un

71
Manifestes pour l’eau publique

bien jusqu’alors largement subsidié par la puissance


publique, ni, le plus souvent, les moyens de payer. De
nombreux conflits, largement médiatisés, se succèdent.
La tenue des premiers grands forums altermondialistes
publicise le thème du refus de la « marchandisation »
de l’eau14.
Le discours commence à évoluer à l’aube des années
2000, le « sustainable cost recovery » (recouvrement
soutenable des coûts), succède au « full cost recovery »
initial. Place à l’ingénierie sociale et politique appelée
en renfort. Les engagements largement médiatisés de
la communauté internationale se succèdent lors de la
tenue de forums qui s’enchaînent à un rythme soutenu.
Sommet du Millénaire pour le développement à New
York en 2000, sommet de la Terre à Johannesbourg
en 2002 (« La maison brûle et nous regardons
ailleurs »…), 3e  Forum mondial de l’eau à Kyoto en
2003, etc. Le rapport du « panel » Camdessus, publié
en juin 2003, martèle que l’engagement financier pour
fournir à l’horizon 2025 de l’eau à tous doit atteindre
la somme phénoménale de 180 milliards de dollars par
an. Il appelle à une plus grande implication des acteurs
locaux : collectivités, communautés de base, ONG…,
au nom de l’« empowerment » : il faut conférer un réel
pouvoir de décision à la société civile. Conjointement
le palliatif aux insuffisances de financement de la puis-
sance publique serait donc l’octroi de prêts et de crédits
consentis par les institutions financières internationales
(IFI). Le succès repose donc sur de nouvelles normes
d’organisation ou de gestion, soit des modes d’orga-
nisation variés, avec l’implication croissante d’acteurs

14. R.  Petrella (dir.), L’eau, res publica ou marchandise ?, La


Dispute, 2003.

72
L’eau dans tous ses États

extra-étatiques (privés ou associatifs) dans des disposi-


tifs de plus en plus décentralisés15.
Las, les résultats ne seront pas à la hauteur des atten-
tes. En fait le PPP apparaît pour ce qu’il est en réalité :
une branche industrielle prestataire de services dont la
gestion échappe à la sanction du marché. Aujourd’hui,
à l’échelle mondiale, 7 à 8 % des marchés de l’eau et
de l’assainissement ont été libéralisés avec des fortu-
nes diverses. La cartographie mondiale du marché fait
apparaître la logique des acteurs qui veulent se l’ap-
proprier. Globalement non solvable, l’Afrique n’enre-
gistre que quelques contrats, dûment garantis par de
l’argent public, dans quelques métropoles de l’Afrique
de l’Ouest et du Maghreb. L’Eldorado sud-américain a
réservé de cinglantes déconvenues aux opérateurs qui
l’abandonnent dans la confusion. Ils se recentrent sur
l’Europe où émergent les marchés considérables de la
dépollution d’une ressource sans cesse plus dégradée,
dont l’Union européenne a décidé de reconquérir la
qualité. Les contrats mirobolants signés en Chine par
Veolia, souvent pour des durées de cinquante ans, et
des dizaines de milliards de dollars, le sont dans une

15. M.  Camdessus (dir.), Financer l’eau pour tous, rapport du


panel mondial sur le financement des infrastructures de l’eau,
mars  2003. Lire également : M.  Bulard, « Les fourberies de
M.  Michel Camdessus », Le Monde diplomatique, janvier  2005 ;
C. Baron, (dir.), Société civile et marchandisation de l’eau, Sciences
de la Société, CNRS, 25  février 2005. Voir aussi l’ouvrage édité
par les représentants d’une centaine d’associations et de mouve-
ments qui se battent dans le monde entier contre la privatisation
de l’eau et défendent sa gestion publique : B. Balanyá, B. Brennan,
O.  Hoedeman, S.  Kishimoto et P.  Terhorst, Reclaiming Public
Water. Achievements, Struggles and Visions from Around the World,
Transnational Institute and Corporate Europe Observatory, Londres/
Bruxelles, 2005.

73
Manifestes pour l’eau publique

c­ onfiguration politique pour le moins hypothétique.


Quid de la Chine en 2050 ? Subsistent d’importants
nouveaux relais de croissance, du dessalement de l’eau
de mer à la réutilisation des eaux usées pour l’industrie
et l’agriculture. Les marchés de l’externalisation du
traitement des eaux usées industrielles sont en pleine
expansion. Suez-Ondeo détient un portefeuille de
50 000 contrats de ce type. Les pays de l’Europe de l’Est
offrent un marché potentiel de 100 millions de clients,
qui auront recouvré, à horizon de vingt ans, un niveau
de vie équivalent à celui de l’Europe occidentale. Les
infrastructures, certes anciennes, ont le mérite d’exister
et les financements communautaires pré et post-adhé-
sion ont tout de la fontaine miraculeuse. Et last but not
least, un personnel politique majoritairement constitué
d’ex-apparatchiks fermement résolus à céder aux sirè-
nes de l’ultralibéralisme le plus débridé…
La crise mondiale de l’eau
Reste qu’en dépit des engagements répétés de la
communauté internationale, l’argent promis pour l’eau
fait défaut. La manne n’est pas aussi importante que
prévu. Rétrospectivement nombre d’analystes stigma-
tisent l’ivresse de l’euphorie économique de la fin des
années 1990, qui, à l’image de la bulle internet, aurait
précipité la course à la croissance mondiale des majors
de l’eau… Plusieurs initiatives se sont finalement révé-
lées catastrophiques dans des pays confrontés à des cri-
ses monétaires, comme en Argentine, et ont conduit les
majors à se retirer de nombreux projets trop risqués.
Un paradoxe pour les apôtres de la liberté d’entrepren-
dre, indéfectiblement liée à la « prise de risques »… Du
coup les déclarations des apologistes de la libéralisa-
tion des « marchés » de l’eau lors du 4e Forum mondial

74
L’eau dans tous ses États

de l’eau (Mexico, mars  2006) tranchaient singulière-


ment avec les discours martelés depuis une dizaine
d’années, puisque, unanimement, ils proclamaient que
la puissance publique, et l’argent public, devaient pro-
céder aux investissements pour promouvoir l’eau et
l’assainissement pour tous…
Il est vrai que ce marché se restructure déjà… à mar-
che forcée. De nouveaux acteurs s’y aventurent. Parmi
lesquels, ironie de l’histoire, plusieurs firmes publi-
ques déjà présentes dans le secteur de l’eau, à l’image
des puissantes Stadtwerke allemandes, ou d’opérateurs
publics italiens. Mais aussi des firmes du bâtiment et
des travaux publics, et des conglomérats qui émer-
gent notamment dans le sud-est asiatique, comme en
Allemagne ou en Espagne. Au-delà c’est la mission
même des grands opérateurs privés contrôlant l’en-
semble de la chaîne, de la production à la distribution,
qui est aussi remise en cause par la forte croissance
du marché des « prestations de service » que des opéra-
teurs publics confient à des entreprises privées. Dans ce
cas l’entreprise privée n’intervient plus que ponctuelle-
ment pour assurer des prestations limitées. Désormais
de nombreux acteurs industriels (des « ingénieristes »
américains, allemands, japonais, britanniques…), le
disputent aussi aux majors françaises sur ce terrain16.
Pour en finir avec l’exception
française dans le domaine de l’eau
Paradoxalement, de nombreuses luttes conduites
depuis une quinzaine d’années en France témoignent
pourtant d’une volonté croissante des citoyens de se

16. D.  Lorrain, « Les 4 compétitions dans un monopole naturel.


Qu’est-il en train d’arriver au secteur de l’eau ? », Flux, n° 52-53,
septembre 2003.

75
Manifestes pour l’eau publique

réapproprier un service public vital, en proie à une


libéralisation effrénée. Les enjeux sociaux, environne-
mentaux, politiques, qui y sont liés sont considérables.
Ils engagent l’avenir des générations futures, mais ren-
voient aussi aux nouvelles dimensions de la question
de l’eau à l’échelle internationale.
Car la question de l’eau doit désormais s’apprécier
sous l’angle d’un véritable défi mondial pour la vie.
Aujourd’hui, parce que 2,6 milliards d’êtres humains
ne disposent pas de latrines, 50 000 enfants meurent
chaque jour sur la terre. En 2030 c’est près de 60 % de
la population mondiale qui vivra dans des régions pri-
vées d’accès à l’eau douce. Les inégalités vont crois-
sant, les risques aussi. La seconde dimension de la
question de l’eau renvoie aux bouleversements induits
par les changements climatiques, que la question de
l’eau met là aussi brutalement en lumière, sous l’angle
d’un danger à court terme, si l’on considère par exem-
ple l’hypothèse d’une fonte des calottes glaciaires à
l’horizon des années 2080.
À l’échelle de l’Europe occidentale, la question de
l’eau revêt également désormais une nouvelle dimen-
sion. Elle ne s’y pose plus seulement sous l’angle
qualitatif, mais quantitatif, avec le spectre de pénuries
et de sécheresses affectant des territoires hier encore
préservés. En Europe orientale, outre des inquiétudes
sur la qualité de la ressource, de gigantesques besoins
d’infrastructures se font également jour.
Ceci alors même que les vingt-sept États membres
de l’Union se sont assignés l’objectif, à l’horizon 2015,
de rétablir  un « bon état écologique et chimique » de
toutes les masses d’eau, en application de la directive-
cadre européenne sur l’eau d’octobre 2000.

76
L’eau dans tous ses États

Ces évolutions interviennent alors que l’Europe, à


l’horizon des quinze prochaines années va entrer dans
une nouvelle ère politique, marquée par l’abandon et
le renoncement à toute véritable politique commune,
supplantée par le déploiement du seul marché intérieur
et l’affirmation de nouveaux « patriotismes économi-
ques ». Cette inflexion brutale est lourde de conséquen-
ces puisqu’elle signifie la fin de l’économie publique,
le renoncement à toute pensée ambitieuse des services
publics.
Exemple ? La Commission européenne adoptait le
28 mars 2007 un « Livre Vert » sur l’utilisation des ins-
truments fondés sur le marché à des fins de politique
environnementale et énergétique que Stravos Dimas,
commissaire européen à l’environnement commentait
en ces termes : « Les instruments fondés sur le marché,
tels que l’échange de quotas d’émission, les taxes envi-
ronnementales et les aides ciblées, mobilisent les for-
ces du marché pour protéger l’environnement. Cette
approche plus flexible et d’un bon rapport coût effica-
cité a fait ses preuves, mais elle reste insuffisamment
utilisée. En lançant ce livre vert, notre objectif est de
promouvoir le recours à des instruments fondés sur le
marché chaque fois qu’ils sont adaptés aux circons-
tances pour garantir une protection optimale de l’en-
vironnement européen. »
Dans le champ français, à l’horizon 2010, la troi-
sième loi sur l’eau du 30 décembre 2006 va contribuer
à interdire l’émergence de tout débat sur les politiques
publiques de l’eau, restreignant ainsi le champ des
possibles.
Plus largement la France est aussi confrontée à
l’inévitable mutation de son modèle agricole, que les

77
Manifestes pour l’eau publique

partenaires de l’Union n’entendent pas voir perdurer


au-delà de 2013. Cette évolution, comme la montée en
puissance de la problématique des agrocarburants, ne
s’effectuera pas sans révisions déchirantes, et va peser
très fortement sur les politiques publiques de l’eau.
C’est dans ce contexte que les grandes entreprises
françaises, leaders mondiaux du secteur, conduisent
un redéploiement de leurs marchés, lourd de nouvelles
menaces.
La France et l’agenda mondial de l’eau
Veolia et Suez ont réussi depuis quinze ans à maî-
triser l’ordre du jour mondial de l’eau. À dater des
préconisations qu’elles ont fait adopter en 1993 par la
Banque mondiale, ce sont elles qui ont défini, en sus-
citant la création du Conseil mondial de l’eau dont le
siège est implanté à Marseille, le contenu et les orien-
tations successives des Forums mondiaux de l’eau qui
se succèdent tous les quatre ans. Le prochain, qui se
tiendra à Istanbul en mars 2009, sera essentiellement
dédié aux nouvelles « priorités » découlant de la prise
en compte du réchauffement climatique.
La création en octobre 2005 d’Aquafed, initiée par
Suez, a permis de fédérer 280 entreprises du secteur
de l’eau au sein d’un nouveau groupe de pression à
dimension internationale. Gérard Payen cadre diri-
geant de Suez Lyonnaise et animateur de l’Aquafed, a
été désigné par Kofi Annan comme conseiller spécial
du secrétaire général de l’ONU pour les questions de
l’eau.
Et c’est aujourd’hui un véritable encadrement poli-
tico-culturel de la politique européenne de l’eau que les
entreprises françaises s’attachent à mettre en œuvre.

78
L’eau dans tous ses États

À Bruxelles, l’European Water Partnership, porté


cette fois sur les fonts baptismaux par Veolia, qui béné-
ficie de l’entregent d’un ancien conseiller pour les affai-
res étrangères de Helmut Köhl, a l’oreille du conseil
des ministres. Un autre groupe de pression, Friends
of Europe, y organise régulièrement des séminaires.
Le 7 juin 2007, l’European Policy Summit on Water
Security a ainsi réuni, avec le soutien bienveillant de
Stravos Dimas, commissaire à l’environnement, un
impressionnant panel d’entreprises, de hauts fonction-
naires de la Commission, de directeurs de l’eau des
ministères concernés de toute l’Union, de chercheurs
et d’ONG. Au sein même du Parlement européen vient
de se constituer, sur un modèle éprouvé outre-Atlanti-
que, un « caucus », le Dolphin Group, qui regroupe un
nombre impressionnant de députés du PPE et du PSE.
Ce redéploiement engagé à une vitesse impression-
nante repose également sur le développement de nou-
velles technologies, comme le dessalement d’eau de
mer, le « re-use » ou réutilisation des eaux usées, ou
encore des méthodes de « gestion active » de la res-
source, comme la recharge artificielle de nappes phréa-
tiques en voie d’épuisement, ou encore des transferts
d’eau massifs, à l’échelle continentale.
Une nouvelle ingénierie financière se déploie paral-
lèlement, avec de nouvelles modalités de partena-
riats-public-privé et la montée en puissance de Private
Equity Funds, qui mobilisent des capacités financières
considérables au bénéfice des entreprises du secteur,
dont les « nouvelles frontières » sont situées en Asie du
sud-est, en Australie, aux États-Unis, dans la région du
Golfe persique et dans l’arc méditerranéen.

79
Manifestes pour l’eau publique

En réponse à une contestation qui s’est répandue sur


les cinq continents, l’« école française de l’eau » déploie
une nouvelle offensive, massivement soutenue par les
ministères français des affaires étrangères et de l’éco-
logie, et l’Agence française de développement (AFD),
qui s’incarne désormais dans le Partenariat français
pour l’eau, qui a parallèlement constitué, et financé,
une plate-forme d’ONG françaises, la Coalition Eau,
destinée à populariser, notamment, les recours désor-
mais offerts par une loi adoptée en France en jan-
vier 2005, la loi Oudin-Santini, qui permet à toutes les
collectivités locales françaises d’affecter 1 % de leurs
budgets « eau » à des actions de solidarité internatio-
nale. Un dispositif qui a suscité les virulentes critiques
de nombre d’acteurs engagés en faveur d’une gestion
soutenable et démocratique de l’eau, et d’une coopé-
ration internationale dénuée de toute visée mercantile.
Dans ce contexte, la France porte donc une responsa-
bilité toute particulière vis-à-vis des nouvelles dimen-
sions de la question de l’eau.
Des luttes foisonnantes mais
hétérogènes
À l’heure où les Français témoignent d’un inté-
rêt croissant pour l’environnement, les mobilisations
multiformes en faveur d’une gestion démocratique et
soutenable de l’eau ne cessent de gagner en puissance
depuis une dizaine d’années. Mais la présence mono-
polistique d’un véritable cartel de l’eau contrecarre
fortement le développement de ces mobilisations. Un
impressionnant corpus idéologique, essentiellement
forgé dans l’hexagone, puissamment relayé par l’Ins-
titut de la gestion déléguée un étonnant think-tank à la
française, soutient que l’intervention du secteur privé

80
L’eau dans tous ses États

est incontournable. Or le désormais fameux PPP a


témoigné depuis un siècle et demi, d’abord en France,
et depuis une vingtaine d’années dans le monde entier,
qu’il repose avant tout sur la captation d’une rente
publique, facile à résumer : socialisation des pertes et
privatisation des profits…
Le débat public sur la gestion de l’eau qui monte en
puissance depuis plusieurs années, en France comme
ailleurs dans le monde, s’articule lui, a contrario,
autour de plusieurs notions transversales qui sont au
cœur des préoccupations des Français : bien commun,
service public, développement soutenable, démocratie
participative…
Initiés dès les années 1970 les combats pour la qua-
lité de l’eau en Bretagne, remettant en cause un modèle
d’agriculture productiviste, ont donné naissance à une
dizaine d’associations, qui regroupent aujourd’hui des
milliers de citoyens dans l’ouest de la France.
La contestation des abus de la gestion confiée aux
entreprises privées du service public de l’eau, qui s’est
développée à partir de la région Rhône-Alpes après
l’« affaire Carignon » à Grenoble au début des années
1990, a notamment donné naissance à la Coordination
des associations de consommateurs d’eau (CACE), qui
regroupe désormais 120 associations d’usagers dans
toute la France, engagées dans des batailles homéri-
ques contre les grands groupes privés du secteur.
À la faveur de l’élaboration de l’ex-projet de loi
Voynet-Cochet sur l’eau, initié en 1998 par le gou-
vernement Jospin, les grandes associations consumé-
ristes (CLCV, UFC-Que choisir ?) avaient fortement
investi sur ce thème. Ainsi que les grands réseaux de

81
Manifestes pour l’eau publique

défense de l’environnement : FNE, WWF, Amis de la


Terre, etc.
Les tensions et conflits se multiplient depuis lors.
La France fait l’objet de poursuites de l’exécutif com-
munautaire pour non-respect de la qualité de l’eau en
Bretagne. Un contentieux est suspendu jusqu’en 2009
sous réserve d’adoption d’un plan de reconquête de la
qualité de l’eau dont la Commission va examiner très
attentivement le déroulement. Le retard apporté à la
mise en œuvre effective des obligations découlant de
la directive « Eaux résiduaires urbaines » datant… de
1991, pourrait valoir à la France, dès 2009, des pour-
suites et d’éventuelles condamnations financières se
chiffrant à plusieurs centaines de millions d’euros ! La
catastrophique pollution chimique du Rhône, révélée
depuis le début de l’année 2007, éclaire quant à elle
d’un jour cru les manquements de la France dans la
gestion de son patrimoine aquatique.
De nombreuses associations d’usagers poursuivent
ou initient des procédures à l’encontre des trois entre-
prises privées qui monopolisent le marché de l’eau. De
l’aveu même du ministère de l’écologie et du déve-
loppement durable, plus de 150 contentieux internes
étaient engagés en 2005 en France à ce titre. La publi-
cation en 2006, renouvelée en 2007, d’enquêtes de
l’UFC-Que choisir ? dénonçant les marges exorbitan-
tes des entreprises exerçant un véritable monopole sur
le service public de l’eau a suscité à l’identique d’im-
portantes réactions. Dans des dizaines de collectivités,
des collectifs citoyens, désormais rejoints par des élus,
militent en faveur d’une « republicisation » de ce ser-
vice public essentiel.

82
L’eau dans tous ses États

Ce thème monte en puissance à l’approche de chaque


échéance électorale, comme celles des élections muni-
cipales de mars 2008, puisque l’eau, ressource locale,
est gérée par les communes ou leurs groupements. Sur
le terrain, cette mobilisation gagne en intensité sur tous
les fronts : pollution de l’eau, atteintes environnemen-
tales, inquiétudes sanitaires, procédures contre les déri-
ves de la « gestion déléguée »…
De surcroît, la transcription en droit français, de la
directive-cadre européenne d’octobre  2000 sur l’eau,
qui impose de rétablir un « bon état écologique et
chimique » de toutes les masses d’eau avant 2015 (une
échéance dont on sait qu’elle ne sera pas tenue), va
entraîner des investissements considérables, évalués
à près de 100  milliards d’euros en dix ans, qui vont
essentiellement peser sur l’usager, le contribuable,
le citoyen. Ceci dans le cadre d’un nouveau disposi-
tif législatif et réglementaire, découlant de l’adoption
de la nouvelle loi sur l’eau et les milieux aquatiques
du 20  décembre 2006 (LEMA), qui va conférer aux
entreprises monopolistiques du secteur une nouvelle
rente de situation, avec les nouveaux « leviers de crois-
sance » que constituent les faramineux chantiers qui
vont devoir être engagés en matière de lutte contre la
pollution sans cesse croissante des ressources en eau.
La directive-cadre européenne sur l’eau innove tou-
tefois en imposant de nouvelles modalités de concerta-
tion, qui s’inscrivent dans un calendrier d’application
extrêmement contraignant. Elle insiste en effet sur la
nécessité d’élargir l’assise et la légitimité démocrati-
que de la gestion du service public de l’eau.
Dans le même temps, lointaine « réplique » de la loi
Sapin de 1993 qui visait à « moraliser » la passation des

83
Manifestes pour l’eau publique

marchés publics, des milliers de contrats de délégation


du service public de l’eau et de l’assainissement ont
commencé à arriver à expiration à partir de 2003, et
vont être renégociés par les collectivités françaises à un
rythme soutenu dans les prochaines années, à raison de
six à sept cent contrats par an.
Il n’en demeure pas moins qu’à ce jour les mobili-
sations croissantes en faveur d’une gestion équitable et
soutenable de l’eau interviennent dans un champ ins-
titutionnel qui apparaît à ce point « verrouillé » par les
représentants de ce qui est bel est bien devenu en quel-
ques décennies une véritable « oligarchie de l’eau » que
ces luttes n’apparaissent relever que d’un activisme
diffus, incapable de constituer une « masse critique »
qui leur permettraient d’influer durablement sur des
enjeux vitaux.
L’« école française de l’eau » dispose en effet de
puissants relais institutionnels, à l’image du Cercle
français de l’eau, fondation qui se présente comme
un « lieu d’échanges et de débats » et réunit « acteurs
de l’eau », élus et entreprises. Veolia, Suez et Saur ont
également créé leur organisation professionnelle, la
Fédération des entreprises de l’eau (FP2E), le Centre
d’information sur l’eau (CIEau), qui fait figure aux
yeux des médias de centre d’information statistique
publique, lors même qu’il est financé par les entrepri-
ses du secteur…
Ces entreprises sont aussi fortement présentes au sein
d’une véritable galaxie d’institutions, comme l’Acadé-
mie de l’eau, l’Association scientifique et technique
pour l’eau et l’assainissement (ASTEE), plate-forme
d’échange des professionnels du secteur, très impliquée
notamment dans les procédures de normalisation, ou la

84
L’eau dans tous ses États

Société hydrotechnique de France, société savante qui


accueille en son sein nombre de figures éminentes de
cette « école française de l’eau. »
Dans ce contexte institutionnel marqué par l’emprise
forte des entreprises du secteur, nombre d’obstacles
s’opposent à la convergence des diverses mobilisations
citoyennes. Un grand nombre de réseaux et d’associa-
tions actifs dans le secteur sont aujourd’hui exsangues
à cause des restrictions budgétaires croissantes, sur
fond de réduction des déficits publics et de désengage-
ment financier de l’État. De même, il est à noter l’ab-
sence du monde de la recherche et de l’université, à
de rares exceptions près, sur la scène des luttes pour
une « autre » gestion de l’eau, ce qui constitue une
exception française contrairement aux autres pays. On
peut aussi s’interroger sur la quasi-absence des « for-
ces vives » traditionnelles de ce champ porteur d’en-
jeux sociaux et environnementaux majeurs. Quel parti
politique, quelle organisation syndicale, quel mouve-
ment mutualiste, etc., ont sérieusement et durablement
érigé la question de l’eau au rang de leurs priorités ? Au
demeurant nul ne saurait prétendre à un monopole sur
ces questions, au vu des enjeux.
Ici pèse une autre ambiguïté. Les grandes asso-
ciations d’élus, l’Association des maires de France
(AMF), l’Association des départements de France
(ADF), l’Association des régions de France (ARF)
adhèrent pour l’essentiel à une doxa aux termes de
laquelle le mode de gestion, public ou privé, en matière
de services publics locaux, a peu d’importance, seule
comptant la capacité de « l’autorité organisatrice »
(nouvelle appellation de la puissance publique) à
garantir une « bonne gouvernance », réputée ménager

85
Manifestes pour l’eau publique

les intérêts bien compris de la collectivité, de l’opé-


rateur, et des usagers. Bonne gouvernance qui passe
désormais, en l’absence de toute régulation publique
forte du secteur, par le « benchmarking » qu’autorisent
des « indicateurs de performance », dans l’élaboration
desquels les entreprises ont évidemment joué un rôle
déterminant…
Enfin, jamais évoqué, et pourtant déterminant, un
autre facteur a contribué à entraver jusqu’à présent la
convergence des « batailles de l’eau » en France…
Sur fond de mondialisation, de marchandisation
débridée de toutes les activités humaines, un consensus
implicite fédère nombre d’élites économiques, politi-
ques, intellectuelles, voire syndicales et militantes, qui
communient allégrement dans une « realpolitik » qui
n’ose pas toujours s’affirmer publiquement : Veolia et
Suez, leaders mondiaux des services de l’environne-
ment, figurent au rang des « champions nationaux »,
réhabilités sur fond de « patriotisme économique »
triomphant… On admet dès lors que ces entreprises
exercent une emprise croissante sur des pans entiers de
l’action publique, dans des proportions encore insoup-
çonnées, jusqu’à figurer au rang de « coproducteurs »
de l’action publique.
Dans ce contexte les luttes engagées en France, com-
parées à celles qui se déroulent sur d’autres continents,
achoppent aussi sur une autre forme d’exception fran-
çaise : la faiblesse insigne de sa société civile, notam-
ment dans sa composante associative, structurellement
inféodée à l’État. Ce rapport de sujétion (partenariats
et subventions…) n’a pas d’équivalent dans le monde
anglo-saxon, pour n’évoquer qu’un des cas de figure
de la scène mondiale des luttes contre la marchandi-

86
L’eau dans tous ses États

sation de l’eau. Aux États-Unis ou au Canada, comme


en Grande-Bretagne, Public Citizen, le Council of
Canadians ou le PSIRU ne sont pas tributaires des sub-
ventions allouées par l’État. Leur financement repose
pour l’essentiel sur les contributions des syndicats,
des églises, des fondations privées, sur des contrats
de recherche universitaires, et les cotisations de leurs
adhérents…
Au Sud, les mobilisations en faveur du droit d’ac-
cès à l’eau et à l’assainissement reposent sur la mobi-
lisation, sans commune mesure avec celles qui se
déploient au Nord, de communautés qui s’auto-orga-
nisent pour faire valoir leur droit à la vie ; loin de la
vision lénifiante, franco-française, d’un « droit à l’eau »
régi par un codex « humanitaire » qu’a contribué à for-
ger « l’école française de l’eau. »
Reste toutefois une donnée, qui pourrait permettre
d’inverser la donne, puisque la France porte une res-
ponsabilité toute particulière dans la nouvelle question
mondiale de l’eau : l’eau est une ressource locale, gérée
localement. Or des centaines de collectifs, d’associa-
tions, d’élus, de collectivités, d’institutions…, s’en-
gagent désormais très fortement, sur tout le territoire
français, en faveur d’une « autre » gestion de l’eau,
démocratique et soutenable.
Les luttes multiformes pour l’eau enregistrent ces
dernières années, en France même, des victoires écla-
tantes, notamment sous l’angle d’une « republicisa-
tion » de l’eau à l’échelle des communes, témoignant
en actes qu’une autre gestion de l’eau est possible.
Qu’on peut « faire monde » ensemble autour des enjeux
de l’eau.

87
Manifestes pour l’eau publique

Ce mouvement, tonique, multiforme, dont tout indi-


que qu’il va continuer à se développer, pour répon-
dre pleinement aux attentes et aux espoirs qu’il sus-
cite, gagnerait à s’incarner dans l’émergence d’une
plate-forme citoyenne de l’eau française, témoignage
d’une solidarité qui ne s’arrête pas aux frontières de
l’hexagone.
Le pouvoir sans partage des trois « majors » françai-
ses n’est peut-être plus aussi assuré qu’on pouvait le
penser. En France même, leur « âge d’or » pourrait tou-
cher à sa fin. Nombre de collectivités finissent, sous la
pression de la contrainte financière et des usagers, par
exiger davantage de transparence, voire « republici-
sent » leurs services d’eau. Dans ce contexte, eu égard
à la position éminente de la France dans le domaine
de l’eau, citoyens, militants, politiques, font désormais
face à un enjeu vital. Celui d’engager une véritable
refondation du concept même de service public de
l’eau, à l’heure de la mondialisation. Un service public
et une ingéniérie publique, profondément rénovés,
démocratisés. L’enjeu est déterminant, crucial, vis-à-
vis du reste du monde comme des générations futures.

88
[Partie 2 ]
Pour la gestion publique
de l’eau : arguments, luttes,
expériences
David Boys

L’urgence d’un plan public


pour le secteur de l’eau est
urgent

Des milliards de personnes n’ont pas


accès à l’eau et à l’assainissement,
des millions d’entre elles meurent
chaque année
C’est un fait bien connu qu’un milliard de personnes
n’ont pas accès à de l’eau potable et saine en quan-
tité suffisante pour vivre dignement. Le fait que plus
de deux milliards de personnes n’ont pas accès à des
services d’assainissement fiables est moins connu.
Pourtant, cette situation entraîne la mort inutile de mil-
lions de personnes chaque année et le gaspillage d’in-
nombrables ressources pour traiter des maladies évi-
tables. Près de la moitié des lits d’hôpitaux du monde
seraient occupés par des patients atteints de maladies
liées à l’eau.
Ces chiffres frappants révèlent l’incapacité du sec-
teur public à assumer ses responsabilités de base. Par
conséquent, il est indispensable de trouver de « nouvel-
les » solutions à ce problème, par exemple en faisant
appel aux entreprises privées et à leur gestion « effi-
cace » et en laissant la loi du marché régir la distribu-
tion de cette ressource essentielle. Les personnes et les
entreprises motivées par le profit ne manquent jamais
d’esprit d’innovation pour fournir des services à ceux
qui n’ont pas accès au secteur public. C’est comme
cela que l’on pallie les échecs des gouvernements inef-
ficaces et corrompus.

91
Manifestes pour l’eau publique

Voici, en résumé, l’argument de base de la Banque


mondiale, du Fonds monétaire international, des ban-
ques régionales de développement et de la plupart
des pays de l’OCDE, du moins en ce qui concerne
les besoins des pays en développement. Très peu de
pays de l’OCDE adoptent cette solution pour eux-
mêmes, mais, comme par magie, ce remède est censé
être efficace dans les pays pauvres et les pays à revenu
intermédiaire.
Un autre argument que l’on entend aussi est que les
marchés de capitaux locaux financeront ces initiatives
de prise en charge de services publics par des groupes
privés, mais comment de tels marchés peuvent-ils se
développer dans des régions sans eau ni assainisse-
ment ? Très lentement, à mon avis. Et d’ici là, combien
de personnes en plus auront succombé aux maladies
véhiculées par l’eau de mauvaise qualité ?
N’oublions pas non plus le paradoxe suivant : nous
savons que l’objectif des entreprises privées est de
maximiser leurs profits. Or, une des caractéristiques
des populations pauvres est qu’elles n’ont pas d’argent.
D’où viendront donc les bénéfices de ces entreprises ?
Comment atteindront-elles le retour sur investissement
de 15-20 % dont elles ont besoin ?
Tous ces arguments, regroupés dans le consensus de
Washington qui, entre autres, propose de remplacer les
gouvernements par des acteurs du marché, sont de plus
en plus critiqués, y compris par certains spécialistes
appartenant au courant dominant. La récente nationa-
lisation du géant de l’assurance AIG par le gouverne-
ment des Etats-Unis montre une fois de plus que les
marchés libres sont allés trop loin.

92
Pour la gestion publique de l’eau

Au cours des vingt dernières années, la politique


internationale en matière d’eau a préconisé la privatisa-
tion en s’appuyant sur plusieurs outils. Les plus connus
sont les aides et les prêts octroyés par les banques de
développement et les gouvernements des pays dona-
teurs. Certains de ces outils ont pour principal objectif
d’ouvrir de nouveaux marchés pour les grandes entre-
prises des pays donateurs.
De nombreux autres instruments existent pour pro-
mouvoir les privatisations, par exemple, les nombreu-
ses réunions régionales et internationales visant à éta-
blir les politiques à appliquer dans le secteur de l’eau.
La plus importante est le Forum mondial de l’eau,
organisé tous les trois ans par le Conseil mondial de
l’eau, groupe de pression mis sur pied dans les années
1990 par les multinationales françaises de l’eau et la
Banque mondiale. Les plus grands groupes privés fran-
çais du secteur ont récemment mis en place un nouvel
instrument de lobbying, AquaFed, dont les bureaux se
situent à proximité des principales instances décision-
nelles de l’UE.
Il existe de nombreuses autres réunions de ce type,
notamment le Congrès biennal de l’Association inter-
nationale de l’eau, la Semaine annuelle de l’eau de
Stockholm, la Semaine annuelle de l’eau de la Banque
mondiale, etc. (On pourrait se demander pourquoi tant
de réunions – l’argent ne devrait-il pas aller à la mise
en œuvre de solutions publiques ?) Les lobbyistes du
secteur privé sont très actifs dans la plupart de ces
conférences, soit directement sous la bannière de leur
entreprise, soit en coulisses avec des « groupes alliés »
comme le Conseil mondial des entreprises pour le déve-
loppement durable (WBCSD) ou le Business Partners

93
Manifestes pour l’eau publique

for Development (BPD, rebaptisé Building Partners


for Development). Ils ont même réussi à rejoindre le
groupe sur la corruption dans le secteur de l’eau de
Transparency International, bien que leurs membres
aient été impliqués dans certains des pires cas de cor-
ruption de l’histoire du secteur de l’eau. Les représen-
tants du secteur privé et les idéologues pro-marché par-
ticipent activement à tous ces forums et contribuent à
créer les conditions favorables à de nouvelles activités
commerciales dans le domaine de l’eau.
Ce groupe informel, qui bénéficie de ressources
financières importantes et de relations influentes, a
réussi à convaincre le secrétaire général des Nations
unies, Kofi Annan, de mettre sur pied un conseil consul-
tatif spécial chargé de le conseiller sur la manière dont
l’ONU pourrait, entre autres, accélérer les « partenariats
publics-privés » dans le secteur de l’eau. Cela reflète
l’étendue du pouvoir de persuasion de ce groupe, qui a
accès aux hautes sphères de plusieurs gouvernements
puissants, notamment celle de l’ancien président fran-
çais, Jacques Chirac.
En dépit de ce pouvoir immense, les groupes privés
ne parviennent pas à leurs fins. Ils rencontrent de nom-
breux obstacles, certains de leur fait, d’autres en raison
de la nature même du secteur – l’eau est un monopole
naturel qui n’obéit pas aux mécanismes du marché…
et d’autres en raison de la résistance des populations
et de certaines organisations aux projets de privati-
sation. D’aucuns affirment que les grandes privatisa-
tions appartiennent au passé en mettant en exergue
les échecs observés en Argentine, en Indonésie et en
Bolivie. Je pense que le monstre de la privatisation a
été affaibli, mais qu’il est toujours capable de passer

94
Pour la gestion publique de l’eau

à l’attaque. Pour l’instant, il panse ses plaies en Chine


et au Moyen-Orient, où la résistance des populations
n’est pas très forte. Il rôde encore dans les réunions
internationales, où il côtoie de nombreux amis et est
protégé par des critères d’accès restrictifs.
Alternatives à la privatisation
Les recherches récentes montrent que les services
publics de qualité bien gérés, accessibles et équitables
assurent la cohésion de nos sociétés. Ils créent l’infras-
tructure sociale et matérielle dont dépend le secteur
privé. La question est donc de savoir comment mettre
en place de tels services publics de qualité, par exem-
ple, dans le secteur de l’eau.
Comme le montre le graphique [+ p. 96], la vaste
majorité des services d’eau et d’assainissement sont
gérés par des opérateurs publics. Selon une estimation
prudente, 250 000 opérateurs publics de l’eau propo-
sent leurs services à des milliards de personnes dans
le monde entier. Il convient également de noter qu’une
telle infrastructure publique existe dans tous les pays de
l’OCDE, le secteur de l’eau y étant contrôlé et géré par
le secteur public. Dans les quelques pays où la distri-
bution de l’eau a été privatisée, cela s’est fait après que
des fonds publics aient créé l’infrastructure initiale.
Pourquoi ne parle-t-on donc pas davantage de ces
milliers d’opérateurs publics efficaces ? Pourquoi ces
derniers n’attirent-ils pas l’attention des bailleurs de
fonds, des banques et des responsables politiques ? La
réponse n’est certes pas simple, mais les points sui-
vants peuvent servir de pistes :
n Les services publics de l’eau sont généralement

gérés par les municipalités et desservent des régions


géographiques et politiques bien définies.

95
Manifestes pour l’eau publique

n Les opérateurs ne visent pas à s’étendre au-delà de

leurs limites géopolitiques car ils ne sont pas mus


par la maximisation des profits, les fusions et acqui-
sitions et l’élimination des concurrents.
n Bon nombre d’opérateurs de haut niveau sont des

ingénieurs. Ces derniers sont plus à l’aise avec les


algorithmes, le ciment, l’acier et les finances qu’avec
les stratégies politiques, la création de réseaux de
contacts, l’intégration et la participation publique.
n Les principales réunions relatives à l’eau sont

encore monopolisées par les partisans idéologiques


des solutions axées sur le marché.
L’ISP reste convaincue que ces opérateurs publics
« isolés » détiennent les clés du progrès dans ce secteur.
Au total, ils emploient des millions de travailleurs-
euses, dont beaucoup sont dotés de compétences et de
savoir-faire qu’ils peuvent transmettre à leurs collègues
moins qualifiés. Un grand nombre de ces opérateurs
affichent des résultats remarquables dans des circons-
tances difficiles. Mais comment exploiter ce potentiel
étant donné l’« isolement » des opérateurs publics et
les politiques internationales concernant la question de
l’eau qui continue à chercher et à soutenir des solutions
axées sur le marché ?
L’ISP a financé plusieurs études visant à examiner
les possibilités que présentent les partenariats public-
public, notamment à la lumière des expériences faites
en Lettonie, en Lituanie et en Estonie après la chute de
l’Union soviétique. Dans ces pays baltes, l’entreprise
publique de distribution Stockholm Vatten a conclu
un partenariat pluriannuel avec le soutien de plusieurs
donateurs et d’élus. Il existe bien d’autres exemples de
partenariats couronnés de succès. Ils se font générale-

96
Pour la gestion publique de l’eau

97
Manifestes pour l’eau publique

ment au niveau national, parfois dans une même région


ou entre pays du Nord et pays du Sud. La plupart de ces
partenariats n’ont pas fait parler d’eux.
L’enjeu consiste à élaborer un mécanisme interna-
tional prévoyant et favorisant les partenariats public-
public de manière à refléter les besoins des opérateurs
publics et non pas les intérêts des banques de déve-
loppement et des bailleurs de fonds nationaux et des
groupes privés.
Les partenariats des opérateurs d’eau
(POE), l’UNSGAB et le système des
Nations unies
Nous nous sommes tournés notamment vers le
Conseil consultatif sur l’eau et l’assainissement auprès
du secrétaire général de l’ONU (UNSGAB) pour réa-
liser des avancées en matière de partenariats public-
public. Créé en 2004 par Kofi Annan, ce Conseil avait
initialement pour mission d’encourager la privatisa-
tion, soit les partenariats public-privé (PPP). Parmi
les premiers membres, nombreux étaient favorable-
ment disposés à l’agenda des PPP Après qu’une cer-
taine pression a été exercée sur l’ONU, trois nouveaux
membres ont donc été nommés : Antonio Miranda de
l’Association des services municipaux de l’eau et de
l’assainissement du Brésil (ASSEMAE), Jocelyn Dow,
ancienne présidente de l’Organisation de femmes pour
l’environnement et le développement (WEDO) et moi-
même (Davis Boys) de l’ISP.
Ces trois membres ont déploré l’accent mis sur les
PPP et ont soumis une proposition privilégiant le ren-
forcement des services publics de distribution d’eau
et non leur remplacement par des opérateurs privés.
Cette proposition avait été initialement conçue pour ne

98
Pour la gestion publique de l’eau

concerner que les opérateurs publics, mais le compro-


mis final a été de permettre à toutes les organisations
de participer à ce nouveau mécanisme, qu’il s‘agisse
d’opérateurs publics ou privés, d’ONG, d’intellectuels
ou de toute autre partie prenante souhaitant renforcer
les capacités des opérateurs publics.
Le compromis a débouché sur la proposition figu-
rant dans le Plan d’action Hashimoto de l’UNSGAB
et baptisée Partenariat des opérateurs d’eau (POE).
Toutes les parties sont admises mais la participation
repose sur une base non lucrative. Comme l’a souli-
gné Antonio Miranda, le monde des affaires leur four-
nit déjà de nombreux instruments pour en trouver. Le
POE ne doit pas servir de nouveau moyen, car sa raison
d’être n’est pas de conserver le statu quo. En effet, un
certain nombre d’acteurs pensent qu’un moratoire est
indispensable, une période, de cinq à dix ans, suivant
le POE et au cours de laquelle l’entreprise privée n’est
pas autorisé à faire des affaires. Ceci pour éviter que
les entreprises privées utilisent le POE seulement pour
leur marketing à long terme.
Le document de l’UNSGAB définit le partenariat
mondial des opérateurs d’eau comme suit :
Le raisonnement qui sous-tend le concept POE est
que ce sont les opérateurs eux-mêmes qui offrent
le plus de perspectives d’amélioration des services
d’eau et d’assainissement. Étant donné que la plupart
des opérateurs d’eau sont locaux ou municipaux, que
la plus modeste des améliorations au sein de ces opé-
rateurs permettra d’avancer considérablement sur la
voie des OMD1 et qu’aucune organisation n’a actuel-
lement la capacité de mobiliser les milliers d’opéra-

1. OMD : Objectifs du Millénaire pour le développement, fixés par

99
Manifestes pour l’eau publique

teurs du secteur de l’eau, c’est vers eux qu’il faut se


tourner pour avoir le plus de chances de réussir. Les
POE reposent sur des mécanismes qui permettent à
ces opérateurs de communiquer entre eux systémati-
quement, sans devoir attendre le feu vert des bailleurs
de fonds, des institutions financières internationales
ou d’autres organisations pour nouer des contacts et
développer des projets2.
En octobre  2006, Kofi Annan a demandé à
UN-Habitat3 d’accueillir un bureau mondial des POE.
Le gouvernement japonais a rapidement alloué 2 mil-
lions de dollars à la mise sur pied de POE dans la région
Asie-Pacifique. Mais il l’a fait bien avant qu’UN-Habi-
tat ne soit mandaté pour la mise en œuvre, de sorte que
les fonds ont été recueillis par la Banque asiatique de
développement, l’une des banques régionales connues
pour promouvoir les mécanismes de marché. La BAsD
donne l’impression d’utiliser cet argent pour encoura-
ger la création de réseaux régionaux de services publics
de distribution. Cependant, il est évident qu’elle s’inté-
resse surtout à la mise en place de modèles de marché,
par le biais d’une perception de droits, d’un finance-
ment par la bourse ou d’autres approches de gestion.
La BAsD a clairement affirmé vouloir transférer une
partie encore plus importante de ses fonds au secteur
privé. Mais l’initiative POE doit être gérée différem-
ment, en mettant l’accent sur les opérateurs publics,

le programme des Nations unies pour le développement. Cf. <www.


undp.org/french/mdg/>.
2. <www.world-psi.org/TemplateEn.cfm?Section=Other_publicati
ons&CONTENTID=17198&TEMPLATE=/ContentManagement/
ContentDisplay.cfm>.
3. UN-HABITAT : Programme des Nations Unies pour les établisse-
ments humains. Cf. <www.unhabitat.org/>.

100
Pour la gestion publique de l’eau

mais aussi en incluant les travailleurs/euses et les


représentants de la société civile.
D’autres régions ont géré les POE d’une manière
similaire, les banques de développement régionales
jouant un rôle prédominant. C’est fort préoccupant
étant donné qu’elles sont toujours les principaux
acteurs du consensus de Washington, en dépit de nom-
breux signes révélant l’échec de leurs politiques.
L’absence de participation des nouveaux acteurs, soit
les organisations de la société civile, les travailleurs/
euses ou leurs syndicats, montre également que la mise
en œuvre des POE pose problème. Aucun de ces grou-
pes n’a été véritablement consulté pour les initiatives
régionales relatives aux POE. Les ingénieurs de l’eau
doivent adopter un processus de prise de décisions plus
transparent et plus participatif.
Il est manifeste que les groupes privés sont préoccu-
pés par l’initiative POE. AquaFed participe à toutes les
réunions régionales et s’efforce d’affaiblir le rôle du
secteur public, en s’attaquant soit à l’aspect non lucra-
tif soit au moratoire proposé.
En Amérique latine, les POE sont menés par AIDIS,
une association d’ingénieurs. Les services de distribu-
tion choisis pour le groupe directeur sont soit issus du
secteur privé stricto sensu, comme c’est le cas au Chili,
soit des services publics qui s’orientent vers les méca-
nismes de marché, en entrant en bourse, en nouant des
partenariats à but lucratif et en rétribuant des services
de conseil. La société civile, les travailleurs/euses et
les syndicats n’ont été invités à participer à aucune de
ces réunions.
En Afrique, les premières activités relatives aux
POE ont été fortement influencées par le ­personnel

101
Manifestes pour l’eau publique

de la Banque mondiale et l’ancien Water Utility


Partnership, qui s’est soldé par un échec pour avoir
trop privilégié les intérêts des opérateurs privés. Les
POE africains sont également sous la coupe de Rand
Water, le fournisseur en gros d’Afrique du Sud qui a
tenté de se lancer dans la distribution grâce aux PPP.
Rand a même conclu des PPP en dehors de l’Afrique
du Sud avant d’être forcé d’y renoncer en raison de
l’insuffisance des profits.
La vénérable Association internationale de l’eau
(IWA) n’est pas non plus épargnée par les pressions
exercées par le secteur privé en vue de rendre les
POE plus favorables à leurs affaires. Bien que la vaste
majorité des membres de l’association travaillent dans
les services publics de distribution, ses principaux
bailleurs de fonds sont Veolia et Suez.
Dans l’ensemble, l’initiative POE risque sérieuse-
ment d’être pervertie au point de ne pas pouvoir répon-
dre aux attentes ou remplir ses promesses, à savoir
créer une plateforme de services publics de distribu-
tion permettant à ces derniers de s’entraider sans être
menacés par le mercantilisme ou les rachats. Le fait
qu’UN-Habitat a pris beaucoup de temps pour créer
son programme et que les donateurs ne sont pas encore
prêts à soutenir ce nouveau concept explique égale-
ment en partie le problème.
UN-Habitat a récemment mis un directeur à la tête des
POE et nous avons bon espoir qu’il remettra les POE
sur la bonne voie. UN-Habitat créera un comité direc-
teur provisoire composé principalement d’opérateurs
publics, mais également d’organisations de la société
civile, de syndicats et de bailleurs de fonds. Ce comité
sera chargé d’établir les principes de ­fonctionnement

102
Pour la gestion publique de l’eau

des POE. Cela aura-t-il une influence sur les POE


régionaux déjà créés ? Nous allons en tous les cas exer-
cer des pressions pour que les POE mondiaux fixent
clairement les critères permettant aux POE régionaux
d’utiliser le « label POE ».
En dépit de ces inquiétudes, notons qu’il existe de
nombreuses nouvelles initiatives intéressantes, notam-
ment les activités du réseau Reclaiming Public Water
(reconquérir l’eau publique), soutenues par CEO/
TNI (Corporate Europe Observatory/Transnational
Institute) et réunissant de nombreux acteurs diffé-
rents, tels Red Vida en Amérique latine, le Conseil
des Canadiens (Council of Canadians), le Réseau afri-
cain de l’eau (African Water Network), et d’autres. Le
manque de financement reste un obstacle permanent,
mais d’importantes initiatives novatrices sont lancées
et gérées avec un budget limité. Il est utile de men-
tionner les changements dans les processus de gestion
opérés par les services de distribution de l’eau et les
ingénieurs à Tamil Nadu, en Inde.
Les syndicats financent également plusieurs actions,
notamment les partenariats public-public entre les
services publics de distribution et les syndicats en
Argentine, au Pérou, en Uruguay et en Bolivie. Aux
Philippines, le syndicat collabore avec la direction
pour élaborer des normes sociales en vue d’améliorer
les services publics. Aux Pays-Bas, le syndicat (Dutch
Union) s’est rapidement mobilisé pour nouer des liens
entre les entreprises publiques et les nombreux par-
tenariats publics internationaux, y compris des liens
avec les syndicats. De véritables partenariats entre
les services publics de distribution se font de mieux
en mieux connaître dans le monde entier, mais il leur

103
Manifestes pour l’eau publique

reste à relever de nombreux défis afin d’avoir suffisam-


ment de poids politique pour forcer les banquiers et les
donateurs favorables à l’économie de marché à modi-
fier leurs pratiques.
Il est évident que les gouvernements nationaux ne
peuvent pas lancer des privatisations, en écartant leur
responsabilité face à la question de l’eau et des services
d’assainissement. Au contraire, ils doivent reconnaître
que le financement et la gestion doivent relever du
secteur public et qu’ils ne peuvent pas être laissés au
bon vouloir des banquiers et des spéculateurs qui ont
échoué lamentablement en se déchargeant, dans nos
sociétés, de leur responsabilité. Nous devons recon-
naître le succès de ces opérateurs publics et de leurs
équipes qui, tous les jours, parviennent à assurer un
approvisionnement fiable en eau potable et des servi-
ces d’assainissement performants. Nous devons cesser
de dénigrer les services publics, mais, au contraire,
utiliser leur force pour aider les autres, avec, comme
objectifs communs, de construire des sociétés justes et
équitables et d’éliminer la pauvreté.

104
Anne Le Strat

Fluctuat nec mergitur :


quand Paris se réapproprie
son eau

Alors que la campagne électorale pour les élections


municipales de mars 2008 est déjà engagée, le maire
de Paris en exercice et candidat prend position par
voie de communiqué le 5  novembre 2007 sur l’ave-
nir du service municipal de l’eau à Paris en déclarant
vouloir « confier à un opérateur public unique la res-
ponsabilité de toute cette chaîne du cycle de l’eau, de
la production à la distribution ». Pour beaucoup cette
déclaration est une surprise et nombreux sont ceux qui
ne veulent y voir qu’un engagement de campagne sans
lendemain. Elle s’inscrit pourtant dans un processus
long d’évolutions du service municipal de l’eau dont
les ressorts relèvent autant de considérants techniques
que politiques.
L’abandon de la gestion de l’eau en
régie directe
Opérons un retour sur l’histoire, qui est d’abord
l’histoire d’un démantèlement, celle de la gestion de
l’eau en régie directe. Ce démantèlement s’effectue en
deux étapes : la distribution de l’eau puis la production
même de l’eau.
L’abandon de la distribution
C’est en 1984 que, Jacques Chirac, alors maire de
Paris et président du RPR (Rassemblement pour la
République), décide de confier au secteur privé les
métiers de la distribution d’eau.

105
Manifestes pour l’eau publique

En termes rigoureux, il ne s’agit pas d’une privatisa-


tion à proprement parler, le patrimoine du réseau étant
toujours propriété de la ville, mais d’une délégation de
service public aux entreprises privées. Deux contrats
d’affermage1 portant sur « l’exploitation du service
de distribution publique d’eau potable et d’eau non
potable » sont ainsi signés le 20  décembre 1984. La
loi Sapin (1993) conçue pour rendre plus transparentes
les conditions de passation des contrats de délégation
de service public n’étant pas encore édictée, la ville de
Paris en profite pour passer deux contrats de délégation
de gré à gré sans mise en concurrence à Eau et Force
(EF-PE), filiale de la Lyonnaise des eaux (aujourd’hui
intégrée au groupe Suez) pour la rive gauche et à la
Compagnie des eaux de Paris (CEP), filiale de la
Générale des eaux (aujourd’hui intégrée au groupe
Veolia) pour la rive droite.
C’est en obéissant à des considérations purement
politiques, ne relevant donc pas de la rationalité techni-
que, que la municipalité parisienne de l’époque partage
ainsi Paris en deux : une rive pour chacune des filiales
des deux grandes multinationales de l’eau. En 1985,
quand les contrats de délégation de la distribution sont
signés, la Lyonnaise des eaux, grande concurrente de la
Générale, fait donc son entrée sur le secteur parisien de
l’eau. Rappelons qu’à cette époque, le président-direc-
teur général de la Lyonnaise des eaux, Jérôme Monod,
n’est ni plus ni moins que l’ancien directeur de cabinet
de Jacques Chirac, Premier ministre, et ancien secré-
taire général du RPR…

1. Cf. Encadré 1, p.  172 : Récapitulatif des différents modes de


gestion.

106
Pour la gestion publique de l’eau

L’abandon de la production de l’eau


Après la distribution, poursuivant la remise en
cause profonde du système en place, la municipalité
parisienne décide de s’en prendre à la production de
l’eau. C’est à un cabinet privé, le cabinet Merlin, qu’il
est demandé une étude sur l’approvisionnement et la
production de l’eau potable et non potable. Cette étude
rendue en mars  1986 dresse un premier bilan après
quinze mois de distribution affermée et préconise la
création d’une SEM (société d’économie mixte) pour
la production d’eau potable et non potable, préconisa-
tion adoptée lors du Conseil de Paris de juillet 1986,
signant ainsi la fin de la production d’eau en régie
directe.
Par un contrat de concession du 30 janvier 1987 la
Société anonyme de gestion des eaux de Paris (SAGEP)
est alors créée pour la production et le transport de
l’eau potable et non potable. La collectivité parisienne
détient 70 % du capital, 2 % sont détenus par d’autres
SEM de la ville, les 28 % restant étant partagés à moitié
par les deux distributeurs, ainsi actionnaires et admi-
nistrateurs de la SAGEP.
Le démantèlement de la régie directe se fit donc en
deux étapes et la ville de Paris devint autorité concé-
dante sur trois contrats de délégation d’une durée cha-
cun de vingt-cinq ans. Plusieurs avenants sont venus
par la suite compléter ou modifier les contrats initiaux.
À la lecture des contrats on comprend que la munici-
palité avait décidé, par cette réforme du service, de tout
déléguer jusque ses obligations de contrôle.
La SEM, sans lien contractuel avec les deux distri-
buteurs, était pourtant chargée de leur contrôle via un
mandat de la ville, et de ce fait chargée de contrôler

107
Manifestes pour l’eau publique

ses actionnaires privés et administrateurs. En réalité


les services municipaux ne maîtrisaient ni ne contrô-
laient aucune des activités menées par les délégataires
et la SAGEP sans réel moyen de contrôle des distribu-
teurs privés émettait parfois des remarques et critiques
mais qui restaient sans effet, la ville ne demandant par
aux distributeurs d’en rendre compte. D’ailleurs fau-
tes d’objectifs techniques précisés dans les contrats
quant aux obligations des distributeurs en matière de
travaux, l’état patrimonial du réseau était mal connu
par la collectivité.
Une situation accablante
Deux rapports de la Chambre régionale des comp-
tes d’Ile-de-France (CRC) en 20002 et de l’Inspection
générale de la ville de Paris (IGVP)3 en 2001 ont très
fortement et justement critiqué le fonctionnement ou
plutôt dysfonctionnement du service. La CRC et l’IGVP
pointent l’absence de transparence quant aux données
techniques, économiques et financières fournies par les
deux distributeurs qui ne rendent pas compte des pro-
duits financiers ni des gains de trésorerie générés par
les contrats et dont les rapports ne retracent que partiel-
lement les montants des travaux effectués et les opé-
rations financières afférentes. Ils estiment par ailleurs
que les marges réelles des distributeurs sont largement
supérieures (de deux à trois fois) à celles déclarées mais
soulignent à maintes reprises la difficulté de les éva-
luer faute de précision quant aux données ­financières.

2. « Rapport sur la gestion de la protection et de la distribution de


l’eau potable et non potable », Chambre régionale des comptes
d’Ile-de-France, au maire de Paris, Jean Tibéri, 7 septembre 2000.
3. « Le contrôle par la Ville de Paris de sa filière eau (production-
distribution) », Inspection générale de la Ville de Paris, juin 2001.

108
Pour la gestion publique de l’eau

L’IGVP relève par exemple qu’il a été très difficile


d’entrer en contact avec les sociétés distributrices très
réticentes à donner les informations demandées dans le
cadre de l’inspection. Le conflit d’intérêt occasionné
par la présence des distributeurs au sein du capital de
la SEM est noté par la CRC qui s’étonne également de
la clôture du budget annexe de l’eau en 1989, critique
déjà formulée dans un autre rapport de 1991. Ce qui est
pourtant obligatoire pour le bon fonctionnement des
services d’eau et d’assainissement. Quant à l’absence
de contrôle de la municipalité sur son service il est très
largement critiqué par les deux rapports, l’IGVP sou-
lignant que « la minuscule “section de coordination et
liaison eau” ne saurait à elle seule assurer le contrôle
de l’ensemble de la filière 4 ».
La réappropriation de la gestion de
l’eau
En 2001, avec l’arrivée de la gauche à la tête de Paris,
l’une des priorités politiques de la nouvelle majorité
municipale est justement de reprendre le contrôle du
service. Lors de la clause de revoyure des contrats, des
négociations sont engagées avec les délégataires sur
les montants des travaux, sur le calcul des ­provisions
financières dégagées par les deux distributeurs, sur la
gestion de la facturation et sur le contrôle des activités
des délégataires. Par les avenants signés en 2003, la
Ville de Paris a repris deux des missions qui étaient
jusqu’alors exercées par la SAGEP : le contrôle des
contrats de distribution et la maîtrise d’ouvrage des
travaux d’investissements sur le réseau de distribution.
Elle reconstitue à cette fin un pôle de compétences au

4. Ibid., p. 151.

109
Manifestes pour l’eau publique

sein de la ville, en charge du contrôle des ­délégataires.


Un budget annexe de l’eau est également rétabli. Dans
ce processus de republicisation engagée dans la précé-
dente mandature, le changement de l’actionnariat de
la SEM Eau de Paris marque également un tournant
important. En avril 2007, le Caisse des dépôts et consi-
gnations rachète les actions des deux groupes privés qui
sortent ainsi du conseil d’administration de la SEM.
La gestion de la facturation est également complè-
tement revue. Il faut savoir, en effet, que si le service
de l’eau fut assuré en régie directe jusqu’en 1985, la
partie commerciale était assurée depuis fort longtemps
par le privé. En effet par un traité du 11 juillet 1860 la
ville de Paris sur l’initiative de l’ingénieur Belgrand –
véritable concepteur du système d’approvisionnement
de l’eau pour Paris – délégua le service commercial de
la facturation à la Générale des eaux pour une durée de
cinquante ans. En contrepartie, la Générale cédait des
installations de production d’eau dans des communes
rattachées à Paris, sur lesquelles le service d’eau était
concédé. Des conventions successives entre la ville
et la Générale ont fait perdurer le dispositif jusqu’à la
mise en délégation, remplacé par la suite par un GIE
(groupement d’intérêt économique) de facturation
pour les deux délégataires mais toujours géré par la
Générale des eaux jusqu’en 2003.
Dès 2001, la nouvelle mandature lance un audit sur
le GIE facturation, dénoncé précédemment par la CRC
et l’IGVP, effectué par le cabinet Service public 20005
dont les conclusions sont accablantes. Il estime qu’en

5. « Gestion du service commercial des eaux de Paris », rapports


relatifs à la qualité et à l’efficience du service, Service public 2000,
décembre 2002.

110
Pour la gestion publique de l’eau

comparaison avec des villes étrangères et d’autres vil-


les françaises le coût du service commercial de Paris
est 2 à 3,5 fois plus cher, soulignant sa « médiocre per-
formance économique » et son très mauvais rapport
qualité/prix ! Le rendu de l’audit conduit la ville à met-
tre fin au groupement d’intérêt économique en 2003 et
à ce que chaque distributeur reprenne les activités de
facturation sur son secteur.
L’élaboration du nouveau modèle de
gestion : la régie personnalisée
À l’approche de l’échéance des contrats (décem-
bre 2009 pour ceux de la distribution et décembre 2011
pour la production) est engagé un programme d’études
afin de définir le meilleur scénario d’organisation et de
gestion du service public de l’eau. Plusieurs missions
ont été confiées à des consultants et cabinets d’études
en 2006 et 2007 pour évaluer la situation à la fin des
contrats actuels et faire une analyse organisationnelle,
juridique et financière du service et sur les besoins
d’évolution technique du système d’alimentation.
Au terme des études et après analyse d’une dizaine
de scénarios de gestion possible, deux scénarios ont été
définitivement retenus pour examen avant la décision
politique. Le premier prévoyait peu ou prou la recon-
duite du système actuel avec comme changement de
ne confier qu’à un seul opérateur privé la délégation
de la distribution. Le second préconisait une régie per-
sonnalisée pour l’ensemble du service (production et
distribution), s’inscrivant en rupture avec l’ancien sys-
tème tout en étant dans la continuité des orientations
développées depuis 2001.
Il est notamment apparu que la production de l’eau
était une activité réellement stratégique compte tenu

111
Manifestes pour l’eau publique

des tensions que l’on peut craindre à l’avenir sur la dis-


ponibilité des ressources et leur qualité. La volonté de
la Ville de retrouver la maîtrise complète de sa filière
de l’eau, soumise à des enjeux environnementaux forts,
a conduit à écarter toute forme de délégation pour cette
activité. Le scénario de la remunicipalisation se tradui-
sait par une reprise directe et complète du service par
la collectivité, redevenant ainsi actrice de son service
de l’eau et effaçant vingt-cinq ans d’abandon de ses
responsabilités.
Par sa prise de position sur le choix futur du mode
de gestion du service de l’eau s’il était réélu, Bertrand
Delanoë inscrit l’eau comme thème électoral de la cam-
pagne municipale. Neuf mois après la prise de fonc-
tion de la nouvelle équipe municipale, nous sommes
aujourd’hui dans la phase de transition opérationnelle,
d’un mode de gestion à un autre. D’ici la fin 2009, il
s’agit de réorganiser le service municipal par la mise
en place d’un opérateur public unique sous la forme
d’une régie personnalisée à qui sera confié l’ensemble
des activités du service de l’eau.
De nombreux arguments plaident pour l’unicité de
l’opérateur en gestion publique. Cela permet de met-
tre fin à l’éclatement des compétences et des respon-
sabilités réparties actuellement entre la Ville et les
trois opérateurs, rendant plus lisible l’organisation du
service pour l’usager. Pour exemple les distributeurs
d’eau sont responsables de l’entretien et de l’exploi-
tation du réseau de distribution, mais le producteur
gère certaines conduites et équipements de régulation
du réseau, et assume la responsabilité de la qualité du
service fourni (pression et qualité de l’eau, traitement
des plaintes) alors que le contact avec l’abonné via la

112
Pour la gestion publique de l’eau

facture revient au distributeur. À noter que les distri-


buteurs privés étaient eux-mêmes favorables à un seul
opérateur d’eau à Paris, défendant naturellement l’idée
qu’il devait être privé et non public.
L’opérateur unique assurera une meilleure traçabi-
lité de la qualité (depuis la source jusqu’au robinet)
optimisant ainsi la sécurité sanitaire. À titre d’exem-
ple, une goutte d’eau transportée par l’aqueduc de la
Vanne change aujourd’hui dix fois d’opérateur (Eau de
Paris, EF-PE, CEP) avant d’atteindre le réservoir de
Montmartre !
La gestion financière sera plus transparente et entiè-
rement dédiée au service public de l’eau sans aucune
rémunération d’actionnaires. Les distributeurs décla-
rent annuellement en moyenne 15 millions d’euros de
bénéfices – alors qu’on estime qu’ils en dégagent net-
tement plus par des gains de trésorerie et par les mar-
chés de travaux sur le réseau généralement confiés aux
filiales des groupes – bénéfices dont on ne connaît pas
réellement la part réinvestie dans les contrats d’eau6.
En effet, la lecture seule des comptes annuels de résul-
tat d’exploitation des distributeurs ne suffit pas pour
évaluer le cycle économico-financier des contrats,
comme l’a récemment démontré l’expérience de la
communauté urbaine de Bordeaux sous la présidence
d’Alain Rousset, qui au terme des négociations avec

6. Une expertise financière de Patrick du Fan de Lamotte, consultant


expert-comptable, effectuée pour EAU DE PARIS estime que la
méthode employée par les distributeurs s’écarte des règles du plan
comptable général. À titre d’exemple, les distributeuurs font figurer
dans les charges des intérêts sur la totalité des investissements qu’ils
réalisent, sanstenir compte de l’autofinancement que leur procure le
service. Ainsi pour 2006, les bénéfices affichés étaient de 15 mil-
lions d’euros mais devaient être réestimés à plus de 23 millions.

113
Manifestes pour l’eau publique

son délégataire la Lyonnaise des eaux, dont il avait


pu analyser la comptabilité générale, a récupéré près
de 234 millions d’euros, à comparer aux 29 millions
estimés par un audit financier externe sur la base des
rapports financiers du délégataire.
Par ailleurs, dans le système parisien actuel, le pro-
ducteur supporte la majorité des charges fixes du ser-
vice, par l’exploitation des usines, des filières de trai-
tement et par la prise en charge des investissements les
plus importants sur le patrimoine du réseau. En réalité
la partie la plus lucrative (facturation et gestion de la
clientèle) revient aux distributeurs alors que le produc-
teur assume la plus grande part des fonctions d’exploi-
tation du service.
La création d’une régie de l’eau permettra de faire
apparaître de manière simple et transparente l’ensem-
ble des recettes et des charges liées au service. Nous
avons la conviction de pouvoir, dans cette nouvelle
organisation, garantir à la fois la maîtrise du prix et la
réalisation des investissements nécessaires au service.
C’est donc à la fois des raisons politiques et de
« bonne » gestion, les deux en la matière étant totale-
ment liées, qui ont présidé à cette décision politique.
La question s’est posée du choix de la structure juri-
dique de la nouvelle régie, directe ou personnalisée –
choix en partie dicté par les évolutions législatives.
Par la volonté du législateur, l’eau est un bien public.
Sa production et sa distribution se font dans le cadre
d’un service public qualifié d’industriel et commercial,
dont le coût est supporté par la facture de l’usager. Le
code général des collectivités territoriales prévoit que
seuls les services exploités en régie directe sans dis-
continuité depuis une date antérieure au 28 ­décembre

114
Pour la gestion publique de l’eau

1926 ont la faculté de conserver la forme de régie


directe. Le service de l’eau ayant fait l’objet d’une
délégation de service public en 1985 le retour à une
régie directe n’était plus possible et l’opérateur public
prendra la forme juridique d’une régie municipale à
caractère industriel et commercial disposant de l’auto-
nomie financière et de la personnalité morale. La régie
personnalisée offre les avantages d’une souplesse de
gestion tout en restant dans le cadre d’une comptabilité
publique. Elle permet également la reprise totale du
personnel de la SEM Eau de Paris et des distributeurs
affectés aux contrats parisiens, employés sous des sta-
tuts différents (fonctionnaires de la ville et agents de
droit privé). L’ensemble des compétences techniques
et savoir-faire actuels au sein des trois opérateurs sera
ainsi intégré dans la nouvelle régie.
La question des effectifs et du personnel est certes
une des questions sensibles à traiter dans la période
de transition. Même si le Code du travail ainsi que les
clauses contractuelles encadrent les modalités de trans-
fert de personnel relatif au transfert d’activités, cela
nécessite un temps de négociations avec les distribu-
teurs et les partenaires sociaux. Un autre sujet sensible
pour réussir la transition concerne les systèmes d’in-
formation (compteurs, gestion de la facturation, etc.),
pour lequel des négociations avec les distributeurs sont
engagées afin d’opérer le changement d’organisation
du service sans rupture.
À l’instar du démantèlement de la régie directe qui
se fit en deux étapes, la création de la nouvelle entité
publique se fera en deux temps, par le passage en
régie personnalisée de la SEM de production au pre-
mier semestre 2009 puis par l’adjonction des fonctions

115
Manifestes pour l’eau publique

de distribution à la fin de l’année 2009. Elle assurera


totalement l’approvisionnement de l’eau pour Paris le
1er janvier 2010.
Cette révolution de la gestion de l’eau à Paris a été
soumise au débat lors du dernier Conseil de Paris de
novembre 2008 où l’assemblée municipale a délibéré
sur les statuts et le périmètre de la future régie. Après
un débat qui a vu se rejouer le bon vieux clivage gau-
che-droite, cette dernière défendant les intérêts du sec-
teur privé, la délibération a été adoptée faisant l’unani-
mité de la gauche municipale.
Bien commun, ressource naturelle, l’eau redeviend
propriété et patrimoine de la collectivité, au bénéfice
de l’intérêt général et dans le souci d’un service public
pérenne et soutenable.

116
Jacques Perreux

La lutte pour le service public


de l’eau : une bataille citoyenne
et antilibérale1

La bataille pour gérer l’eau en service public rejoint


toutes les batailles pour un autre monde.
Quatre idées
Première idée
Il est avéré en France que l’eau potable est moins
chère lorsqu’elle est produite par une régie publique
que lorsqu’elle est produite par une entreprise pri-
vée, 30 % de différence en moyenne ; cela peut même
atteindre 44 % pour les communautés d’agglomération,
selon une enquête parlementaire.
Ceux qui considèrent l’eau comme une marchandise,
ne sont donc pas compétitifs sur le marché – comme on
dit. Le privé n’est pas meilleur, il est moins bon que
le public. Comme élu qui dirige un service public de
l’assainissement, un service avec 350 salariés, nous
avons un service de proximité qui traite à égalité les
habitants, un service dont les qualités d’innovations
sont reconnues, notamment par la mise en œuvre de
gestions alternatives très fortes dans le domaine de la
récupération et du traitement des eaux pluviales pour
éviter de les envoyer dans les stations d’épurations
d’eaux usées. Des gestions qui cherchent à impliquer
les citoyens usagers ; une forte activité dans le domaine
de la prévention, de l’éducation et de la citoyenneté

1. Transcription d’une intervention faite au Forum social européen


de Malmö, septembre 2008.

117
Manifestes pour l’eau publique

avec la formation de 10 000 collégiens par an à une


nouvelle culture de l’eau, une Université populaire
de l’eau et du développement durable qui rassemble
chaque année 2 000 personnes, un festival de l’Oh !
avec 200 000 participants qui contribuent en outre dans
la dernière période à une élaboration participative et
démocratique de la politique de l’eau de notre départe-
ment, au travers de ce que nous appelons un plan Bleu
qui rassemble tous les acteurs de l’eau. Cela ne plaît
pas à tout le monde et notre service public est l’ob-
jet d’attaques régulières pour mise en cause de la libre
concurrence, ainsi notre laboratoire départemental
devrait laisser la place à des labos privés.
Deuxième idée en deux remarques
1. Le plus souvent ceux qui défendent le privé, la
privatisation le font par dogmatisme, celui de faire le
plus de bénéfices possibles, mais curieusement ils ne
se vantent que très rarement du montant de leurs béné-
fices. Si vous allez par exemple sur le site Internet des
marchands de pétrole, d’électricité, de gaz, de voitures,
des géants de la distribution, dès la première page du
site on vous annonce les montants des dividendes sou-
vent en augmentation, comme preuve que le groupe
est bien géré et marche bien. Les marchands d’eau,
eux sont très discrets sur leurs bénéfices comme si ce
n’était pas très normal de faire de l’argent avec ce don
de la nature indispensable à la vie.
2. À l’heure où surtout en Europe, on nous dit qu’il
faut ouvrir toutes les activités humaines à la concur-
rence libre et non faussée, dans le domaine de l’eau
les entreprises ne se font pas vraiment concurrence ; il
n’y a pas vraiment « la guerre des prix », c’est plutôt la
répartition du « gâteau » et le partage des eaux. Ainsi

118
Pour la gestion publique de l’eau

en région parisienne c’est la Générale des eaux qui a le


contrat depuis 1923.
À Paris, c’est une répartition équitable entre la
Lyonnaise des eaux qui distribue l’eau sur la rive gau-
che et Veolia qui distribue sur la rive droite de la Seine.
À Marseille, c’est la Société des eaux de Marseille qui
remporte toujours le marché et son capital est consti-
tué à 50 % de Veolia, 50 % par la Lyonnaise ; situation
identique dans la ville le Lille.
Le Conseil de la concurrence a d’ailleurs observé que
le délégataire en place est souvent seul à présenter une
offre quand il y a renouvellement du contrat, autant
dire que dans le domaine de l’eau, la concurrence n’est
pas vraiment libre et qu’elle est plutôt faussée.
Troisième idée
Si les apôtres de la « marchandisation » de l’eau sont
dogmatiques, ils sont sectaires, ils appartiennent à la
secte du profit ; ceux qui se battent pour que l’eau soit
gérée en service public défendent l’intérêt général,
celui de la planète et de la biodiversité.
En fait ce qui nous amène à agir pour l’eau, ce sont
les caractéristiques et les qualités de l’eau.
C’est qu’elle est un bien commun et un bien commun
ça se gère en commun, ou sinon cela cesse d’être un
bien commun.
L’eau est un don de la nature, elle n’appartient à
personne en particulier, elle doit être sous notre res-
ponsabilité à tous, une responsabilité partagée, une
responsabilité que personne ne doit déléguer – a for-
tiori à des actionnaires.
L’eau est indispensable à toute vie, elle doit donc
être un droit fondamental et personne d’autre que la
collectivité peut faire respecter ce droit pour tous et

119
Manifestes pour l’eau publique

plus particulièrement pour les plus faibles et les plus


démunis. N’a-t-on pas vu à Soweto en Afrique du Sud
le distributeur privé supprimer les fontaines et installer
des cartes à puces. Pas d’argent, pas d’eau !
Effectivement, les conseils d’administration des
sociétés d’eau n’ont pas été inventés, à ce que je sache
pour devenir des organismes de charité.
L’eau est interdépendante. En fait nous n’avons
qu’une seule et même eau, comme nous n’avons qu’un
seul soleil ; si nous nous comportons mal, ou bien vis-
à-vis de l’eau en un point donné de la planète cela a
des incidences en mal ou en bien à un autre point de
la planète.
L’eau, de par cette caractéristique, nous demande
d’être solidaires entre nous, de penser à l’autre. Notre
eau est celle de l’autre. Personne n’achète des actions
pour être solidaires et penser à l’autre. Par contre, les
hommes ont inventé pour cela les services publics.
L’eau que nous buvons est toujours la même depuis
la nuit des temps, et sera toujours la même, elle nous
demande donc de penser à ceux qui vont suivre et nous
demande de la protéger, de la préserver de l’écono-
miser. Mais dans les conseils d’administration on ne
parle pas de développement durable, de respect de
biodiversité. On n’a encore jamais vu un conseil d’ad-
ministration d’une multinationale de l’eau, voter une
affectation de ses bénéfices ou du moins d’une par-
tie de ses bénéfices pour des travaux d’irrigations ou
d’assainissements. En fait, l’eau est une grande cause
humaine, mondiale, tout le monde est amené à met-
tre la main à la poche, les usagers, les collectivités
locales. Les États pour la défendre et pour atteindre la
réglementation européenne nous demandent de faire

120
Pour la gestion publique de l’eau

en sorte qu’en 2015, nos rivières soient dans un bon


état écologique et chimique ; nous allons dépenser des
milliards, la facture de l’eau a doublé en dix ans et les
seuls qui ne contribuent pas à l’effort et au contraire
en profitent, ce sont les actionnaires de l’eau – ce n’est
pas moral. Plus nous protégeons l’eau et plus cela rap-
porte aux actionnaires. L’eau a besoin d’une gestion
publique c’est-à-dire d’une gestion solidaire, altruiste,
citoyenne, précautionneuse de l’avenir. Et plus les
enjeux de la crise énergétique et de la crise climatique
se développent et plus nous avons besoin d’une gestion
raisonnable à long terme que la gestion privée est dans
l’impossibilité de nous garantir.
Quatrième idée
En France malgré la révolution conservatrice, mal­
gré la division et l’éparpillement des forces antilibéra­
les, les idées pour une gestion publique ont progres­sé, se
sont développées dans la dernière période. L’inquiétude
sur la qualité de l’eau, le mécontentement sur les aug-
mentations de la facture, le climat unitaire favorable
qu’avait provoqué la bataille pour le « Non » au réfé-
rendum ont fait bouger, comme on dit, les lignes.
Cinquante communes depuis les années 2000 sont
passées du privé au public. Après la bataille victorieuse
des années 1990 à Grenoble, la bataille à Bordeaux
menée par une association a permis à la commu-
nauté urbaine d’obtenir l’engagement de récupérer
230  millions d’euros de trop-perçu en trente ans par
la Lyonnaise. Un audit est engagé à Toulouse au len-
demain des élections municipales où cela figurait dans
le programme de la nouvelle équipe d’élus. Le maire
de Paris a annoncé pour sa part que les ­activités de
­production, de distribution reviendraient à une régie

121
Manifestes pour l’eau publique

publique en 2009. En région parisienne le marché de


concession qui concerne 4 millions d’habitants arrive
à expiration début 2010, c’est le plus gros contrat de
Veolia en Europe. Une course de vitesse est engagée.
Pour la première fois face à un candidat de la droite
ultra-libéral qui préside le Syndicat des eaux, le minis-
tre Santini, la gauche a présenté un candidat s’enga-
geant pour le retour en gestion publique. Celui-ci a
obtenu près de 40 % des voix. Il y a cependant encore
beaucoup d’hésitations à gauche à se lancer dans cette
bataille. À chaque fois ce sont des enjeux considéra-
bles. Le marché global de l’eau en France représente
90  milliards d’euros, selon Marc Laimé. En France
80 % du marché de la production et de distribution
d’eau potable et 55 % de l’assainissement sont en
contrat de délégation de service public au privé, à cela
il faut ajouter que les grandes multinationales, telles
que Veolia et Suez ne se contentent pas de capturer le
marché de l’eau, mais c’est aussi celui des déchets,
de la propreté, du chauffage urbain, des transports, de
l’édition, d’internet, de la télévision, du cinéma, des
pompes funèbres, des restaurants scolaires, dernière-
ment du train.
Une coordination rassemblant les élus partisans du
retour au service public, au syndicat des eaux d’Ile-de-
France, les représentants d’associations et des usagers
s’est mise en place et fait campagne.
Certaines voix à droite laissent entendre que le prix
de l’eau pourrait être baissé, en échange de quoi il fau-
drait garder la délégation à Veolia. Mais nous disons
que si du fait de notre bataille le prix de l’eau peut bais-
ser, c’est qu’il peut baisser encore plus, en revenant au
service public.

122
Pour la gestion publique de l’eau

Pour conclure je veux dire qu’il y a quatre raisons


pour mener ce combat.
Une raison éthique, si nous voulons vivre ensemble
et faire monde ensemble, nous devons gérer nos biens
qui nous sont communs comme l’eau, l’air, le soleil, le
savoir ensemble.
Une raison écologique : nous devons léguer à nos
enfants une eau de bonne qualité, mais nous devons
aussi leur léguer les savoirs, les savoir-faire qui leur
permettront de préserver l’eau. Or la privatisation de
l’eau c’est aussi la privatisation des savoirs. Les deux
principaux centres de recherche en France avec chacun
800 chercheurs sont détenus par Veolia et la Lyonnaise
des eaux. Il faut donc déprivatiser ces centres.
Une raison sociale pour que la facture de l’eau pèse
moins lourdement sur les familles, notamment les
familles modestes.
Une raison altermondialiste : comment prétendre
agir pour un autre monde lorsqu’on est un citoyen de
France si on n’agit pas pour affaiblir concrètement les
multinationales françaises de l’eau qui sont au cœur
de la mondialisation capitaliste, et qui participent du
pillage des ressources de la planète et de l’oppression
des peuples ?

123
Michel Partage

Chroniques varoises :
la lutte d’un village pour le
retour en régie de l’eau

L’histoire de la commune de Varages, dans le Var,


est depuis toujours liée à celle de l’eau. Depuis des
millénaires, l’eau de la source de La Foux a déposé
sans relâche son calcaire en constituant un plateau de
tuf où les Varageois ont élu demeures. Aujourd’hui, le
millier d’habitants profite des quatorze fontaines qui
fournissent une eau potable à température constante,
hiver comme été, de 14 degrés.
Elles sont alimentées par un réseau de canaux d’irri-
gation et de martelières géré par une ASA (Association
syndicale autorisée) regroupant un peu plus de 200
propriétaires arrosants.
En 1865, l’émergence des regroupements de paysans
utilisateurs des sources avait abouti à la création de
l’ASA des arrosants. C’est elle qui a, dès lors officiel-
lement, la gestion et la responsabilité du trésor local
provençal. Les artisans et les entreprises de poterie et
de faïence s’en servent également.
L’industrialisation des usines de céramique devenues
grandes consommatrices d’eau ainsi que les nouveaux
raccordements d’habitations en eau potable incitent,
en 1936, le maire de Varages à signer avec l’ASA des
arrosants, un accord de priorité de prélèvement d’eau
pour la municipalité. En effet, à l’époque, la municipa-
lité avait besoin de cinq litres d’eau par seconde pour
desservir l’ensemble des Varageois. Cette eau, donnée
gratuitement à la municipalité, assurait les besoins de

125
Manifestes pour l’eau publique

la population en cas de sécheresse et de diminution du


niveau de la source.
Il y a toujours eu, bien sûr, des petites histoires et
conflits. Nous sommes en Provence, l’eau est précieuse
et quelquefois rare. Giono et Pagnol n’ont rien inventé.
Ils ont observé.
En février 1990, la municipalité nouvellement élue
vote une délibération pour déléguer la gestion de
l’eau potable et de l’assainissement à une filiale de la
Lyonnaise des eaux. Les raisons : « Les nouvelles nor-
mes européennes sont trop pointues pour les employés
communaux. Il faut des spécialistes. Seuls les grands
groupes peuvent répondre aux obligations dans les
communes rurales. »
Les Varageois découvrent cette décision après la
réunion du conseil municipal. Aucune communication
n’avait été faite en amont, le secret avait bien été gardé.
L’ASA se mobilise et dénonce la privatisation, et donc
les futures prises de bénéfices de la société privée, pour
la gestion d’une eau offerte gratuitement par le respon-
sable de la source. Les déclarations se multiplient : « Ils
volent notre eau, c’est celle de la commune » ; « L’eau
de Varages doit être gérée par des Varageois. » En
toute logique, l’association demande l’intervention
du préfet. Sa réponse est sans concession. Il lance une
enquête d’utilité publique pour retirer la responsabi-
lité de la source de la Foux à l’ASA et la donner à la
municipalité. Les arrosants n’ont plus droit à la parole,
ils conservent seulement la possibilité d’arroser leurs
jardins potagers avec un droit d’étiage.
La Lyonnaise des eaux s’installe, et rapidement les
Varageois sont confrontés à la dure réalité d’une ges-
tion privée dans le monde rural. Les effets d’annonce

126
Pour la gestion publique de l’eau

des premiers mois, pour une gestion meilleure et plus


professionnelle s’estompent rapidement.
Les interventions pour les urgences de fuite pren-
nent parfois plusieurs jours ; il faut trois semaines pour
intervenir sur une fuite d’assainissement en plein mois
d’août. Un seul technicien vient de temps en temps
pour effectuer son travail, tout est placé sous vidéo-
surveillance. Les réclamations doivent être faites au
siège à Aix-en-Provence (50 km) avec l’éternelle boîte
vocale « Faites le 1, puis tapez 3… ». La proximité a
disparu, la convivialité n’existe plus. La municipalité
se décharge « Adressez-vous à la société privée, ce n’est
plus nous qui gérons… » Même le goût de l’eau n’avait
plus rien à voir avec celui de la traditionnelle source, il
ressemblait parfois à celui d’une vieille piscine.
Les Varageois ont connu la caricature, que l’on dit
exceptionnelle, d’une très mauvaise gestion privée.
Pour dégager des bénéfices dans les villages affermés,
les sociétés privées économisent sur tous les postes,
souvent au détriment des usagers.
Le contrat d’affermage court de 1990 à 2002.
En 2000, les élections municipales prochaines et le
« renouvellement » du contrat (qui doit être géré par
la prochaine municipalité en février 2002) ravivent les
discussions et les tensions dans le village autour des
fontaines. Les conclusions de certains usagers prennent
une tournure logique : « Si la municipalité sortante est
réélue, elle reconduira le contrat pour une nouvelle
période de douze ans. Il faut réagir et se mobiliser. »
Le dire en réunion privée ou publique semble assez
simple. Le mettre en œuvre concrètement dans un vil-
lage de moins de mille habitants est plus délicat. Les
élus qui ont voté la privatisation sont des villageois

127
Manifestes pour l’eau publique

r­ espectables, ils ont de la famille et des amis. Leur cou-


leur politique est proche de celle de la liste favorable à
la régie communale. De surcroît, il n’existe pas d’asso-
ciation de consommateurs ou de défense des usagers,
ni aucune structure prônant un projet avec un leader.
Une fois la tête de liste et les colistiers désignés, les
premières difficultés de la campagne électorale voient
le jour. Comment donner une légitimité autour d’un
sujet où la compétence reconnue des membres de cette
liste se limite à la contestation ? En effet, les « révol-
tés » n’ont jamais géré une régie de l’eau et de l’assai-
nissement. De surcroît, aucun d’entre eux n’a eu une
expérience d’élu au sein du conseil municipal.
Seule la conviction profonde d’une meilleure gestion
par une structure publique fait contrepoids à la muni-
cipalité sortante. De leur côté, les sortants aidés par le
fermier, inondent le village d’« infos intox » basées sur
la peur de l’inconnu. « S’ils sont élus, ils vont empoi-
sonner le village car ils n’auront plus de spécialistes et
d’ingénieurs à leur disposition », « Ils seront obligés de
doubler le prix du mètre cube pour payer les employés
communaux et leurs erreurs de gestion », « Les normes
européennes vont interdire de continuer cette expé-
rience, et alors que ferons-nous ? »
Face à ce déséquilibre dans le débat, les candidats à
la remunicipalisation ont dû s’appuyer sur des exem-
ples donnés par des spécialistes, reconnus et incon-
testables. À la fin de l’année 2000, les retours réussis
en régie n’étaient pas nombreux et l’information sur
ces communes était quasiment introuvable. L’équipe a
contacté un ancien cadre d’une multinationale « recon-
verti » à la gestion publique pour avoir l’assurance de
la faisabilité du projet. Elle a également obtenu une

128
Pour la gestion publique de l’eau

l­ettre de ­plusieurs maires qui expliquaient avec des


mots simples leur reconversion et leur réussite com-
munale (Pertuis, Mouans-Sartoux, Neufchateau). La
diffusion de ces documents a donné un côté sérieux
avec une écoute particulière aux arguments de la liste.
Cette élection est devenue un référendum grandeur
nature sur le thème de la régie municipale de l’eau.
Le 18 mars 2001, la liste pour une gestion publique a
obtenu une forte majorité et quatorze élus sur quinze.
Les nouveaux élus ont vite compris que la campagne
électorale était sûrement la partie la plus simple d’un
retour en gestion publique. Le contrat prenant fin en
février 2002, ils ont pendant plusieurs mois épluché les
documents administratifs (contrats, avenants, rapports
du président…) et comptables liés à l’affermage. Il a
fallu retrouver les dossiers qui, dans une petite loca-
lité, peuvent disparaître facilement, puis comprendre et
déchiffrer les informations données par le délégataire.
Enfin, le grand soir arrive. Le conseil municipal est
réuni pour délibérer sur le retour en gestion publique
de l’eau. Le maire ouvre la séance. Il est tendu. Ses
mains tremblent légèrement. Il sait que quatorze voix
sur les quinze votants diront oui. Sa perturbation vient
d’ailleurs. Pendant qu’il lit la délibération et qu’il
donne les explications d’usage, le film des « ragots et
de l’intox » de la campagne électorale repasse dans sa
tête. Il sait qu’une fois la délibération votée, il sera le
responsable de toutes les conséquences du choix de la
soirée. C’est la solitude du pouvoir. Le fait de franchir
le cap psychologique de cette peur interne est la clef de
la réussite pour prendre la décision d’un engagement
fort pour une régie publique.

129
Manifestes pour l’eau publique

Le débat est ouvert. Chaque élu apporte ses argu-


ments. Le maire se fait une dernière fois « l’avocat du
diable », pour être sûr de ne rien avoir oublié. Le vote
est sans appel. Les quatorze voix font bloc autour du
« oui » au retour à la régie. Ce vote met fin à douze
années de gestion privée de l’eau à Varages.
Le maire propose alors de prolonger d’une année le
contrat d’affermage avec la société privée. La loi Sapin
offre cette possibilité aux collectivités, quelle que soit
l’orientation future des élus (renouvellement de contrat
ou retour en régie). Le délégataire ne peut pas refuser
cette demande de durée supplémentaire. Elle doit être
le prolongement de l’ancien contrat sans changement
de termes ni évolution de conditions.
Le projet du futur fonctionnement de la régie voit le
jour. Malheureusement, les petites communes rurales
ont une difficulté supplémentaire par rapport aux ­villes.
Lorsqu’elles retournent aux commandes de la gestion
du service, il est souvent compliqué de reprendre le
personnel local de la société privée. Les employés
souvent affectés sur plusieurs communes ne veulent
pas abandonner leur entreprise. Les élus doivent donc
recruter du personnel ou le muter d’un autre service et
surtout le former. Ils doivent partir de zéro, tout recons-
truire et tout inventer.
Le recrutement du futur responsable de la régie s’est
fait six mois avant le démarrage officiel. Le choix du
cadre pour ce poste est déterminant pour la suite des
opérations. Cela lui permet d’aider les élus à finaliser
le départ de la société et à enfanter la régie en douceur.
Le suivi sur le terrain des activités de la société (en
doublon avec un salarié privé) permet de comprendre
le fonctionnement de la gestion de l’eau potable et de

130
Pour la gestion publique de l’eau

la station d’épuration ainsi que de connaître le réseau


souterrain de la commune.
La régie a été officiellement créée le
1er janvier 2003
Nous avons effectué ce retour en trois étapes. La pre-
mière année, nous avons récupéré la facturation et les
réparations des petites fuites, le reste a été assuré en
prestation de service. La deuxième année, nous avons
assuré la chloration, l’entretien et les travaux d’agran-
dissement. La troisième année, la totalité du service
avec le contrôle de la station d’épuration. Actuellement,
seule l’élimination des boues de la station d’épuration
est traitée par une société privée car nous n’avons
aucune possibilité de le faire nous-même.
Pendant les deux premières années nous nous atten-
dions chaque jour à découvrir un problème que nous
n’avions pas prévu. On nous avait tellement martelé
que c’était impossible à assurer nous-même, que nous
finissions par douter de notre possibilité de savoir gérer
un service par des employés communaux. Autre grande
difficulté, nous n’avions pas de référence de commune
identique à la nôtre qui avait réussi un retour en gestion
publique de l’eau et de l’assainissement.
Trois salariés varageois, un à plein-temps et deux à
mi-temps, assurent le fonctionnement et l’administra-
tion de la régie avec une permanence 24h/24 et 7j/7. En
moins d’une heure, un employé est prêt à travailler sur
le lieu d’une fuite. L’eau potable a retrouvé son goût
d’origine grâce à une meilleure surveillance du chlo-
reur. Les élus assument désormais leur rôle de gestion-
naires et de responsables devant la population.
À l’inverse d’autres expériences de retour en régie,
ce n’est pas le prix de la gestion de l’eau qui a influencé

131
Manifestes pour l’eau publique

la décision. La priorité était de retrouver un véritable


service public de proximité avec du personnel fiable et
local qui prenne également en considération les problè-
mes d’environnement, comme la diminution des fuites,
la rénovation du réseau et une meilleure gestion des
boues d’épuration.
Entre 2002, dernière année du contrat d’affermage
et 2007, le prix de gestion n’a pas bougé, il n’a ni aug-
menté, ni diminué. Pourtant, les élus auraient pu dimi-
nuer de 15 à 20 % le prix de cette gestion, s’ils avaient
conservé les mêmes principes de fonctionnement que
la société privée. Mais ce n’était pas le but principal.
Varages reste le huitième village le moins cher du Var
pour la gestion de l’eau potable et de l’assainissement
sur 153 communes. C’est donc la qualité du service et
la préservation de l’environnement et de la ressource
qui sont devenus la priorité de l’action. Les élus ont
préféré investir pour l’avenir.
Aujourd’hui, le budget annexe de l’eau et de l’as-
sainissement est autonome et permet la rénovation et
l’extension du réseau pour raccorder les fermes éloi-
gnées et ainsi donner le droit d’accès à l’eau potable
pour tous.
Actuellement, la gestion publique fait l’unanimité
dans la commune. D’ailleurs, pendant la campagne
électorale des municipales de mars  2008, deux listes
étaient en concurrence. Elles se sont toutes les deux
engagées à ne pas « toucher » à la régie publique.

132
Tommaso Fattori

Comment les « mouvements


italiens pour l’eau » sont
devenus « législateurs »

Tout a commencé en Toscane, à la suite du Forum


social européen de novembre  2002 et après le pre-
mier Forum mondial de l’eau (FAME) qui s’est tenu
à Florence en mars 2003 sous l’impulsion du Contrat
mondial de l’eau. Ces deux événements internationaux
ont laissé un héritage important en Toscane, en permet-
tant aux mouvements locaux de se coordonner autour
d’une campagne symbolique et concrète, à la fois glo-
bale et locale : la campagne pour l’eau publique, élé-
ment vital fondamental dont l’accès doit constituer un
droit garanti pour tou-te-s.
Notre idée était simple : face à l’effritement de la
démocratie et aux processus mondiaux de privati-
sation, il nous fallait trouver des solutions locales,
en partant des territoires et des besoins concrets des
citoyens. Comment reprendre ce qui avait été accaparé
par les conseils d’administration de la gestion d’une
eau devenue marchandise ? Nous avons voulu, à partir
des lieux où nous vivons quotidiennement et en utili-
sant tous les instruments de la démocratie citoyenne
– comme la loi d’initiative populaire – secouer la poli-
tique post-démocratique et déclencher une réaction en
chaîne impliquant d’autres territoires. Si, aujourd’hui,
nous sommes enfermés dans une chaîne globale et si
même les multinationales de l’eau ont une dimension
planétaire, il est également vrai que l’on peut sous-
traire un territoire après l’autre à cette chaîne et briser

133
Manifestes pour l’eau publique

ainsi tant de liens dans la chaîne que l’on génère une


sorte de révolution démocratique constituée de mille
épicentres.
C’est en Toscane, à Arezzo, qu’a été inauguré en
1999, le modèle italien de la privatisation de l’eau : la
société par actions (SPA)1 avec des capitaux publics et
privés. La multinationale française Suez y est entrée
comme actionnaire privé dans la société de gestion de
l’eau. En quelques années, le désastre de la privatisa-
tion a suscité de larges protestations chez les citoyens :
détérioration de la qualité, diminution des investisse-
ments, augmentation vertigineuse des prix.
La conjoncture économique internationale (désor-
mais aggravée par la crise financière mondiale), la
contraction de la consommation et la saturation des
marchés traditionnels liée à la surproduction de biens
matériels ont poussé les capitaux internationaux à la
conquête de nouveaux domaines présentant des ren-
dements sûrs, colonisant ainsi les services publics en
général et la gestion de l’eau en particulier. Il s’agit
de services dont la « demande » est garantie et assurée :
si on peut renoncer à acheter un nouveau modèle de
téléphone portable, on ne peut pas renoncer à ouvrir
le robinet. Ce qui permet donc de garantir des profits
à ceux qui peuvent entrer dans la gestion du service.
En d’autres termes, faire des bénéfices dans l’om-
bre de la fonction publique en exploitant la nécessité
pour chaque citoyen d’accéder aux biens communs
fondamentaux.
Dans le même temps, la relation entre cette forme
de privatisation sur le territoire italien et la ­question

1. SPA : Società per azioni, c’est-à-dire, la société par actions qui


peut être de différents types (NDT).

134
Pour la gestion publique de l’eau

des droits de l’homme dans le monde est devenue de


plus en plus claire : plutôt que d’aider à résoudre le
problème de l’insuffisance de l’accès à l’eau potable
pour un milliard et demi de personnes, les entreprises
privées des SPA utilisent leurs liquidités financières
générées par les profits faits sur les populations pour
privatiser les services de l’eau dans diverses régions
du sud de la planète – où la hausse des prix fait de
l’eau, pour de nombreux pauvres, un « bien de luxe ».
Ce qui a provoqué des révoltes sanglantes, comme à
Cochabamba, en Bolivie. Ce qui a également mis en
lumière la question de l’environnement : les socié-
tés privées organisent non seulement l’augmentation
continue des volumes d’eau à vendre, mais contribuent
encore à « punir » explicitement les citoyens qui ont
la volonté de limiter le gaspillage. Le PDG de la SPA
Publiacqua a ainsi déclaré avec candeur que la réduc-
tion de la consommation et la limitation du gaspillage
de l’eau entraînent nécessairement une augmentation
tarifaire, parce que les actionnaires ne peuvent pas se
permettre de perdre leur marge. Des scandales ont éga-
lement éclaté comme celui qui a mis en évidence la
volonté des actionnaires privés de reporter ou d’annu-
ler les investissements concernant la qualité de l’eau…
car ils ne garantissaient pas de profits financiers.
Le désastre social et environnemental causé par
ces politiques de privatisation a engendré une vaste
alliance sociale sans précédent composée d’organisa-
tions diverses et hétérogènes : associations environ-
nementales, syndicats, groupes culturels, paroisses et
centres sociaux ont décidé de s’unir pour défendre en
Toscane une loi d’initiative populaire pour la gestion
publique de l’eau. Si la politique institutionnelle, à

135
Manifestes pour l’eau publique

commencer par les administrateurs locaux, ont aban-


donné leur responsabilité en privatisant la gestion du
service de l’eau, de nombreux éléments de la société
civile toscane voulaient se réapproprier la politique et
la démocratie elle-même. Nous avons essayé de nous
faire « législateurs ». Nous avons voulu mettre en posi-
tif notre modèle de gestion publique, en mettant l’ac-
cent sur la participation des citoyens. Non seulement
protester contre la privatisation, mais également être
force de proposition : une proposition précise traduite
dans le détail de la loi.
Le premier fait important a été le processus collectif
dans la rédaction du texte (avec l’aide d’un groupe de
juristes) : nous avons construit la proposition de loi au
travers de nombreuses réunions et par la circulation de
documents et de rapports, grâce à une véritable partici-
pation menant à une rédaction collective qui a conduit
tous les participants à se sentir concernés. Le comité
était composé de plus d’une centaine d’organisations.
Le second fait important a été la campagne « cultu-
relle » que le projet de loi nous a permis de faire :
nous savions qu’il était très peu probable que la loi
soit approuvée au conseil régional, mais nous savions
aussi qu’il nous fallait une occasion pour faire passer
un message alternatif à la population, après des années
de développement agressif des idéologies de droite qui
ont fortement influencé, et dans certains cas dominé, le
sens commun. Années au cours desquelles un puissant
matraquage médiatique a produit de plus en plus de
méfiance à l’égard du « public » et, inversement, une
large confiance, presque dogmatique, dans les miracles
du marché. Mais la privatisation mise en œuvre durant
ces années a-t-elle vraiment amélioré le service rendu

136
Pour la gestion publique de l’eau

au public et a-t-elle baissé les tarifs ? Pour les citoyens


de Toscane, qui ont expérimenté cette privatisation, ce
fut un mensonge total. L’expérience directe ainsi que
les nombreuses études et les données empiriques ont
montré comment les entreprises privées ont acquis les
installations publiques dans des conditions favorables
à la réalisation de profits les plus élevés possibles, en
licenciant ou en recourant à l’emploi précaire, sans
investissement dans l’innovation et la sécurité mais au
contraire en dégradant la qualité du service et son uni-
versalité. La privatisation n’a consisté qu’en de sim-
ples opérations de spéculation financière.
Ce projet de loi a également eu la dimension d’une
bataille culturelle pour réorienter l’opinion publique et
pour redessiner les frontières d’un espace public autour
de la participation, des droits, de la justice sociale, qui
aurait pour centre l’homme et la nature, et non les
nécessités du marché et les profits de quelques-uns.
Le succès du projet de loi a été énorme : pendant
six mois, dans chaque ville et dans chaque village de
la région, des débats et des réunions ont eu lieu sur
le thème de l’eau, des biens communs, des services
publics, des effets de la privatisation. À l’ère de la
politique réduite aux postes de télévision, les gens ont
trouvé une occasion de se retrouver pour parler, dis-
cuter, apprendre. Le résultat a été impressionnant : au
lieu de 3 000 signatures nécessaires pour déposer la loi,
plus de 43 000 signatures ont été récoltées. Ce fut un
énorme coup porté au processus de privatisation, qui à
partir de ce moment-là, a ralenti son rythme de déve-
loppement, même si, par ailleurs, la loi a été rejetée par
le conseil régional.

137
Manifestes pour l’eau publique

Pendant ce temps, dans le reste de l’Italie, en par-


ticulier dans les zones où la privatisation du service
de l’eau prenait forme, des mouvements de défense
de l’eau publique sont apparus, parfois même sous la
forme de simples comités de citoyens auto-organisés.
Des luttes pour l’eau comme « bien commun » se sont
développées un peu partout dans le pays. Comment
cependant faire converger ces luttes géographique-
ment si éloignées ? Comment faire le lien ? Comment
faire pour se donner un objectif commun ? En Toscane,
nous avons réussi à lier ces forces et ces groupes divers
grâce à la rédaction d’un projet de loi régionale : était-il
possible de tenter quelque chose de semblable, cette
fois à échelle du pays ? Défendre une loi d’initiative
populaire, mais au niveau national ? Avec cette idée-
force, et à la suite de cinq grandes réunions dans dif-
férentes régions, des assises nationales rassemblant
plus de 600 personnes ont été organisées à Rome en
mars 2006. Elles ont donné naissance au Forum italien
des mouvements pour l’eau.
Au cours des mois suivants, le réseau s’est attelé à
la rédaction d’une loi nationale d’initiative populaire,
en rassemblant des militants, des spécialistes et des
juristes : une véritable « loi-cadre », qui, à partir de jan-
vier 2007, a été à l’origine d’une campagne culturelle
et politique d’une dimension inédite. Ce comité d’ini-
tiative, constitué de plus d’un millier d’organisations
nationales et locales, laïques et religieuses, de gauche
traditionnelle ou altermondialiste, a récolté des signa-
tures, organisé des débats et diffusé des argumentaires
du nord au sud du pays. La collecte de signatures a
été couronnée par des « caravanes de l’eau » qui ont
apporté au Parlement, en juillet 2007, plus de 430 000

138
Pour la gestion publique de l’eau

signatures (alors que « seulement » 50 000 suffisaient


pour soumettre le projet de loi au Parlement). Le prési-
dent de la Chambre a accueilli avec respect et attention
le projet, mais quelques mois plus tard, alors que venait
de commencer la discussion du projet par la commis-
sion parlementaire compétente, le gouvernement Prodi
est tombé et les Chambres ont été dissoutes. Le projet
de loi sera examiné en 2009 par le nouveau Parlement,
dont la composition laisse peu d’espoir pour une issue
positive. Cette campagne a eu cependant pour effet dans
la société et dans la conscience collective de remettre
en question le consensus autour des politiques de pri-
vatisation. En outre, le Forum est désormais une réalité
tangible, capable de faire le lien entre les nombreuses
luttes dans les diverses régions de l’Italie. Par exemple,
il a organisé en décembre 2007 une manifestation qui a
réuni près de 40 000 personnes à Rome.
De même, la capacité qu’ont atteinte les mouvements
pour l’eau d’être force de proposition reste essentielle.
Indépendamment du fait de savoir ce qu’il adviendra
de la loi d’initiative populaire, le projet illustre une
alliance parfaite entre considérations environnemen-
tales et sociales. En effet, la gestion de l’eau, dans le
projet de loi, est considérée comme un service qui ne
relève pas de la logique économique (et doit donc être
soustrait aux lois du marché et de la concurrence),
mais qui vise au contraire des objectifs sociaux et
environnementaux.
Si la SPA est un sujet de droit privé (dont l’objectif
est le profit et non la garantie des droits des citoyens,
ou la protection de l’environnement), notre projet, au
contraire, prévoit que la gestion de l’eau soit unique-
ment assurée par des organismes publics. Les habitants

139
Manifestes pour l’eau publique

du territoire concerné et les salariés du service doivent


également être associés aux choix fondamentaux. De
plus, l’eau étant un bien commun et un droit univer-
sel, le projet de loi prévoit que cinquante litres par per-
sonne et par jour, ce qui représente le minimum vital,
soient assurés gratuitement à tou-te-s, tout en sachant
qu’il s’agit d’un bien naturel fini, à préserver parce
qu’il conditionne l’existence de tous les êtres vivants,
animaux et plantes, dans le présent et dans l’avenir. La
loi doit ainsi assurer la protection du patrimoine hydro-
géologique en prévoyant que tout territoire fasse un
« bilan hydrique » pour préserver la qualité de l’eau. Le
projet prévoit que le service de l’eau soit financé par
les impôts, suivant la progressivité des revenus, mais
aussi par la réduction des dépenses militaires, l’instau-
ration de taxes environnementales, et en utilisant des
fonds provenant de la lutte contre l’évasion fiscale.
Enfin, la loi prévoit d’instituer un fonds pour financer
des projets de coopération internationale dans le cadre
de partenariats public-public, afin de permettre l’accès
à l’eau potable dans les pays du Sud.
Notre loi, en somme, présente un nouveau concept du
« public » qui ne propose ni la construction de grands
appareils d’États bureaucratiques, clientélistes et gas-
pillant les ressources collectives, ni un mode de gestion
public épousant la logique du marché et la maximisa-
tion des profits, en transformant l’eau en marchandise.
L’idée consiste à investir les conseils élus quant aux
décisions fondamentales et par-dessus tout à créer un
système de participation directe et réelle des habitants
des communautés locales et des travailleurs des ser-
vices pour les orientations de gestion. Le projet de loi
en Toscane a ainsi expressément demandé l’institution

140
Pour la gestion publique de l’eau

d’un Conseil du droit à l’eau. La question de la partici-


pation est centrale. Centrale, car il faut repenser de nou-
velles formes de démocratie, plus inclusive et moins
formelle, concernant précisément la gestion des biens
communs. Autour des biens communs – de ce que les
gens ont en commun – se construit en effet l’essentiel
de la société. Privatiser signifie rompre le lien social
et réduire les individus à de simples consommateurs
individuels, à des individus isolés livrés au marché et
dans une perpétuelle concurrence.
De fait, ce que nous essayons d’arrêter est aussi une
forme de privatisation de la politique : une société par
actions doit en effet obéir à une logique économique et
financière, doit chercher la maximisation des profits, et
non chercher à répondre à des institutions élues. Elle
ne prévoit pas non plus des formes de participation de
citoyens dans la gestion des ressources, car le marché
est incompatible avec la démocratie. Tout cela s’accom-
pagne parallèlement d’une privatisation de la connais-
sance, qui détruit toute prétention de « contrôle » effec-
tif de la part des services publics : le public perd les
connaissances nécessaires à l’exercice de son propre
pouvoir quand il ne contrôle plus le passage entre le
« faire » et le « savoir-faire », qui sont inextricablement
liés. Les informations et les connaissances de type éco-
nomique et financier, sur la base desquelles sont faites
les évaluations et sont prises les décisions, sont en effet
fournies par les entreprises elles-mêmes et rendent, de
fait, les autorités publiques dépendantes.
Le secteur public ne sait plus faire ce qu’il savait
auparavant faire et ne possède plus les connaissan-
ces et les informations qui lui appartenaient, mais
tout ceci est transféré maintenant progressivement et

141
Manifestes pour l’eau publique

i­nexorablement au secteur privé. Notre proposition de


loi prend en compte cette réalité et construit une alter-
native possible, de façon réaliste et concrète. C’est la
raison de son succès, et c’est pourquoi elle est soutenue
par près d’un demi-million de personnes.
Aujourd’hui, le mouvement italien – qui a pris une
part importante dans la promotion du Réseau européen
pour l’eau publique (European Network for Public
Water) né au Forum social européen de Malmoe –
attend le Forum mondial d’Istanbul de mars 2009 pour
pouvoir continuer à travailler pour le droit à l’eau pour
tou-te-s au niveau international, avec, en particulier,
les réseaux d’Amérique latine et d’Afrique. Et, comme
dans la lutte pour l’eau se reflète la lutte générale pour
un autre modèle de société, nous pourrons montrer ainsi
que la chaîne des privatisations peut être rompue.
Des résistances d’origines et de formes diverses se
développent partout dans le monde : luttes des com-
munautés indiennes des paysans de la Narmada, de
Cochabamba et d’El Alto en Bolivie, expériences
récentes en Équateur et en Uruguay, qui ont introduit
dans la Constitution l’eau comme bien commun uni-
versel non marchand.
Nous avons essayé de nous faire « législateurs » pour
refonder, ensemble, de nouvelles formes politiques,
qui ont à cœur les biens communs de l’humanité.

142
Jean-Luc Touly

Portrait d’un lanceur d’alerte

Jean-Luc Touly compte parmi les « lanceurs d’alertes » qui se


sont exposés pour faire connaître la vérité sur la gestion de l’eau
et, en particulier, sur l’emprise qu’y exercent les grands groupes
privés de l’eau.

Employé chez Vivendi/CGE (devenu Veolia), j’ai


été amené par mes fonctions a étudié le problème de
la gestion de l’eau, tant dans les détails que dans sa
globalité. Militant syndical (à la CGT), j’ai aussi vu
de près le fonctionnement du système mis en place par
Veolia. Alors que j’étais responsable pour le sud de la
région parisienne de la réalisation des comptes rendus
techniques et financiers, mon histoire de cadre chez la
Générale des eaux et de délégué syndical CGT Ile-de-
France au regard de mes convictions et d’un certain
bon sens m’ont ainsi placé devant le dilemme suivant :
soit avaliser un système irrégulier de gestion déléguée
par une collectivité territoriale d’un service public de
l’eau à une grande entreprise privée, soit militer pour
informer nos élus et concitoyens d’un certain nombre
de dérives comptables et financières,
J’ai pris l’option de dénoncer dans un premier temps
ces dysfonctionnements à mon organisation syndicale,
la CGT, qui revendiquait le service public à l’instar des
partis de gauche, tout en s’accommodant d’une gestion
privée souvent complaisante. J’ai par la suite attiré l’at-
tention d’associations comme Attac et d’autres orga-
nisations afin qu’un débat public s’instaure à partir de
mon expérience de salarié et de syndicaliste.

143
Manifestes pour l’eau publique

C’est à ce moment-là que les difficultés ont com-


mencé, notamment lorsque je tentais d’expliquer
comment cette multinationale rentabilisait le contrat
via différents outils économiques et financiers : par la
location et l’entretien des compteurs, la surfacturation
de la masse salariale imputée aux collectivités, par les
produits financiers résultant du délai entre l’encaisse-
ment des factures des usagers et leur reversement tardif
aux communes, aux agences de l’eau et à l’État, par
l’écart entre les provisions pour renouvellement et la
réalisation des travaux correspondants, au détriment
des villes qui ne contrôlaient quasiment rien !
Ce sont pour toutes ses raisons qu’avec Roger
Lenglet, journaliste, nous avons écrit nos deux livres
sur les vérités inavouables des multinationales de
l’eau1. Tirer la sonnette d’alarme devant le scandale,
c’est mettre en lumière ce que la hiérarchie de cette
multinationale nous demandait de taire. Et c’est alors
que tout a basculé (procès en diffamation, procédure
de licenciement).
Aux USA, les whistle blowers, les lanceurs d’alerte
peuvent bénéficier de garanties ; en France, par contre,
il n’existe pas de statut protecteur pour celui qui
dénoncerait au public un danger ou un dysfonctionne-
ment. Il risque dans ce cas bien au contraire de se faire
licencier.
Il est temps que cela change en France et le tra-
vail réalisé notamment par l’association Anticor et
Transparency International fait avancer cette nécessité
de transparence et d’honnêteté.

1. R.  Lenget & J.-L.  Touly, L’eau des multinationales, Fayard,


2006 ; R.  Lenget, C.  Mongermont, J.-L.  Touly, L’argent noir des
syndicats, Fayard, 2008.

144
Catherine Legna

Les Porteurs d’eau : un


engagement citoyen mondial

Parmi les conditions nécessaires à la jouissance de


ces droits humains fondamentaux qui nous garantis-
sent non la simple survie mais une vie digne d’être
vécue, la centralité de l’accès à l’eau potable et à l’as-
sainissement (corollaire trop souvent oublié), est une
évidence qui s’impose maintenant à tous, comme elle
s’est imposée à France Libertés depuis plus de dix ans.
Car c’est pour pouvoir continuer à défendre les droits
humains et le premier d’entre eux le droit à la vie, que
France Libertés s’est investi, sous l’impulsion de sa
présidente, dans un mouvement, aujourd’hui mondial,
baptisé Mouvement des porteurs d’eau qui repose sur
une charte de principes et une éthique de l’action. La
charte des Porteurs d’eau1 pose en principes que l’accès
à l’eau, source de vie, est un droit humain, inaliénable
sous quelque prétexte que ce soit, que l’eau n’est pas
une marchandise, et qu’étant un bien commun de l’hu-
manité et du vivant elle doit être gérée par la collecti-
vité démocratique dans la transparence et pour l’intérêt
général, y compris celui des générations à venir.
Le mouvement mondial pour l’eau prend de l’am-
pleur au moment où, loin de s’améliorer, la situation de
l’accès à l’eau dans le monde est soumise à des tensions
nouvelles. Le problème n’est pas seulement le scandale
des inégalités devant la répartition de cette ressource

1. Consultable en ligne sur le site des Porteurs d’eau : < www.por-


teursdeau.fr>.

145
Manifestes pour l’eau publique

vitale et le retard apporté aux investissements néces-


saires. De nouvelles menaces se font jour par la pres-
sion croissante sur la ressource en eau de l’industrie et
notamment des industries minières, de l’agro-industrie
et des agrocarburants et d’une nouvelle poussée infla-
tionniste de constructions de barrage. L’eau potable
pour la consommation humaine constitue une faible
partie de l’eau utilisée dans le monde et cette nécessité
risque de rester au second plan des priorités notam-
ment de celles des aides publiques au développement.
Le manque d’ambition des Objectifs du Millénaire à ce
sujet qui prévoit qu’à peine la moitié des humains pri-
vés d’eau pourraient y avoir accès en 2015 ne garantit
même pas que ces objectifs médiocres seront atteints.
Comprendre pourquoi 35 000 personnes meurent
encore chaque jour du manque d’eau ou d’une eau
insalubre est d’une triste simplicité. Le rapport com-
mandité par le PNUD en 2006 sur l’eau, Au-delà de
la pénurie, le dit crûment : ni fatalité climatique ou
naturelle (car la pénurie d’eau est l’exception et non
la règle dans le monde) ni excessive augmentation de
la population (car il y a assez d’eau pour les besoins
en eau potable d’une population bien supérieure à
celle d’aujourd’hui) ni manque de moyens financiers
pour investir dans des systèmes d’adduction d’eau ou
d’assainissement. Seul le manque de volonté politique
explique cette aberration scandaleuse : Il suffit de com-
parer les dépenses militaires de certains pays à leur
investissement dans les réseaux d’eau potable, ou de
voir plus récemment la facilité avec laquelle des états
aux caisses vides pour les investissements sociaux
ont brusquement et avec zèle trouver des ressources
pour socialiser les pertes des docteurs Folamour de

146
Pour la gestion publique de l’eau

la finance internationale : ceux qui meurent d’une eau


rare ou insalubre sont purement et cyniquement passés
par profits et pertes.
Pour les peuples d’Europe, et en France en particu-
lier, le problème ne se pose pas en des termes aussi dra-
matiques. Mais les citoyens européens et français ont le
devoir de se préoccuper des politiques d’investissement
que l’on mène en leur nom dans le reste du monde. De
plus ils ne sont pas à l’abri dans le futur de crises de
pénurie récurrente, de pollution massive comme c’est
le cas en Bretagne ou d’augmentations vertigineuses
de tarifs comme celles qui avaient déclenché la guerre
de l’eau en Bolivie.
Car c’est en Europe et en France particulièrement, et
non aux États-Unis, que s’étale avec acuité la contra-
diction d’un système qui tout en déclarant que la ges-
tion de l’eau est du domaine public, en fait dans la
réalité un produit et une source de profit. Bien que le
Parlement européen ait déclaré l’eau un droit humain
en 2006 ce principe n’a pas été inclus dans le traité de
Lisbonne qui est en cours de ratification. Au contraire
on assiste à une accélération du processus de privatisa-
tion des ressources en eau encouragé par la commis-
sion européenne. Le Partenariat européen pour l’eau
avec le concours de multinationales comme Coca Cola
a déjà préparé une « Nouvelle vision européenne de
l’eau » qui sera présentée à Istanbul.
Aucun plan de réduction de la consommation d’eau
n’est en route bien évidemment dans ce plan « euro-
péen » et c’est bien en définitive tout notre modèle
économique productiviste qui menace la ressource
eau comme d’ailleurs la qualité de l’air que nous
respirons.

147
Manifestes pour l’eau publique

Face à cela heureusement d’autres forces et d’autres


dynamiques apparaissent. En France des initiatives
comme celle de la Mairie de Paris sont emblémati-
ques d’une volonté des élus de revenir à leur rôle de
gestionnaire du bien public. D’autres approches sem-
blables sont déjà à l’œuvre en Hollande et en Espagne
(Séville). Des syndicats, des communautés locales, des
ONG font un travail crucial d’information et d’échan-
ges d’expériences pour des solutions à la crise de l’eau.
Le Mouvement des porteurs d’eau qui après la France
s’est étendu en Italie, au Brésil et en Bolivie se veut le
signe de ralliement de tous ceux qui veulent s’impli-
quer concrètement dans cet enjeu crucial de démocra-
tie et d’action collective.
Les Porteurs d’eau ne sont pas une organisation.
Ils n’appartiennent pas à France Libertés même si la
Fondation a lancé le mouvement en France en 2006
lors des Rencontres internationales de Marseille. Les
Porteurs d’eau veulent être l’embryon d’un mouvement
citoyen, un label grâce auquel partout dans le Monde
puissent se reconnaître, échanger leurs expériences,
s’unir dans des actions communes tous ceux qui, par
leur travail intellectuel juridique économique pratique
ou technique, par leurs activités de citoyens ou d’élus,
par leur aura médiatique mis au service d’une cause,
travaillent à rendre réel l’accès à l’eau potable pour
tous, la protection de la ressource pour les générations
futures, la non-marchandisation de l’eau et sa ges-
tion responsable au service de l’intérêt collectif. Les
Porteurs d’eau ou « Messagers de l’eau » comme ils se
nomment en anglais, portugais ou espagnol, veulent
unir à travers le monde ceux qui réfléchissent, au-delà

148
Pour la gestion publique de l’eau

des évidences faciles, à une société solidaire et non


prédatrice2.
Le titre de « porteurs d’eau » ne recouvre pas unique-
ment une liste de personnalités. Ce label honore aussi
des actions et des projets emblématiques, porteurs
d’alternatives pour tous ceux que le système dominant
ignore et exclut. Les exemples suivants ne sont pas
exhaustifs.
Des Porteurs d’eau en Inde
Il y a un manque chronique d’eau dans dix-neuf villes
majeures et l’Inde rentrera dans quelques années dans
la catégorie des pays à « stress hydrique ». Les experts
prédisent qu’en 2020 la demande en eau excédera l’of-
fre et que le pays sera classé « en pénurie d’eau ». Face
à cela, nos partenaires « Porteurs d’eau », les organisa-
tions civiles Mass Education et Gravis, agissent avec
les communautés vers un vrai développement local,
allant ainsi bien au-delà du simple accès à l’eau : le
projet consiste à creuser des bassins (en se reposant sur
les techniques traditionnelles de récolte des eaux de
pluie tout en apportant des améliorations dites scien-
tifiques) et à sensibiliser et former des populations aux
questions de l’utilisation de l’eau ainsi que d’améliorer
les pratiques agricoles et de mettre en place un fonds
d’aide aux activités agricoles et potagères.
Les Porteurs d’eau au Brésil : Gol de
Letra et la communauté du Caju
La communauté de Caju, région portuaire de Rio,
est emblématique des inégalités sociales qui persistent

2. Certains ont signé la charte comme le Dalaï Lama, Evo Morales,


Riccardo Petrella, Yannick Noah, Raï, Milton Nascimento, Michel
Partage auteur de l’appel de Varages, Miguel Angel Estrella…

149
Manifestes pour l’eau publique

au Brésil, notamment en termes de services de base


nécessaires à une hygiène de vie correcte. À l’heure où
des promoteurs se targuent d’embellir Copacabana et
autres quartiers « chics », Caju est l’objet d’une pollu-
tion de l’eau : 30 000 personnes vivent oubliées dans un
quartier pauvre et insalubre, au croisement d’installa-
tions portuaires, d’activités pétrolières et du plus grand
cimetière de Rio.
C’est cet état de très grande dégradation environ-
nementale qui a motivé la Fondation Gol de Letra à
prendre l’initiative de la mise en place d’un projet rela-
tif au respect de l’environnement sur la base d’un pro-
gramme d’éducation à l’eau.
Porteurs d’eau en Bolivie : le système
de gestion communautaire de l’eau en
milieu péri urbain très pauvre
Les communautés autogérée des zones péri urbaines
pauvres des grandes villes Boliviennes dans l’attente
que la démocratisation actuelle des pouvoirs aboutisse
à une vraie régie publique de l’eau pour tous s’organi-
sent pour fournir de l’eau potable aux habitants. Le pro-
jet consiste à équiper en citernes mobiles d’eau potable
une partie des habitants de la zone sud de la ville de
Cochabamba et les huit comités d’eau de cette zone,
soit environ 30 000 habitants. Cette aide d’urgence
améliorera les conditions sanitaires de ces quartiers en
assurant la qualité de l’eau à des prix abordables en
attendant la mise en ouvre du programme d’installa-
tion des infrastructures et d’un service public. Ce pro-
jet a été mis en œuvre en synergie avec la Régie des
eaux de Grenoble, les mairies de Paris et de Nanterre
et la fédération des comités d’eau de la zone sud de

150
Pour la gestion publique de l’eau

Cochabamba, ASICA SUR, Asociacion de Sistemas


Comunitarios de Agua de la Zona Sur.
Porteurs d’eau touaregs : le
campement de Tin-Arab
Ce campement est situé au nord-est du Mali, en
pleine zone sahélienne, à 150 km de Gao et à 1 300 km
de Bamako, sur la route du Niger. Environ 500 person-
nes vivent là, dispersées dans quelques campements et
n’ont, pour tout point d’eau, qu’une toute petite mare
d’eau saumâtre. La dénutrition endémique et le non-
accès à l’eau potable induisent de graves problèmes
de santé particulièrement chez les enfants ainsi que la
perte de bétail, pourtant seule source d’un minimum
alimentaire. Le projet met l’accent sur la mise en com-
mun des efforts de toute la communauté touareg pour
s’impliquer entièrement dans le projet. Creuser des
puits permet de garder le cheptel et donc leur mode de
vie ancestral. Le village tout entier est impliqué en tant
que tel puisque la chef du Campement sera, avec un
comité de femmes, les gestionnaires des infrastructures
du puits. Les femmes seront parties prenantes car elles
sont traditionnellement les gardiennes des ressources
de la vie. Cette communauté n’a jamais connu de pro-
priété sur la ressource en eau ; ainsi le rayonnement de
cette action peut aller jusqu’à 2000 personnes.
Au travers de ces quelques exemples (car il y a des
porteurs d’eau à Haïti, au Burkina-Faso, à Cuba, en
France, etc.) nous plaidons pour que chacun s’inves-
tisse à son niveau de responsabilité dans ce grand mou-
vement pour l’eau, bien commun du vivant.
C’est sur le courage de ces Porteurs d’eau que nous
pouvons, nous citoyens plus favorisés, prendre appui.
C’est à travers des actions collectives d’envergure

151
Manifestes pour l’eau publique

comme celle pour la protection de l’eau que la notion


de citoyenneté peut être revitalisée. Car sans l’action
et la pression des citoyens rien se fera. Certains élus
courageux ont payé cher de s’être opposés à la puis-
sance des multinationales de l’eau. Il appartient aussi
aux électeurs de ne pas laisser seuls leurs élus face à
des décisions difficiles.

152
Danielle Mitterrand

Postface

« En vérité, j’ai tôt compris que l’eau malmenée par


l’homme concerne le genre humain dans son entier.
Elle est, entre autres, garante de la vie », nous confie
Jean Vautrin dans son Journal d’un porteur d’eau.
Alors je commence ce texte en mettant en garde
celui qui au bord de sa piscine sirote un verre en pen-
sant qu’il est à l’abri de tout risque de manquer d’eau
potable parce qu’il aura toujours assez d’argent pour
la payer.
S’il ne se soucie guère du milliard quatre cent mil-
lions d’êtres humains qui n’ont pas accès à l’eau pota-
ble ni des deux milliards cent millions dont les enfants
meurent de maladies contractées à cause de l’eau pol-
luée, il doit savoir, ce bon monsieur, que son Éden est
menacé et que cette situation désastreuse le rattrapera
inexorablement et qu’il n’est pas loin le moment où
les sources, les fleuves, les nappes phréatiques et les
océans, pollués à ce jour à 70 % atteindront le seuil
fatal de 100 % de pollution qui n’épargnera personne.
« Mais je pourrai toujours acheter de l’eau assai-
nie en bouteille. » Pas longtemps, cher monsieur,
car le traitement de l’eau par des produits chimiques
ajoute à la pollution galopante qui vous atteindra
irrémédiablement.
Cela dit, allons nous gémir sur les aberrations d’une
politique dont nous dénonçons depuis des années les
conséquences ?
France Libertés comme des milliers d’hommes et de
femmes voit et entend les témoignages des victimes

153
Manifestes pour l’eau publique

de ces acteurs privilégiés d’une politique de course au


« profit financier ».
À la fin du siècle dernier, dans les années 1990, invi-
tée à constater les dégâts causés par une multinationale
forestière au Chili dans une région habitée par la popu-
lation mapuche, je témoignais auprès des autorités de
ce pays mais aussi dans le monde entier tant cet exem-
ple d’exploitation outrancière des ressources natu-
relles à des fins privées est flagrant. Je leur racontais
comment la disparition de la forêt native source des
richesses vitales de la population, se voyait remplacée
à perte de vue par des eucalyptus pompeurs d’eau, dont
la pousse forcée par des engrais chimiques, des her-
bicides et des insecticides dévastateurs, mettait à mal
toute cette région.
Je voyais bien que mon discours ne les atteignait
pas. Ce souci que je manifestais pour le peuple mapu-
che dépassait leur entendement ; ils ne pouvaient pas
encore comprendre que mon souci les concernait au
premier chef.
Je me remémorais la métaphore du Titanic sur lequel
voguent les puissants de ce monde. Leur certitude du
bon ordre établi, à leur convenance, les met à l’abri de
toute contrariété qui pourrait les faire douter de l’assu-
rance qu’ils affichent et de l’étanchéité de leur navire.
Même aujourd’hui, en pleine crise financière, aucun
ne met en cause la politique mondiale, le monde de la
finance, mais au contraire cherche des solutions qui la
remettent sur pied et la conforte.
Nous sommes encore loin d’une prise de conscience
pertinente ; le chemin sera ardu et long pour éveiller
les esprits de nos décideurs, de leurs inspirateurs et de
leurs conseillers.

154
Pour la gestion publique de l’eau

Et, dans ces années-là, lorsque France Libertés, sur


mes conseils a pris le parti de défendre le statut de l’eau
comme préalable à la défense des droits de l’homme
et des peuples, je pouvais me référer à celui qui bien
avant, déjà en 1969 écrivait :
« L’homme dans la ville qui étouffe, l’eau et l’air qui
pourrissent et qui tuent l’oiseau et le poisson avant
que les retombées atomiques n’achèvent la besogne,
les agressions de la laideur, la nature violée, la dis-
persion des communautés naturelles, la sottise des
lois qui sécrète le malheur quotidien, la solitude
des malades, oui, il y a de quoi faire dès ce soir, dès
demain. Tout se tient. Et rien ne sera possible ce
soir ou demain si l’on n’a pas décidé de rebâtir le
monde. » (François Mitterrand)
Que faisons-nous, nous à France Libertés, dans le
sillon de tous ceux qui résistent à la fatalité de la déses-
pérance ? Nous lançons le défi de construire la société
de l’avenir, forts de nos droits fondamentaux énoncés
par la Déclaration universelle des droits de l’Homme
qui comportent notamment l’article  3 : « Toute per-
sonne a droit à la vie. » Or sans eau, pas de vie. L’eau
est le dénominateur commun à toute forme de vie sur la
terre et probablement dans l’univers. Dès l’origine, elle
a été et reste le lieu de rencontre unique des éléments
constitutifs de la vie, les acides aminés, les ADN, les
minéraux… Sans eau, l’improbable rencontre de ces
divers éléments n’aurait jamais eu lieu.
Comme la vie, l’eau ne fait que passer. Et comme
la vie elle disparaît et resurgit sous une autre forme.
Partout présente là où se trouve la vie, elle est le sym-
bole incontournable de l’humilité : elle nous enseigne
sur nous-mêmes.

155
Manifestes pour l’eau publique

L’eau n’appartient à personne. Comment peut-on


s’approprier quelque chose dont nous dépendons, quel-
que chose qui est un constituant essentiel de notre corps,
quelque chose dont nous sommes la conséquence ?
L’eau est non seulement une condition de la vie bio-
logique mais aussi un puissant organisateur social. Les
populations se rassemblant autour des points d’eau,
les villes s’érigent, s’étendent, et le développement
de l’urbanisme s’accompagne de création de réseaux
complexes, notamment pour acheminer l’eau dans les
immeubles de grande hauteur. Le financement de ces
nouvelles infrastructures, assuré par les banquiers, a
ouvert la voie à un secteur d’activités marchand fruc-
tueux : l’eau devint une source d’enrichissement pour
les entreprises privées et perdit son statut de bien
commun.
Aujourd’hui, nos concitoyens sont tellement condi-
tionnés par leurs habitudes consuméristes qu’ils croient
que l’eau appartient à celui qui la vend, puis à celui qui
l’achète.
Et nous nous référons à l’article 25 de notre déclara-
tion universelle : « Toute personne a droit à un niveau
de vie suffisant pour assurer sa santé. » Ce droit sup-
pose un devoir correspondant de la puissance publique,
mais non des entreprises qui, préoccupées uniquement
de la recherche d’un profit, n’ont pas vocation à main-
tenir en bonne santé leurs clients.
Ainsi, nous avons au cours des ateliers tenus lors
des Forum sociaux mondiaux depuis 2001, établi une
charte pour le mouvement des Porteurs d’eau
L’eau étant l’élément nécessaire à toute source de
vie, l’accès à une eau saine en quantité suffisante pour
assurer les besoins essentiels à la vie de l’humanité est

156
Pour la gestion publique de l’eau

un dû à la vie, et doit être reconnu comme un droit élé-


mentaire, et non pas comme un besoin. Partant de cette
évidence, l’eau est un bien commun de l’humanité et
non pas un bien marchand ; d’autant moins si le prix
fixé doit répondre aux lois du marché ce qui aurait pour
conséquence de la rendre hors d’accès pour un tiers de
l’humanité.
Les trois principes fondamentaux de la charte s’énon-
cent ainsi :
1) l’eau n’est pas une marchandise, l’eau est un bien
commun non seulement pour l’humanité, mais aussi
pour le vivant ;
2) afin de garantir la ressource pour les générations
futures, nous avons le devoir de restituer l’eau à la
nature dans sa pureté d’origine ;
3) l’accès à l’eau est un droit humain fondamental
qui ne peut être garanti que par une gestion publique,
démocratique et transparente, inscrite dans la loi.
Sans prétendre écrire l’histoire, nous sommes à
même de témoigner qu’en cette période troublée, où
des événements tragiques et inquiétants se succèdent
à un rythme rarement égalé, où l’emprise de l’argent
et de l’économie affole tous les secteurs de vie, et dés-
tabilise un peu plus les sociétés déjà précarisées, où la
folie des hommes peut réellement conduire à la dispa-
rition totale de l’humanité, il est urgent de mettre en
place une autre politique mondiale basée sur les valeurs
humanistes du partage équitable des biens communs
dispensés par la nature.

157
[Annexe 1]
Quelques initiatives pour une
gestion publique de l’eau

Appel de Varages « Pour le service public de l’eau


potable en France »
À l’initiative du maire de Varages qui a réussi la remunicipali-
sation de son service d’eau, le 14 octobre 2005 un appel est lancé
aux élus et usagers des communes et des intercommunalités pour
une gestion publique de l’eau potable en France. De nombreux
élus et de nombreuses associations signent cet appel.
Le texte est consultable sur <www.france-libertes.fr/IMG/
pdf/appel_de_Varages.pdf>.)
Association EAU (Élus, Associations, Usagers)
Dans la continuité de l’appel de Varages, des élus et des asso-
ciations ont constitué, le 13 février 2007, l’association EAU pour
une gestion publique de l’eau potable et de l’assainissement dont
les buts sont l’aide et le conseil pour rester ou retourner en régie
publique, l’accompagnement des régies par la mutualisation des
expériences réussies, l’assistance lors de la renégociation des
contrats de délégation et la mise en œuvre de mesures de pro-
tection préventive des ressources. L’association contribue à la
reconnaissance de l’accès à l’eau potable comme un bien com-
mun de l’humanité et un droit humain fondamental, avec la par-
ticipation de tous les usagers. Le président est Michel Partage,
ancien maire de Varages et conseiller général du Var.
Contact : asseau@orange.fr
Association pour un contrat mondial de l’eau
Les deux principaux objectifs d’ACME France sont, d’ici
2020 : de faire reconnaître l’eau comme bien commun patrimo-
nial de l’humanité et de faire reconnaître l’accès à l’eau en quan-
tité et en qualité suffisante pour assurer les besoins vitaux pour

159
Manifestes pour l’eau publique

tous comme un droit inaliénable, individuel et collectif. C’est


pourquoi ACME défend que la propriété et la gestion des servi-
ces d’eau et d’assainissement doivent impérativement s’inscrire
dans le domaine public.
En savoir plus : www.acme-eau.org
Fondation France Libertés-Danielle Mitterrand
Reconnue d’utilité publique, la Fondation France Libertés
base son action dans le domaine international. Depuis 1991, elle
est dotée du statut consultatif auprès de l’ONU. Le droit pour
tous à disposer d’une eau potable, libre et gratuite est devenu
un des premiers combats de l’ONG qui a donné naissance au
mouvement des Porteurs d’eau.
En savoir plus : <www.france-libertes.fr>.
Le Syndicat des eaux d’Ile-de-France (SEDIF)
Il doit soumettre au vote des 144 délégués des communes qui
en sont membres, avant la fin 2008, le choix de son futur mode
de gestion, à l’expiration de l’actuel contrat qui le lie à Veolia, le
31 décembre 2010. De nombreux collectifs d’usagers et d’élus
sont mobilisés en faveur d’un retour en régie du plus important
syndicat des eaux français et européen, qui dessert plus de 4 mil-
lions de Franciliens, et multiplient les actions d’information et de
sensibilisation des usagers du SEDIF.
Appel des élus d’Ile-de-France pour le retour en régie
du SEDIF
La coordination Eau Ile-de-France souhaite doter les usagers
et leurs associations d’une organisation et d’objectifs à la hau-
teur d’enjeux environnementaux, économiques et démocrati-
ques considérables. Elle remet en cause l’emprise qu’exercent
les grandes entreprises transnationales du domaine de l’eau tout
au long de la chaîne de gestion de l’eau en Ile-de-France. Elle
pose la question de la possible émergence d’un nouvel opérateur
public de l’eau à l’échelle de l’Ile-de-France, qui resurgit notam-
ment à l’occasion des débats engagés autour de l’émergence
d’un « Grand Paris ».
La coordination se propose donc de favoriser les synergies
entre tous les acteurs intéressés par la gestion de cette ressource

160
Annexes

précieuse. Dans le respect de toutes les sensibilités, elle veut


ainsi favoriser le dialogue entre les acteurs engagés dans la pro-
tection de l’environnement, les organisations consuméristes, les
défenseurs d’une gestion publique de l’eau, les organisations
syndicales du secteur, le monde de la recherche et de l’éducation.
Enfin, il s’agit de constituer une force de proposition afin que les
usagers de l’eau de l’Ile-de-France puissent faire entendre leurs
préoccupations et faire valoir leurs légitimes intérêts dans toutes
les structures dédiées à la gestion de l’eau en Ile-de-France.
Contact : eau-idf@orange.fr
Aqua Publica Europea
Aqua Publica Europea, association européenne pour la ges-
tion publique de l’eau a pour vocation de fédérer les opérateurs
publics européens de l’eau et de l’assainissement, dans le but
de promouvoir la gestion publique de l’eau au niveau européen.
Cette promotion s’effectue à travers les échanges d’informations,
d’expertises et la collaboration entre les entreprises publiques de
l’eau ou les collectivités territoriales de l’Europe et d’autres pays.
Il s’agit notamment de favoriser les actions scientifiques, techni-
ques, économiques ou administratives se rapportant à la gestion
de l’eau. L’objectif est de représenter les entreprises publiques
de l’eau auprès des institutions européennes. Actuellement, elle
rassemble des opérateurs publics de Belgique, de France, d’Ita-
lie, du Portugal, de Suisse…
www.remunicipalisation.org, le baromètre de la
remunicipalisation de l’eau
Le site remunicipalisation.org permet de découvrir les villes,
qui partout dans le monde, délaissent le modèle de la gestion pri-
vée pour se tourner vers une gestion publique des services d’eau
et de collecte des déchets. En effet, de plus en plus de villes
réclament un retour des services d’eau et de collecte des déchets
dans le giron du service public par le biais d’une remunicipali-
sation, et les multinationales de l’eau se voient donc contrain-
tes de battre en retraite en Amérique latine, aux États-Unis, en
Afrique et en Europe. Ce « baromètre », initié par Corporate
Europe Observatory et Transnational Institute, se veut partici-
patif : les exemples cités peuvent être mis à jour et de nouvelles

161
Manifestes pour l’eau publique

expériences peuvent y être ajoutées pour mieux faire connaître


cette vague de remunicipalisation des services d’eau.
En savoir plus : <www.remunicipalisation.org>.
Transnational Institute (TNI)
Fondé en 1974 et basé à Amsterdam, TNI est un réseau inter-
national d’« experts-activistes » engagés à analyser de façon cri-
tique les problèmes globaux d’aujourd’hui et de demain, avec
l’objectif de fournir un soutien intellectuel aux mouvements
altermondialistes. C’est un think tank progressiste qui étudie
l’impact et les conséquences de la mondialisation économique
dans de nombreux domaines. La militante altermondialiste
Susan George est présidente du conseil d’administration du TNI.
Les membres de l’institut sont engagés dans la société civile et
la vie associative de leurs pays respectifs.
En savoir plus : <www.tni.org>.
Corporate Europe Observatory
Association basée à Amsterdam et à Bruxelles qui fait de la
recherche et mène des campagnes sur les menaces pour la démo-
cratie, l’équité, la justice sociale et l’environnement que fait
peser le pouvoir économique et politique des grandes entreprises
et leurs lobbies. L’équipe du CEO est constituée d’une dizaine de
personnes qui travaillent en réseau d’un peu partout en Europe
(Pays-Bas, Belgique, Espagne, Grèce…). Les récents rapports
ou notes de synthèse publiés par le CEO ont porté sur l’essor et
le financement opaque des think tanks à Bruxelles, les dessous
de la politique européenne en matière d’agrocarburants, le lob-
bying industriel auprès de l’UE via des « groupes d’experts »,
le lobbying de l’industrie automobile contre la réglementation
des émissions de CO2 des voitures, le financement par l’UE de
structures promouvant la privatisation de l’eau dans les pays en
développement,  etc. Comme peu de structures observent avec
acuité les rapports d’influence entre l’industrie et les institutions
européennes, le CEO jouit d’une notoriété qui lui vaut d’être
souvent sollicité par la presse internationale (Financial Times,
The Guardian, European Voice,  etc.) pour ses observations et
ses analyses de la construction économique et des processus
décisionnels de l’UE. Le CEO est également l’auteur d’un

162
Annexes

ouvrage paru en 2005 : Reclaiming Public Water : Achievements,


Struggles and Visions from Around the World.
En savoir plus : <www.corporateeurope.org>.
European Network for Public Water
À l’occasion du Forum social européen qui s’est tenu à
Malmö en Suède le 18 septembre 2008, une large coalition de
mouvements européens engagés dans les luttes pour le retour de
la gestion publique de l’eau a porté sur les fonts baptismaux un
nouveau réseau pour défendre la gestion publique des services
d’eau : l’European Network for Public Water.
<www.youtube.com/wat-ch?v=9vTriYA4KjA>.
Food & Water Watch (États-Unis)
Food & Water Watch est une ONG américaine de consom-
mateurs sur l’eau potable et l’alimentation. Ils dénoncent l’ap-
propriation et les abus des entreprises sur la nourriture et les
ressources en eau, en donnant aux gens conscience de ce qu’ils
mangent et boivent. Food & Water Watch travaille avec des
organisations locales à travers le monde pour créer une activité
économiquement viable et un avenir écologique en préconisant
des politiques qui garantissent des aliments sains et produits de
façon durable et le contrôle public des ressources en eau. Ils sont
également en pointe dans la lutte contre l’eau en bouteille.
En savoir plus : <www.foodandwaterwatch.org>.

[Annexe 2]
Le marché des services d’eau
et les grands groupes
Depuis le 19e siècle, la délégation du service public de l’eau
à des entreprises privées caractérise l’« école française » de ges-
tion de l’eau. C’est ainsi que la Compagnie générale des eaux
(CGE) et la Lyonnaise des eaux ont été créées en 1854 et 1880,
ouvrant la voie à la gestion de l’eau par des opérateurs privés
avec un siècle d’avance sur les autres pays européens. Dans le
monde, moins de 10 % des services de l’eau sont ainsi confiés
aujourd’hui à des entreprises ­privées, et le modèle français reste
atypique en Europe. Ainsi la France et le Royaume-Uni sont les

163
Manifestes pour l’eau publique

deux seuls pays de l’OCDE dont les services d’eaux sont princi-
palement assurés par des entreprises privées. Ce modèle français
a permis à Veolia et Suez-Environnement de devenir les deux
groupes mondiaux leaders de la distribution de l’eau en étant
présent sur tous les continents.
En France
La France est le berceau des majors de l’eau, et le pays de la
délégation de service public.
En termes de contrat
55 % des communes délèguent la gestion de l’eau potable à
des entreprises privées (Enquête les services publics de l’eau en
2004, IFEN, 2007). La délégation est particulièrement forte dans
les départements d’outre-mer, d’Ile-de-France et de l’ouest. Le
taux de communes utilisant ce mode de gestion pour l’alimenta-
tion en eau potable y dépasse souvent 80 %. À l’opposé, la régie
prédomine dans les régions alpines ou du Massif Central et plus
généralement dans l’est de la France et le nord.
Répartition des modes de gestion par commune pour l’eau potable1

1. Source : Ifen-Scees, Enquête Eau 2004.

164
Annexes

Il est aussi intéressant de s’intéresser au mode de gestion


choisi par les collectivités en fonction de la taille des communes.
La délégation de service publique est clairement dominante dans
les communes de plus de 3 500 habitants soit plus de 75 %. Dans
celles comptant moins de 3 500 habitants, le nombre de commu-
nes en gestion publique sous forme de régie est presque équi-
valent au nombre de commune en délégation de service public.
Seulement sur les communes de moins 400 habitants, le mode de
gestion en régie est dominant [+ Encadré 2].
Mode de gestion et nombre de contrats des services d’eau en fonction
de la taille de la commune2

En termes de population
Les opérateurs privés gèrent 72 % des services d’eau potable
et 55 % des services d’assainissement (source : Enquête BIPE
pour FP2E, janvier 2008).

2. Source : Ifen-Scees, Enquête Eau 2004.

165
Manifestes pour l’eau publique

Répartition des services d’eau par opérateur en 20063


Total population desservie 63,2 millions

Répartition des services d’assainissement par opérateur en 2006


Total de la population raccordée 51 millions

3. Source : Les services collectifs d’eau et d’assainissement en


France, Données économiques, sociales et environnementales, réa-
lisé par la Fédération des entreprises de l’eau (FP2E) et le bureau
d’études BIPE. La Fédération (ex-SPDE) regroupe les grosses entre-
prises privées assurant la gestion des services d’eau et d’assainisse-
ment en France à savoir Veolia, Lyonnaises des eaux et SAUR. Plus
d’informations sur <www.fp2e.org>.

166
Annexes

Les acteurs privés en France se répartissent ainsi :


- 95 % Veolia, Suez Lyonnaise des eaux, Saur ;
- 5 % PME indépendantes [cf. Fédération des distributeurs
d’eau Indépendants (FDEI)].
En Europe
On compte près de 120 000 opérateurs pour les services d’eau
au sein des 27 États de l’Union européenne, dont une très grande
majorité (plus de 80 %) est en gestion publique avec des situa-
tions hétérogènes selon les pays. On peut comparer rapidement.
La gestion des services d’eau potable en Europe en 20064
En terme de population desservie

Marché mondial des services d’eau


Plus de 90 % des services d’eau et d’assainissement dans le
monde sont en gestion publique. Les entreprises privées de l’eau
assurent moins de 10 %.
Les grandes multinationales françaises de l’eau
Veolia
Veolia-Eau, division eau de Veolia Environnement, est le
premier opérateur mondial des services de l’eau. Veolia est un
spécialiste de la gestion déléguée des services d’eau et d’assai-

4. Enquête BIPE pour FP2E janvier 2008

167
Manifestes pour l’eau publique

nissement pour le compte de collectivités locales ou d’entrepri-


ses industrielles et tertiaires. Le chiffre d’affaires de Veolia-Eau
représente 34 % de celui de Veolia Environnement qui s’élève à
32,62 milliards d’euros en hausse de 6 % par rapport à 2006, et
Veolia-Eau réalise 51 % des bénéfices du groupe. Ainsi Veolia-
Eau dessert 78 millions de personnes dans le monde5 pour l’eau
potable et 53 pour l’assainissement.
Le chiffre d’affaires, pour la branche eau en 2007, s’élève à
10,9 milliards d’euros, avec 1,26 milliard d’euros de résultats.
Veolia-Eau compte 82 860 collaborateurs dans le monde pour
319 502 salariés dans le groupe.
Répartition du chiffre d’affaires de Veolia-Eau par zone géographique6

En France
Avec 4,92  milliards d’euros de chiffre d’affaires, la France
représente encore près 45 % du chiffre d’affaires de l’activité eau
groupe. Veolia-Eau annonce être le délégataire de 8 000 com-

5. Rapport d’activité 2007, Veolia Eau, disponible sur <www.veo-


liaeau.com>.
6. Ibid.

168
Annexes

munes, pour la distribution d’eau et l’assainissement, avec 2 148


contrats d’eau, un chiffre en baisse de 9 % en sept ans, ce qui
représente 24  millions d’habitants desservis et 1 803 contrats
d’assainissement, un chiffre en baisse de 3 % en sept ans, soit
16  millions d’usagers français desservis. En 2007, 49 contrats
ont été perdus (dont 18 retours en régie et 3 intégrant une struc-
ture départementale) pour 39 contrats gagnés, avec une baisse
moyenne du prix de 5,5 % en 2004. Veolia-Eau en France comp-
tait 15 071 salariés en 2007.
En Europe
En 2007, la branche eau de Veolia a consolidé ses positions
en Europe, notamment en Irlande et en Grande-Bretagne, où elle
dessert 3  millions de consommateurs dans le sud-est du pays,
elle a acquis plusieurs activités du distributeur d’eau Thames
Water. En Europe de l’Est, son activité s’est renforcée avec deux
nouveaux contrats en République tchèque, où plus de 40 % de la
population est désormais desservie par Veolia Eau. Veolia-Eau
est également présente en Roumanie, en Hongrie, en Slovaquie,
et en Pologne. Veolia dessert en Europe, hors France plus de
21  millions d’habitants pour l’eau potable et 15  millions pour
l’assainissement.
Dans le monde
Veolia-Eau poursuit son développement aux Etats-Unis. À
travers sa filiale Veolia Water North America, Veolia-Eau détient
à présent les plus importants contrats de partenariat dans les
domaines de la distribution d’eau potable (Indianapolis), de la
conception, construction et exploitation (usine de traitement des
eaux de surface de Tampa Bay Water) et des réseaux d’assainis-
sement (Milwaukee).
En Asie, Veolia-Eau conforte sa position de leader de la dis-
tribution d’eau. Pionnière en gestion globale des réseaux de dis-
tribution d’eau potable dans ce pays, Veolia-Eau poursuit son
développement dans des villes en plein essor. Après les contrats
de Lanzhou et de Haikou et l’importante extension à Shenzhen,
la division a signé, avec Tianjin, son vingt-cinquième contrat
municipal, desservant ainsi 29 millions d’habitants. À Haikou,
Veolia-Eau gère désormais le service public complet de pro-
duction d’eau potable et exploite une usine de dépollution des

169
Manifestes pour l’eau publique

eaux usées. À Lanzhou, elle obtient une concession de trente


ans pour quatre usines de traitement des eaux (2 190 000 m3/j)
et pour le réseau de distribution. Au Japon, elle a conclu avec
Chiba, Hiroshima et Saitama ses trois premiers contrats de ges-
tion déléguée.
Enfin, Veolia est très active dans les usines de dessalement
d’eau de mer notamment au Moyen-Orient (sultanat d’Oman et
aux Émirats arabes) mais aussi en Espagne, en en Australie.
Suez-Environnement et la Lyonnaise des eaux
Suez-Environnement figure parmi les principaux prestataires
mondiaux de services à l’environnement. Les activités de distri-
bution d’eau potable et traitement des eaux usées en Europe repré-
sentent 32,4 % du chiffre d’affaires, soit 3,9 milliards d’euros en
2007 pour l’eau en Europe sur 12 milliards d’euros de chiffre
d’affaires pour la totalité du groupe Suez environnement.
En France
Suez environnement est fortement implanté en France grâce
à la Lyonnaise des eaux, numéro  2 du secteur avec un chiffre
d’affaires de 1,9  milliard d’euros en 2007 (+2,8 % par rapport
à 2006). La Lyonnaise des eaux annonce gérer l’eau pour 2 600
collectivités locales, et apporte l’eau potable à 14  millions de
personnes et retraite les eaux de 9 millions de personnes.
En Europe et dans le monde
En 2007, Suez environnement a fortement renforcé ses posi-
tions en Espagne, son deuxième marché le plus important. Il
a consolidé son contrôle d’Agbar (dont il détient désormais
90 %), un groupe de services de Barcelone, numéro 1 espagnol
de l’eau et de l’assainissement avec 500 municipalités repré-
sentant 12  millions d’habitants. Agbar est également présent
en Amérique latine, au Royaume-Uni et développe des projets
en Afrique du Nord. Suez a acquis 33 % de Agua de Valencia
(AVSA) qui dessert 3 millions de personnes.
Également présent dans l’eau en Italie (à Milan, Florence,
Pise…), en Allemagne et en Grèce, Suez souhaite renforcer ses
positions sur les principaux marchés de l’Union et se développer
dans les nouveaux pays membres où il exerce déjà des activités
(République Tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie…).

170
Annexes

Hors d’Europe, Suez environnement intervient essentiellement


en partenariat avec des municipalités ou des acteurs privés pour
la fourniture d’eau aux États-Unis, au Mexique, en Indonésie, au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le groupe est présent en
Chine notamment via une vingtaine de filiales détenues en parte-
nariat avec des collectivités locales pour la distribution d’eau.
21,7 % du chiffre d’affaires est composé des activités assu-
rées à l’international ainsi que les prestations d’ingénierie, de
conception et de construction d’installations de traitement de
l’eau (Degrémont).
Si 80 % de l’activité eau sont réalisés en Europe, le groupe
opère dans 25 pays sur les cinq continents. La France représente
43,6 % du chiffre d’affaires global du groupe Suez environne-
ment, et l’Europe (42 %). Le groupe Suez environnement opère
dans le monde avec de multiples sociétés : Lyonnaise des eaux
(France), Eurawasser (Allemagne), Agbar (Espagne), LYDEC
(Maroc), United Water (États-Unis), Acque Toscane (Italie),
Macao Water (Chine), Sino French (Chine), Palyja (Indonésie),
LEMA (Jordanie), JOWAM – WSSA (Afrique du Sud), Aguas
do Amazonas (Brésil), Aguakan (Mexique)… Suez environne-
ment distribue de l’eau à 68 millions de personnes dans le monde
et gère les eaux usées de 44 millions de personnes.
SAUR
Le groupe SAUR est le troisième au niveau français mais
d’une taille beaucoup plus petite. Son chiffre d’affaires au
31  mars 2007 s’élève à 1,44  milliard d’euros, la part eau en
représentant 78 %. En France, la SAUR dessert en eau potable et
traite les eaux usées de 5,5 millions de consommateurs dans plus
de 6 700 communes et agglomérations, essentiellement en milieu
rural, sur tout le territoire français. À l’international, la SAUR
annonce fournir l’eau 7 millions de consommateurs notamment
en Pologne avec le contrat de Gdansk.

Pour aller plus loin


Water companies in Europe 2007, par David Hall et
Emanuele Lobina, avril 2007.
Disponible sur le site <www.psiru.org>.

171
Manifestes pour l’eau publique

Encadré 1
Récapitulatif des différents modes de gestion pour un service d’eau
Mode de Gestion Type d’organis
Régie simple ou directe,
que la collectivité peut conserver si elle est ant

Gestion directe Régie autonome


La collectivité gère elle-même son service La régie dotée de la seule autonomie financièr
d’eau. Elle exploite le service, assure le suivi juridique. Les décisions sont prises par l’asse
et l’entretien des installations, la facturation du directeur et après avis consultatif du consei
et la gestion des usagers. La régie constitue
le mode de gestion directe du service public Régie dotée de la personnalité morale
par la commune ou l’établissement public de La régie est administrée par un conseil d’adm
coopération intercommunale. par l’assemblée délibérante.
Il existe trois formes de régies.
Prestations de service,
Le service d’eau peut avoir recours à un (ou
sous forme de marché public.
Régie intéressée
Le délégataire s’engage à gérer un service pub
tion d’une formule d’intéressement aux résulta
ges construits par la collectivité mais il n’en as
La régie intéressée se distingue de l’affermage
Gestion indirecte ou gestion déléguée dont le régisseur est rémunéré.
La délégation de service public est un mode
de gestion par lequel une collectivité publi-
que confie à un délégataire privé, après mise
en concurrence, la gestion de tout ou partie du Affermage
service public dont elle a la responsabilité. L’affermage est le contrat par lequel le contra
Elle en fixe les tarifs et le délégataire est lié public, à ses risques et périls, contre une rémun
par contrat à la collectivité. Sa rémunération
dépend des résultats de l’exploitation du ser-
vice, dans le cadre du respect des obligations
et des tarifs fixés au contrat.
Le délégataire peut être chargé de construire
des ouvrages ou d’acquérir des biens néces-
saires au service. La délégation est cen- Concession
sée s’exercer sous le contrôle de l’autorité La concession se distingue de l’affermage par
publique. sionnaire (souvent une société privée) non seu
d’entretien courant mais également des investi

172
Annexes

saton Principales dispositions


- Pas de budget propre (supprimé par la circulaire M49)
térieure à 1926 - Personnel municipal

re ne dispose pas de la personnalité


- Budget annexe au budget communal
emblée délibérante, sur proposition
il d’exploitation.
- Autonomie financière (Etablissement Public à carac-
tère industriel et commercial)
ministration et un directeur désignés
- Le personnel est en principe de statut privé, sauf le
directeur et le comptable

plusieurs) prestataire(s) de service - Rémunération tâches par tâches

Le régisseur intéressé perçoit une rémunération mixte.


blic contre une rémunération fonc- Pour partie, cette rémunération consiste en une rede-
ats. Le régisseur exploite les ouvra- vance fixe. Pour partie, elle est fonction de l’améliora-
ssume pas les risques. tion de la qualité du service, du niveau des économies
e et de la concession par la manière réalisées et du résultat financier de l’exploitation ; c’est
l’« intéressement ».
Le fermier, reverse à la collectivité une redevance desti-
née à contribuer à l’amortissement des investissements
qu’elle a réalisés. La rémunération versée par le fermier
actant s’engage à gérer un service en contrepartie du droit d’utilisation de l’ouvrage est
nération versée par les usagers. appelée la surtaxe. Le financement des ouvrages est à
la charge de la collectivité mais le fermier peut parfois
participer à leur modernisation ou leur extension.

Le concessionnaire se rémunère directement


auprès de l’usager par une redevance fixée dans
r la prise en charge par le conces-
ulement des frais d’exploitation et
le contrat de concession, révisable selon une for-
issements. mule de variation proposée dans le contrat et uti-
lisant les principaux indices publiés par l’Insee.

173
Manifestes pour l’eau publique

Encadré 2
Communes selon la population, le mode de gestion du
service d’approvisionnement en eau potable
Gestion de l’alimentation en eau potable
Nombre Sans Autres
Régie Affermage Total
d’habitants service délégations
< 400 ha 77 10 046 8 076 872 19 070
400 - 999 - 2 857 4 289 758 8 903
1 000 - < 2 000 - 1 519 2 113 466 4 098
2 000 - < 3 500 - 522 1 076 265 1 863
3 500 - < 10 000 - 473 1 120 221 1 814
10 000 - < 20 000 - 98 289 83 470
20000 - < 50 000 - 44 177 95 316
50 000 et + - 33 46 32 111
77 16 592 17 186 2 791 36 646
Source : Ifen-Scees, Enquête Eau 2004, Ministère de la santé/DDASS, SISE-Eaux.

174

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