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JACQUES BALOSSIER
DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DE LITTORAL VIVANT*
La protection du littoral est un sujet qui en France fait quasiment l'unanimité. Si l'on
doit se réjouir d'une communauté de vues sur l'objectif, les motifs de satisfaction
quant aux moyens mis en oeuvre pour y parvenir existent-ils ?
Si cette " vérité première " mérite examen, au moins autant que la question de
l'efficacité réelle de l'action publique, on doit d'abord s'interroger sur la manière dont
l'État exerce la mission qu'il s'est arrogée dans un cadre juridique qu'il a en outre lui-
même défini. Dans la très grande majorité des cas les actions menées pour "protéger"
le littoral touchent à la propriété privée et donc aux citoyens titulaires des droits y
afférents.
L'absence de critiques formelles de cette politique a conduit à persévérer, à savoir
progressivement vider le droit de propriété de son contenu et transférer ainsi son
usage aux pouvoirs publics.
En outre, ce système a l'avantage de ne rien coûter aux pouvoirs publics qui passent
sous silence les coûts cachés que sont l'inégalité, l'arbitraire, la corruption, la
multiplication des contrôles et des structures administratives ainsi que les atteintes à
la liberté.
Pourtant, le lien entre droits de propriété et qualité de l'environnement a été
pressenti par Aristote (348-322 avant J.C.) qui observait que : "Ce qui est commun au
plus grand nombre fait l'objet des soins les moins attentifs. L'homme prend le plus
grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui est en commun ".
(POLITIQUE, Livre III, chapitre 3).
Aussi lorsque l'État met en oeuvre ses prérogatives de puissance publique pour la
protection du littoral, qu'il le fasse directement ou par le biais du Conservatoire du
Littoral, qu'il le fasse à tort ou à raison par rapport à l'objectif, il doit le faire avec la
plus grande précaution et avec la plus grande considération pour les droits des
citoyens. Cette exigence est d'autant plus forte que les procédures exorbitantes du
droit commun que sont l'expropriation et la préemption donnent à leurs bénéficiaires
des moyens considérables. Par principe, ceux-ci imposent comme stricte contrepartie
une totale bonne foi ainsi qu' un parfait respect des droits, des procédures, de l'équité
et de l'objectivité.
La pratique française est-elle à la hauteur de ces exigences et enjeux ? Il est clair que
non. Nombre de propriétaires peuvent témoigner des difficultés qu'ils rencontrent et
des profondes injustices subies.
Les propriétaires privés fonciers sur le littoral français, sont tout particulièrement
exposés. Ils constatent régulièrement le déséquilibre écrasant entre une puissance
publique protéiforme et le propriétaire citoyen.
C'est le cas notable et combien éclairant du Groupe Salins, premier producteur de sel
français et premier propriétaire privé foncier.
Au-delà des grands principes, qui donnent rarement lieu à un véritable débat et
masquent souvent des réalités quotidiennes peu conformes, nous souhaitons montrer, au
travers d'un exemple concret – la saliculture - les paradoxes existants en France .
La production française de sel de mer, de l’ordre de 1 300 000 tonnes par an, soit près
de 45 % de la production de tous types de sel en France, représente un chiffre
d’affaires de près de 60 millions d’€ et concerne plus de 500 emplois directs.
Les salins de mer sont soumis à une pression économique croissante, conséquence d’un
contexte général de surcapacité de production et d’internationalisation accrue des
échanges. Dans cette compétition, la saliculture française est pénalisée par des
conditions climatiques (ensoleillement, pluviométrie) limites, qui lui confèrent un
caractère aléatoire et pèsent sur la qualité et les coûts. Avec la simplification et la
baisse des coûts du transport, la proximité des marchés n’est plus la contrepartie
déterminante qu’elle a pu être dans le passé.
De plus, en raison de son implantation sur des côtes basses, la saliculture est
particulièrement vulnérable à l’érosion du littoral et aux risques de pollution marine : la
défense du bord de mer est impérative, mais les charges financières correspondantes
qui incombent aux saliculteurs sont élevées et croissantes.
Alors qu'en France le droit de propriété est formellement sacralisé, à la fois par la
Déclaration des Droits de l'Homme et le Code civil, les limitations apportées à son
exercice ne font l’objet d’aucun mécanisme d’indemnisation. Le coût de la protection de
l’environnement pèse ainsi pour l’essentiel sur le propriétaire directement affecté dans
l’exercice de ses droits et dans son patrimoine et ce, au bénéfice exclusif de la
collectivité dans son ensemble, sans possibilité pour « la victime » de reporter d’une
quelconque manière cette charge.
Ce qui peut distinguer les servitudes environnementales des servitudes d’urbanisme
c’est d’une part leur caractère durable, le fait qu'elles relèvent du long terme. Un
biotope, un paysage harmonieux, la protection d’une zone humide impliquent la
permanence et ne sauraient faire l’objet de modifications incessantes qui caractérisent
la planification urbaine actuelle. D’autre part, les servitudes environnementales ne se
bornent pas à une simple interdiction de faire, elles supposent presque toujours des
contraintes de gestion, elles impliquent une intervention active, une collaboration de
l’intéressé à la protection de l’environnement.
Le principe de non indemnisation des servitudes d’urbanisme repose très largement sur
l’idée que la réglementation que celles-ci traduisent est, par définition, conjoncturelle,
évolutive, quelle est constamment susceptible de faire l’objet de modifications et que la
moins value qu’elles impliquent n’est par conséquent jamais définitive.
Dans cet objectif, comme l'écrit le professeur René. Hostiou1 ne devrait-on pas
envisager l’adoption parallèlement à celle du principe « pollueur payeur » d’un principe
« protecteur payeur », principe selon lequel la puissance publique à l’origine des
mesures de protection de l’environnement, serait tenu de prendre à sa charge le coût
afférent à ces mesures et de veiller ainsi à ce que celui-ci n’incombe pas au seul
propriétaire, incité dans ce cas à faire disparaître la source de la moins-value
affectant son patrimoine?
L'impact des servitudes se manifeste en outre à différents niveaux. Non seulement les
servitudes peuvent s'ajouter les unes aux autres (elles le font d'ailleurs plutôt à la
manière d'un mille-feuilles que d'une pile d'assiettes bien ordonnée, elles se
chevauchent voire se contredisent, ce qui explique les nombreux contentieux liés à des
difficultés d'interprétation et le fait que la Documentation Française ait été amenée à
publier un recueil de 36 fiches juridiques ! récapitulant les principales procédures
pouvant être mises en œuvre sur une propriété.) mais, après avoir pénalisé le
propriétaire dans sa gestion, elles influent encore négativement sur la valeur de la
propriété, - ce qui est tout de même un comble.
1
AMÉNAGEMENT, ENVIRONNEMENT ET PROPRIÉTÉ PRIVÉE , Dalloz, 1997.
En effet, pour avoir bien géré son bien pendant des années sans aide particulière le
propriétaire privé se retrouve distingué par la collectivité qui décide que sur son
domaine il doit ou ne doit pas être fait telle ou telle chose. Ensuite lorsque ce même
propriétaire mettra en vente son bien il sera tiré argument des restrictions d'usage
existantes pour justifier d'une valeur monétaire moindre. C'est donc une double
pénalisation. Le mécanisme se trouve être considérablement renforcé en France par
l'existence de multiples droits de préemption au bénéfice soit des communes, soit des
départements, soit des SAFER, soit du Conservatoire du Littoral, soit de l'Etat, quand
ce n'est pas à plusieurs de ces institutions simultanément. Dans ce cas, comme l'a si
bien dit Louis le Pensec dans le rapport parlementaire sur le Conservatoire du Littoral
qu'il a remis au Premier ministre en juillet 2002, la vente se fait " sous menace de
préemption " (sic).
Le Conseil d'Etat (arrêt Bitouzet, 3 Juillet 1998) s'est ingénié à vider de sa substance
le principe de l'indemnisation posé de manière pourtant limité par la jurisprudence de
la Cour Européenne des Droits de l'Homme, mais c'est un sujet qui doit être reposé au
bon niveau et en termes clairs. Ce n'est pas à l'administration de trancher mais aux
décideurs politiques. Le préalable est que l'Etat cesse de considérer qu'il peut imposer
au citoyen un investissement quelconque sans la moindre contrepartie. Seule
l'indemnisation des servitudes permettrait de redéfinir les limites entre l'intérêt
public et l'intérêt privé. L'équilibre qui en découlerait serait le meilleur garant de
l'efficacité des politiques environnementales.
Certes toutes ces idées résonnent bizarrement dans la France d'aujourd'hui mais, pour
être contraires à la pratique dominante, elles ne sont privées ni de sens ni de
pertinence. En dépit d'inévitables résistances elles devront nécessairement être mises
en œuvre, tôt ou tard, lorsque la contrainte de la rareté des biens environnementaux ne
sera plus supportable. Car c'est l'une des grandes leçons de l'histoire de la civilisation:
la rareté appelle la propriété. Le concept juridique de la propriété dont la complexité
nous échappe largement aujourd'hui s'est développé aux origines sur des bases
comparables.
Face aux démarches structurées des pouvoirs publics, que peut faire le propriétaire
exploitant agricole ou industriel, isolé, accaparé par les soucis de son exploitation et de
plus suspect de visées mercantiles et immédiates ? Que peut-il opposer aux
affirmations péremptoires et invérifiables qui lui sont signifiées, notamment les
incessants « comptages » fait chez lui à son insu, et quels arguments de fond peut-il
apporter en l’absence de vue d’ensemble de la situation des espèces et des habitats
dans un cadre plus vaste que ses seules propriétés ?
Dans ce contexte, il se confirme que les propriétaires privés n'ont pas d'autre choix
que de mettre à l'écart de leurs terrains certaines organisations écologistes dont les
travaux ont, au fil du temps, changé sensiblement de nature : de recherche scientifique
désintéressée et d’intérêt général, on en est venu progressivement à une sorte de
« police écologique » des territoires, au sens ou il existe une « police des mines ».
Chacun comprendra que les propriétaires ne peuvent pas tolérer plus longtemps que les
observations faites sur leurs territoires soient employées un jour pour contrarier leurs
activités, en les trouvant en outre alors dans une situation de dépendance totale à
l’égard de ces organisations quant à la connaissance de l’état des lieux.
Si l’écologie ne peut ni ne doit être l’affaire des seuls « écologistes », elle n’en est pas
moins une question essentielle pour chaque citoyen : cela voulant dire que non seulement
chacun est concerné, mais également que chacun doit être acteur. L’efficacité
commande de ne pas dissocier propriété et écologie au profit de structures
centralisatrices tierces, mais au contraire, de réaffirmer, au besoin par la Loi, que, de
ce point de vue comme de nombreux autres, le droit de propriété est indissociable de
l’exercice de responsabilités sociales.
Un propriétaire privé s’inscrit naturellement dans cette vision en plaçant les impératifs
de bonne gestion environnementale dans ses préoccupations principales et, en
particulier en continuant à intégrer dans sa gestion les principes de conservation qui
sous-tendent Natura 2000.
A titre d'exemple, le groupe salinier français SALINS, qui a établi des liens étroits avec
un réseau d’organismes scientifiques recouvrant les différents domaines relatifs aux
zones humides littorales, a désigné un responsable "Espèces et habitat" au sein de son
organisation, et affirme être disposé à intégrer telle ou telle de ses propriétés dans le
réseau Natura 2000 dans le cadre d’un contrat respectant ces principes généraux
d’indépendance et de responsabilité, ce qui implique en particulier qu’il en soit
« l’opérateur local » au sens de la directive.
C'est une question d'évidence : sauf à sombrer dans un régime politique totalitaire, la
majeure partie du littoral restera de toute façon durablement privé ; c'est une
question de nécessité : sauf à accepter de voir toutes les activités s'éteindre pour être
remplacées par un vague tourisme écologique, il faut maintenir en place des
gestionnaires impliqués « patrimonialement », capables d'assumer l'adaptation
permanente au contexte économique et sociétal ; c'est enfin une question de protection
du contribuable et du citoyen : les acteurs privés ne revendiquent pas les ressources
financières exceptionnelles et les moyens juridiques exorbitants dont est désormais
doté l'établissement public.
Littoral Vivant est une association créée récemment en France dont l'objectif est de rassembler pour la
1ère fois tous les acteurs effectifs de la gestion du littoral français, sur un pied d'égalité et sans exclusive,
dans une logique d'action qui vise à transmettre aux générations futures un littoral préservé et vivant.
Pour tout contact: 1025, rue Henri Becquerel-34000-Montpellier-France-tél: 33.04.67.20.40.48.