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Monsieur Jean-Claude Gardin

Pierre Gentelle

I. L'exploitation du sol en Bactriane antique


In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 66, 1979. pp. 1-29.

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Gardin Jean-Claude, Gentelle Pierre. I. L'exploitation du sol en Bactriane antique. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-
Orient. Tome 66, 1979. pp. 1-29.

doi : 10.3406/befeo.1979.4008

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1979_num_66_1_4008
L'EXPLOITATION DU SOL
EN BACTRIANE ANTIQUE

PAR
J.-C. GARDIN et P. GENTELLE
C.N.R.S.

L'article qui suit a été rédigé en 1976, pour publication dans les actes du colloque auquel
il était destiné. La base archéologique dont nous disposions était alors la prospection de la plaine
d'Aï Khanoum, comme il est dit plus loin (§ 2) ; une prospection élargie a été entreprise à partir
de 1977, sur un territoire beaucoup plus étendu, compris entre le Qunduz-ab et la Kokcha (fig. 1).
Les inferences tirées de la première étude ont été confirmées dans leurs grandes lignes par les
observations faites dans ce cadre plus vaste; nous n'avons donc pas jugé utile de reviser le texte
ci-après, sauf pour quelques références à des travaux parus depuis sa rédaction.

L'histoire de la Bactriane antique1 aura été longtemps celle d'une


sorte de contradiction. Lorsqu'on l'abordait à travers l'étude des
sources écrites — textes avestiques, historiens de l'époque classique,
voyageurs chinois, etc. — c'était pour constater la convergence des
témoignages relatifs à ce que l'on appellerait aujourd'hui le « développe
ment » remarquable de cette région, sous la tutelle des rois perses ou
des conquérants macédoniens. Espaces peuplés, champs fertiles, villes
innombrables, économie florissante, rien ne manque au tableau d'une
société puissamment organisée, dont on aperçoit certes assez mal à
travers ces descriptions les formes politiques qu'elle a pu se donner,
mais que l'on n'en doit pas moins considérer comme le lieu et l'agent
d'une « culture bactrienne » aussi digne d'intérêt que les cultures contemp
oraines de la Perse ou de l'Inde2. Et pourtant, les vestiges archéologiques

(1) Nous utiliserons ce terme, dans un sens restreint, pour désigner la période qui
commence avec l'apparition des premiers témoignages écrits relatifs à la Bactriane, sous les
Achéménides, et qui se termine avec la disparition des derniers états grecs, un ou deux siècles
avant notre ère. C'est approximativement la période de l'antiquité classique et hellénistique,
dans le monde méditerranéen. Nous aurons certes à considérer des époques plus anciennes (âge
du bronze) ou plus récentes (hégémonie kushane, conquête islamique), pour les besoins du
sujet ; mais la période « gréeo-perse » définie plus haut restera, pour des raisons qui apparaîtront
plus loin, le moment central de notre investigation.
(2) Les études consacrées aux sources écrites de l'histoire de la Bactriane antique sont
si nombreuses qu'on nous pardonnera de ne pas prétendre renouveler le sujet ; l'une des
2 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
de la Bactriane ont longtemps refusé de corroborer cette restitution.
On se souvient des désillusions éprouvées par les fouilleurs français sur
le site de Bactres même1 ; et s'il est vrai que les archéologues soviétiques
ont de leur côté trouvé plus de raisons de croire à la prospérité bactrienne
passée, il reste que les sites et les monuments fouillés par eux depuis
trente ans, pour importants qu'ils soient, ne sont guère à la mesure de
ce qu'en laissaient attendre les textes, ni par leur nombre ni par leurs
dimensions2.
Cette contradiction est d'ailleurs comme aggravée par l'allure
actuelle du milieu naturel, en Bactriane. Rien ne laisse en effet supposer,
à première vue, que cette région ait jamais pu être le « pays aux mille
villes » entourées de terres cultivées que relatent les textes. Les reliefs
qui bordent la Bactriane, au Sud et à l'Est, sont dénudés ; les arbres
y sont rares, les forêts pour ainsi dire inconnues. Quant à la plaine
bactrienne elle-même, ouverte au Nord et à l'Ouest, il faut l'avoir
parcourue, hiver comme été, pour savoir comme elle semble de prime
abord peu hospitalière, sinon tout à fait impropre à un peuplement
sédentaire de quelque importance. Dès que l'on s'écarte des rivières,
ou des canaux d'irrigation qui en sont issus, ce ne sont que des terres
desséchées, où les pluies de printemps ne suffisent pas à faire pousser
les céréales et les herbages qu'exigerait une population étendue. Et
l'on est conduit à se demander d'abord si le paysage actuel de la Bactriane
a quelque rapport avec celui que connurent les Anciens, il y a deux ou
trois mille ans.

1. L'hypothèse des changements climatiques.


La succession de phases de peuplement et d'abandon sur un même
territoire doit être mise en relation avec l'histoire des autres territoires
voisins : il y aura chance d'action climatique si, aux mêmes époques,
les abandons et les reprises ont lieu ; sinon, il faudra revenir à l'hypo
thèse historique, ou envisager des solutions plus complexes.
Il est nécessaire de bien situer le niveau auquel les causes climatiques
peuvent apparaître : le climat d'une région est toujours à rattacher à
des ensembles plus vastes qu'on n'a spontanément tendance à les
envisager. C'est toute l'Asie centrale qui doit être examinée si nous
voulons comprendre ce qui se passe en Bactriane, toute la zone tempérée
boréale si nous voulons comprendre l'Asie centrale. En effet, il ne

plus riches reste d'ailleurs celle qu'Alfred Foucher a publiée il y a trente ans : La vieille route
de Г Inde, de Bactres à Taxila, 2 vol., Mémoires de la Délégation Archéologique Française en
Afghanistan, tome I, Éditions d'Art et d'Histoire, Paris 1942-1947.
(1) Op. cit., pp. 73 sq. ; voir aussi J.-C. Gardin, Céramiques de Bactres, pp. 114-5, Mémoires
de la Délégation Archéologique Française en Afghanistan, tome XV, Klincksieck, Paris 1957.
(2) Ce n'est pas ici le lieu d'argumenter cette affirmation. Rappelons seulement que malgré
des prospections étendues, les archéologues soviétiques n'ont jusqu'ici repéré en Bactriane
qu'une dizaine de fondations proprement urbaines construites ou occupées pendant la période
qui nous intéresse, entre le vie et le ne siècles av. J.-C. : voir V. M. Masson, éd., Drevnjaja
Baktrija, Leningrad 1974 ; G. A. Pugachenkova, éd., Iz istorii antitchnoj kuVtury Uzbekistana,
Tashkent 1973 ; I. T. Kruglikova, DiVberdjin, Moscou 1974.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 3
saurait y avoir de commune mesure entre les observations faites sur
le terrain à un moment donné, et les causes climatiques qui pourraient
leur avoir donné naissance. Nature et échelle des phénomènes sont
si différentes qu'on ne peut les relier que par des chaînes de rapports
longues et complexes. Pour reprendre l'hypothèse célèbre du dessèche
ment continu de l'Asie centrale aux époques proto-historiques et
historiques, on ne peut l'admettre que si elle correspond à des variations
concomitantes dans les autres régions du globe, fussent-elles de sens
opposé. D'un autre point de vue, le dessèchement continu du climat
ne peut être fondé que sur la mise en évidence d'une tendance dont la
durée est sans rapport avec la durée réduite des phénomènes qui nous
concernent (5.000 ans). Des observations variées portant sur toute
la durée du pleistocene (3 millions d'années) et sur l'holocène (conven-
tionnellement de 8 000 à nos jours) font apparaître quelques tendances
générales dans l'évolution des climats. Il est donc nécessaire d'élargir
le cadre spatio-temporel pour saisir les phénomènes dans leur véritable
dimension.
La théorie du dessèchement continu de l'Asie centrale, qui serait
survenu à partir de la fin du IXe millénaire, et qui expliquerait de ce
fait la naissance de l'agriculture, est relativement ancienne : Pumpelly
l'utilisa le premier pour rendre compte de ses trouvailles à Anau1.
Elle a été reprise depuis par Childe2 et Toynbee3 entre autres. Un de
ses récents adeptes est Chappell4. La liaison dessèchement-apparition
de l'agriculture a été réfutée5, et de plus nous n'avons aucune preuve
directe du dessèchement de l'Asie centrale depuis le néolithique6.
Néanmoins, le mouvement général de réchauffement de la biosphère
depuis les époques glaciaires n'est pas niable. Le synchronisme mondial
des variations de températures a été démontré, pendant ces vingt
dernières années, pour les grandes glaciations quaternaires, la fin du
Wurm (18 000) et l'holocène; la démonstration est valable pour les
différentes latitudes7. On en rappelera brièvement les grandes lignes8 :

(1) Pumpelly R., Prehistoric civilizations of Anau, Carnegie Institution of Washington


Publications, n° 73, 2 vol., 1908.
(2) Childe V. G., The most ancient East, London 1929 puis 1954.
(3) Toynbee A. J., A study of history, London 1935.
(4) Chappell J. E., Climatic change reconsidered : another look at «The pulse of Asia»
Geographical review, Jul. 1970, pp. 347-373.
(5) Les sites principaux où l'agriculture est née sont situés hors de la zone aride, dans des
régions où les variations climatiques qui auraient pu influer sur elle n'ont pas de sens : il tombe
de toute façon assez d'eau dans l'année pour que l'homme et les animaux domestiques
subsistent, comme le dit Butzer dans Environment and archaeology, Aldine, Chicago 1971,
p. 591. La diffusion rapide de l'agriculture dans d'autres domaines climatiques que celui des
collines méditerranéennes à pluies d'hiver pose bien d'autres questions que celles d'un
dessèchement du climat : l'agriculture irriguée est attestée à Hassuna, dans la zone semi-aride,
le long de rivières pérennes, entre 5500 et 4000. Pourquoi des groupes humains sont-ils
descendus à ce moment-là dans des plaines peu attirantes, en ayant en plus besoin de changer
leurs pratiques culturales ? Le schéma des théoriciens du dessèchement se trouve exactement
contredit.
(6) Kalmykova et Ovdienko, La Chine du Nord-Ouest, Éditions d'État, Moscou, 1957.
(7) Références dans Maley (J.), Mécanisme des changements climatiques aux basses
latitudes, Palaeo geography, palaeoclimatology, palaeoecology, 1973, pp. 193-227.
(8) Lamb H. H., Changing climate, Methuen, London 1966.
4 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
à partir du début de l'holocène, on peut distinguer neuf grandes périodes
dans lesquelles les conditions climatiques diffèrent entre elles. Les sept
dernières concernent directement notre étude.
a) De 8000 à 5000, un lent et progressif réchauffement, b) De
5000 à 3000, ce qu'on appelle l'optimum post-glaciaire, la période la
plus chaude, pendant laquelle, vers 4000, les mers atteignent leur
niveau actuel (à 1 m près) ; l'essentiel de la circulation cyclonique dans
la zone tempérée de l'hémisphère boréal se trouve porté environ dix
degrés plus au Nord ; il en résulte des changements dans la pluviométrie,
sensibles surtout de 5000 à 2400 dans le Sahara et les déserts du Proche-
Orient1. De ce fait, l'optimum climatique des températures aurait été
aussi une période relativement humide dans ces régions, c) A partir
de 3000 environ, en raison de la lente descente vers le Sud de l'axe
principal de la circulation cyclonique et des progrès du froid qui en
résultent, un dessèchement serait survenu dans le Sahara et le Proche-
Orient, qui aurait été différé dans ses effets sur les cultures et la végé
tation au moins jusqu'à 2400 en raison de la hauteur de la nappe des
eaux souterraines accumulées et progressivement restituées. Un effet
de seuil se serait produit vers cette dernière date, qui aurait conduit à
une aridifîcation croissante. Pour l'Asie centrale, les événements sont
moins bien connus. Il n'est pas évident que les observations faites au
Sahara et en Méditerranée orientale soient transférables à l'Iran et aux
régions plus à l'Est. Les travaux de Bobek2, de Wright3, ceux de
Krinsley4, montrent que si du Wtirm III à 4000 l'aridité fut globalement
croissante dans les bassins endoréiques de l'Iran, par suite de la crois
sance des températures, cette tendance a été inversée vers 3500 ; elle
produisit, par réduction de l'évaporation, une extension générale des
lacs et un accroissement de l'écoulement, bien que la quantité totale
de pluies ait pu poursuivre sa courbe décroissante. Les dépôts du lac
Zeribar, près de Niriz, dans le Zagros, montrent que ce refroidissement
avait entraîné le développement de la forêt et, somme toute, d'un
paysage plus « humide » que pendant la période précédente. La période с
se terminerait aux alentours du début du premier millénaire avant
notre ère. d) Une période plus froide commence vers 900 av. J.-G.
environ, marquée par une avancée des glaciers dans les Montagnes
Rocheuses et dans les Alpes autrichiennes, une réhumidifîcation des
marais et des tourbières de toute l'Europe du Nord et un abandon
des habitats péri-lacustres. Le climat de la Méditerranée et de l'Afrique

(1) Butzer K. W., Mediterranean pluvials and the general circulation of the Pleistocene,
Geograflska Annaler, 1957, pp. 48-53. Du même auteur : Quaternary stratigraphy and climate
in the Near East, Banner Geogr. Abhandl. 1958, 157 p.
(2) Bobek H., Nature and implications of Quaternary climatic changes in Iran, Sympo
siumon changes of climate, Rome, UNESCO-WMO, 1963, pp. 403-13. Du même auteur : Die
Salzwiisten Irans als Klimazeugen, Oesterr. Akad. der Wiss. Anz. der phil. hist. Kl., n° 3, 1961,
p. 7-19.
(3) Wright H. E. et al., Modern pollen rain in western Iran and its relations to quaternary
vegetational history. Journal of Ecology, vol. 55, n° 2, 1967, pp. 415-443.
(4) Krinsley D. В., A geomorphological and paleoclimatical study of the playas of Iran.
Washington, U.S. Geol. Survey, 1970, 2 vol.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BAGTRIANE ANTIQUE 5
du Nord est plus sec que pendant l'optimum climatique, mais moins
qu'aujourd'hui, surtout en été. Ce minimum climatique aurait duré
jusque vers 450 (500 av. J.-C, ou 300 selon les zones), e) La phase
suivante est une période de lent réchauffement qui dure jusque vers
l'an mil de notre ère. Elle aboutit à la phase f) Yoplimum climatique
secondaire, qui va de 1000 à 1200 environ. La Méditerranée et l'Afrique
du Nord, ainsi que le Sahara, connaissent un climat plus humide, qui
dure même jusqu'en 1550 dans le Sahara central, g) Mais dès 1200 envi
ron, les conditions recommencent à se détériorer. On s'achemine pro
gressivement vers la phase suivante, h) Le petit âge glaciaire, qui dure
de 1430 environ à 1840 environ, le plus creux étant atteint aux alentours
de 1680-1700. Les glaciers progressent en Asie mineure, les hivers sont
sévères en Méditerranée, le niveau de la mer Caspienne s'élève, les
sommets de l'Ethiopie restent des mois couverts de neige, là où elle
était inconnue. Puis le mouvement s'inverse et depuis 1830, clairement
depuis 1900, on entre dans la période i), actuelle.
Il est nécessaire de noter que les fluctuations décrites, si elles sont
enregistrées dans le monde entier, peuvent être décalées de plusieurs
centaines d'années d'un bout d'un continent à l'autre ; que, par ailleurs,
les modifications sensibles en Extrême-Orient ont parfois des caractères
opposés à ceux du monde occidental, en raison de la présence de l'énorme
anticyclone sibérien ; qu'il faut donc rester prudent dans l'appréciation
des conséquences à moyenne échelle (c'est-à-dire pour l'Asie centrale)
de fluctuations plus vastes. De plus, on aura noté qu'en se rapprochant
de l'actuel, les variations se précisent ; la raison en est évidemment
l'utilisation croissante des témoignages humains sur les modifications
du climat.
Enfin, des études globales sont en cours, au moyen de modèles
climatiques, qui ont été appliqués aux reconstructions paléoclimatiques1.
Bien qu'ils soient testés, améliorés, leurs résultats ne sont pas encore
supérieurs aux autres moyens de connaissance.
Aussi doit-on considérer avec attention les travaux, même anciens,
effectués dans la région. La plus grande partie des observations concerne
soit l'évidence de modifications d'écoulement des rivières dans l'Asie
centrale, soit l'existence de sites habités jadis et situés aujourd'hui
dans des régions désertiques.
Pour Grenard2, « si depuis l'époque postpliocène les grandes lignes
de l'hydrographie n'ont point changé, le volume des eaux a diminué
dans une énorme proportion ». Parlant du Turkestan chinois, il considère
que « la sécheresse a toujours été le trait dominant du climat » (p. 314),
mais ne croit pas que « des oscillations périodiques du climat plus ou
moins sec auraient produit les vicissitudes de prospérité et de décadence
observées dans la suite des temps ». Huntington, traversant le Seistan
pendant l'hiver 1903-1904, trouvait dans l'existence de terrasses
lacustres au bord du lac Hamoun l'indication d'un « dessèchement

(1) Barry R. G., Climate models in palaeoclimatic reconstruction. Paleaogeographg


Palaeoclimatology, Palaeoecologg, 1975, pp. 123-137.
(2) Grenard F., Haute Asie, p. 313, Colin, Paris 1929.
6 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
graduel du pays depuis les premiers temps historiques jusqu'à nos
jours у}1. De très nombreux chenaux à sec, sur le pourtour du Takla
Makan (Sinkiang) portant des traces de végétation morte (tamaris et
peupliers) au-delà de la zone atteinte par les crues, convainquaient
Huntington de l'existence d'une humidité plus grande dans le bassin
du Tarim aux époques historiques anciennes2. Bien d'autres observateurs,
depuis 1880, ont vu ici ou là, en Asie centrale, quelque trace de réduction
de l'écoulement dans les zones endoréiques de cette partie du monde.
Les observations sont aussi indiscutables en ce qui concerne l'exi
stence d'installations humaines systématiquement en aval des installa
tions actuelles, parfois même avec une apparente chronologie du retrait.
Ainsi l'oasis de Merv était-elle au xixe à l'amont des cultures pratiquées
mille ans auparavant, qui étaient elles-mêmes à l'amont du mur
d'Antiochos, lui-même à l'amont des sites des vie-ive siècles, les restes
de villages de l'âge du Bronze se trouvant encore à l'aval de tous ces
vestiges. Les expéditions de M. A. Stein dans la vaste région des « villes
enfouies sous les sables »3, comme les découvertes récentes des archéo
logues soviétiques dans toute l'Asie centrale4 donnent des résultats
comparables. Les fouilles en cours dans le Nord de l'Afghanistan
montrent que de Khulm à Andkhoi, les oasis actuelles sont toutes
plus proches du piémont que leurs devancières des temps passés.
Ces multiples constatations ne peuvent être mises en cause. Le problème
demeure de savoir s'il faut les attribuer à des modifications climatiques
comme causes premières.
Peut-on établir une correspondance significative entre la périodi-
sation mondialement reconnue des phases climatiques depuis les derniers
dix mille ans, et les observations de terrain effectuées sur différents sites
archéologiques de l'Asie centrale? Certaines synchronies sont tout à fait
frappantes. Mais elles concernent des événements historiques, qui ne
paraissent pas devoir se rattacher directement aux fluctuations du
climat. Certes, on ne peut manquer de remarquer l'imprécision dans la
chronologie climatique. La datation d'événements naturels, au moyen
des isotopes, donnerait certainement de meilleurs résultats : encore
faudrait-il avoir le moyen de les intégrer dans un ensemble de processus
indiscutables. On peut évidemment supposer qu'il existe à l'intérieur
des périodes d'évolution lente (périodes a, c, e, g) des moments privi
légiés où, par un effet de seuil dans un domaine ou deux, des réactions
se déclenchent, qui entraînent une réponse immédiate dans l'activité
humaine. Et certes, ce type de réponse existe : il est attesté en plusieurs
endroits lors de modifications brutales concernant l'hydrologie au
niveau local. Mais on n'en voit pour le moment aucun exemple valable
au niveau général.

(1) Huntington E., The basin of eastern Persia and Sistan. Expedition of 1903. Carnegie
Institution of Washington Publications, n° 26, 1905.
(2) Huntington E., The pulse of Asia, Boston, 1907.
(3) Stein M. A., Sand buried ruins of Khotan, London, 1903. Du même auteur : On ancient
Central Asian tracks. Pantheon Books, London, 1964.
(4) Toutes références dans Frumkin G., Archaeology in Soviet Central Asia, Brill, Leiden
1970.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 7
Partant d'une part de la découverte de ruines et de traces d'écoule
ments abandonnés, et d'autre part prenant en compte les fluctuations du
climat à l'holocène, Huntington et ses disciples ont privilégié l'hypothèse
de la prééminence des causes naturelles sur les causes humaines dans le
développement des sociétés, sans doute plus pour des raisons philoso
phiques que par conviction résultant d'une analyse fondée sur des
matériaux indiscutables (qu'ils n'avaient d'ailleurs pas à l'époque).
Que leur théorie ait varié, selon l'état des connaissances, de la thèse
du dessèchement continu de l'Asie à celle des pulsations périodiques
importe peu ici : le mécanisme reste le même, qui fait dériver du climat
le déplacement de nomades ou d'anciens sédentaires vers des régions
plus clémentes, et qui lie ce déplacement à des remplacements de modèles
de sociétés. Ce type de liaison n'est pas spécifique de ceux qui se sont
intéressés à l'Asie. D'autres ont fait dépendre les causes de la grandeur
et de la décadence des Vikings du deuxième optimum climatique1.
Au Tchad, à la fin du vine siècle de notre ère, la fondation de l'empire
du Kanem résulterait directement de migrations dont la cause originelle
serait très exactement l'augmentation rapide de l'aridité et la progression
du désert vers le Sud2.
Est-il possible de décider que les causes climatiques sont les causes
premières? Bien des archéologues n'en sont pas convaincus. Tolstov3
est formel : du premier millénaire av. J.-C. à nos jours, le système
d'irrigation du Khwarezm n'a pas changé de configuration. L'Amou Daria
n'a présenté aucun changement au cours des trois derniers millénaires :
abandons et reprises du système sont dus à des causes qu'il faut chercher
ailleurs. Il faut rejeter, dit-il, toutes les hypothèses qui expliquent
l'abandon des terres en Asie centrale par des facteurs historico-naturels
(changements des bases de l'érosion, changement de lit des fleuves,
dessèchement général). Ces facteurs existent (notamment la salinisation
des sols cultivés et l'avancée des sables) mais ils n'ont qu'un rôle second.
Lisitsyna, Masson, Sarianidi4 partagent l'avis de Bartold5 suivant
lequel l'abandon des sites de la Turkménie pendant les six ou sept
derniers millénaires n'est pas dû à un changement du climat, mais à
des modifications des conditions hydrographiques résultant de la nature
géomorphologique des espaces en question (cônes alluviaux ou deltas
intérieurs). Le lien avec les fluctuations climatiques générales ne leur
paraît pas nécessaire pour parvenir à une explication qui se rapproche
de la réalité des faits. Les analyses polliniques de Lisitsyna, en parti
culier, montrent que la flore en 5000 était la même que celle d'aujourd
'hui, et quelle a disparu quand les cours d'eau se sont déplacés dans
des cas bien précis.
Les évidences physiques d'un changement climatique ne sont pas,
en ce qui concerne l'Asie centrale, indiscutables. Il n'est pas question

(1) Lamb H. H., op. cit.


(2) Maley J., Mécanisme des changements climatiques aux basses latitudes. Palaeogeo-
graphy, palaeoclimatology, palaeoecology, 1973, pp. 193-227.
(3) Tolstov S. P., Drevnij Chorezm. Moscou, 1948.
(4) Références dans Frumkin, op. cit.
(5) Bartold V. V., Four studies in the history of central Asia, Brill, Leiden, 1966.
8 J.-G. GARDIN ET P. GENTELLE
de nier l'existence des fluctuations de l'holocène. Mais elles sont médiat
isées par tant de phénomènes complexes que leur action sur l'homme
doit être cherchée sans doute moins loin. On ne prendra qu'un exemple.
Lors de l'établissement d'une phase sèche, les phénomènes naturels qui
peuvent se produire sont les suivants : réduction des chutes de pluie,
décalage des pluies dans la saison, accroissement de la température et
donc de l'évaporation en été, diminution de la fourniture d'eau allogène
aux plaines par accroissement du froid sec en montagne, accroissement
de l'irrégularité des pluies inter-annuelle ou inter-saisonnière. Une fois
que l'on a établi l'existence du phénomène recherché (dans quelle pro
portion est-il seul à jouer?), il reste à savoir dans quelle mesure sa
variation affecte la moyenne, à quel endroit se situent les seuils signifi
catifs, à partir de quel moment, dans une zone marginale comme la
zone aride, de petites variations climatiques peuvent induire des change
ments disproportionnés ici ou là. Pour finir, quels sont les éléments
naturels qui sont d'abord affectés : l'écoulement superficiel, l'écoulement
souterrain, le niveau de la nappe, la qualité de la couverture végétale?
Des études détaillées, qui se multiplient, permettront de mieux
situer les causes réelles de phénomènes apparents comme ceux qui ont
conduit aux théories faisant intervenir une modification de la circulation
générale de l'atmosphère. Pour l'instant, il n'est pas possible de rendre
les changements climatiques responsables des événements historiques
survenus en Asie centrale, et plus encore dans la plaine d'Aï Khanoum,
de 3000 av. J.-G. à nos jours.

2. La place de V irrigation artificielle.


Il faut donc chercher ailleurs que dans les variations climatiques
l'explication du contraste entre la prospérité légendaire de la Bactriane
et l'état présent de son développement. L'hypothèse qui vient immé
diatement à l'esprit est bien sûr celle de causes humaines, et non pas
naturelles : la région serait passée par des phases alternées de croissance
et de dépression liées aux aléas de son peuplement à travers les âges.
C'est précisément l'image qui commence à se dessiner au moins dans un
secteur particulier de la Bactriane, au voisinage du site hellénistique
d'Aï Khanoum (fig. 1). L'étude systématique de la campagne environ
nante,entreprise en 19741, vient en effet de révéler un cycle étonnant
de phases de peuplement alternativement riches et pauvres, que l'on
met clairement en rapport avec les efforts déployés par les occupants
successifs du pays pour y aménager, ou au contraire y détruire, un
système d'irrigation artificielle dont on peut désormais reconstituer
l'histoire sur une période de quatre à cinq mille ans2. L'intérêt principal
de cette découverte n'est pas, cela va sans dire, d'établir une corrélation

(1) Par les présents auteurs, assistés de Mlle Bertille Lyonnet et de H.-P. Francfort, avec
la collaboration de la Délégation Archéologique Française en Afganistan.
(2) Voir J.-C. Gardin et P. Gentelle, « Irrigation et peuplement dans la plaine
d'Aï Khanoum, de l'époque achéménide à l'époque musulmane », Bulletin de V École Française
ď Extrême-Orient (1976), pp. 59-99.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BAGTRIANE ANTIQUE 9
dont chacun pouvait se douter entre le développement économique et
l'irrigation, dans une région de l'Asie où l'un et l'autre vont aujourd'hui
encore de pair. C'est plutôt de montrer, tout d'abord, qu'il en a été ainsi
depuis des époques très anciennes, et que le flux et le reflux de l'irriga
tion,selon les circonstances historiques, suffît à expliquer la « contra
diction » dont nous sommes partis plus haut ; et c'est aussi de fournir
pour la première fois une illustration archéologique précise de la véracité
des récits qui vantaient jadis la richesse de la Bactriane et l'abondance
des cultures qui la fondaient.
La figure 3 résume ce que nous savons actuellement des grandes
phases du peuplement dans la région prospectée en 1974 et 1975, au
nord d'Aï Khanoum1. Elles sont réparties en deux groupes, selon qu'elles
correspondent à une période de peuplement plus ou moins étendu,
marqué par des sites de taille et de densité variables (en haut), ou au
contraire à une période d'abandon quasi total, à laquelle on ne peut
rattacher pour le moment aucun vestige de surface (en bas). Dans le
premier cas, le peuplement s'accompagne d'une mise en valeur de la
plaine au moyen d'un réseau d'irrigation lui-même plus ou moins
étendu, que l'on peut reconstituer assez précisément pour la période
antique, au sens où nous l'avons définie plus haut (au centre du schéma,
en haut), ainsi que pour les deux phases positives suivantes, au début
de l'Islam (xe-xne s.), et à l'époque moderne. La première phase de
peuplement, en revanche, à l'âge du bronze, n'est attestée que par un
petit nombre de sites jusqu'ici sans liens visibles avec aucune trace de
canaux ; nous n'en faisons pas moins l'hypothèse d'une irrigation
artificielle de la plaine dès cette époque, pour des raisons géomorphol
ogiques qui seront exposées plus loin (§4). A ces phases actives
s'opposent les périodes « creuses » (en bas), comprises entre deux temps
forts de l'irrigation : d'abord vers la fin de l'âge du bronze et le débat
de l'âge du fer, puis entre l'époque kushane et la conquête musulmane,
et enfin à la suite des invasions mongoles jusqu'à nos jours.
Entre toutes ces périodes, celle qui nous intéresse ici le plus occupe
la partie centrale du schéma : c'est en effet à l'époque hellénistique,
semble-t-il, que la plaine d'Aï Khanoum connut son développement
le plus grand. Nous examinerons donc en premier lieu l'aménagement
de la campagne sous la tutelle des rois gréco-bactriens, pour chercher
ensuite à comprendre, à la lumière de cet épisode particulièrement riche,
les raisons qui ont pu provoquer les déclins et les renaissances successifs
de ce même territoire depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours.

(1) Pour la description générale de cette région (dont la superficie est d'environ 300 km2)
et la nature des observations sur lesquelles s'appuie la restitution historique, voir l'article cité
à la note précédente, rédigé après la première campagne de prospection (1974). Les remarques
qui suivent reposent en outre sur des données recueillies au cours de la seconde campagne
(1975), inédite. Voir aussi maintenant P. Gentelle, Étude géographique de la plaine ďAl
Khanoum et de son irrigation depuis les temps anciens, Mémoires de l'URA 10, n° 2, Éditions
du C.N.R.S., Paris 1978.
10 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE

3. La plaine ďA'i Khanoum à l'époque hellénistique.


La figure 4 donne l'allure générale du réseau d'irrigation en usage
dans la plaine d'Aï Khanoum1, au cours des dernières décennies de la
présence grecque en Bactriane. Il comportait trois grands canaux
longs chacun d'une trentaine de kilomètres, dont les dérivations cou
vraient pratiquement toute la surface du triangle que dessine la plaine
entre les collines qui la bordent à l'Est et les deux fleuves qui la ferment
à l'Ouest et au Sud. Pour mieux apprécier l'importance de ces ouvrages,
11 faut avoir à l'esprit la nature du terrain sur lequel ils ont été construits.
La plaine d'Aï Khanoum est une vaste terrasse formée par les alluvions
de l'Oxus et de la Kokcha, dans laquelle ces deux fleuves se sont enfoncés
profondément au fil des âges, jusqu'à former aujourd'hui des falaises
de 20 à 30 mètres de haut. Le cours des fleuves a en outre varié, à des
échelles de temps et dans des limites différentes : (a) un très ancien
méandre de l'Oxus haut de 5 à 8 mètres s'allonge du Nord au Sud au
milieu de la plaine, qu'il divise en deux parties à peu près égales, dési
gnées ci-dessous sous le nom de « plaine haute » à l'Est et « plaine basse »
à l'Ouest, (b) La Kokcha, de son côté, se divise en plusieurs bras dont
le plus fort oscillait encore récemment entre les deux rebords de la
terrasse : on voit en effet sur le rebord septentrional des traces de canaux
interrompus par un éboulement de la falaise qu'il faut attribuer à
l'érosion du fleuve, alors que ce dernier coule aujourd'hui au pied du
rebord méridional de la terrasse.
Tout projet d'irrigation, sur un tel terrain, se heurte à des difficultés
de trois ordres, et d'abord en ce qui concerne le choix de l'emplacement
des prises d'eau. Faut-il tracer les canaux primaires à partir de l'Oxus
ou de la Kokcha? La première option semblerait a priori plus naturelle,
étant donné la longueur plus grande de la partie disponible de l'Oxus
(comparer les tronçons AB et AC, fig. 3), et aussi le fait que la plaine
paraît à première vue descendre en pente douce parallèlement à l'Oxus,
du Nord au Sud. L'étude des altitudes, montre qu'il n'en est rien, dans
la partie méridionale : la plaine est en fait légèrement inclinée du Sud
vers le Nord, dans le sens de l'alluvionnement déposé par la Kokcha,
et c'est seulement à partir de ce fleuve que l'on peut imaginer de capter
l'eau pour conduire par gravité jusqu'au point В de notre schéma (voir
les altitudes indiquées à la fig. 4), en « remontant » pour ainsi dire le
cours de l'Oxus.
Encore faut-il alors être capable de résoudre un second problème,
lié à la nature du terrain sur le segment AG. Notons d'abord qu'il paraît
très difficile de capter l'eau en amont du point С : la Kokcha s'enfonce
là dans le massif de collines, où elle coule au fond d'une gorge abrupte

(1) Aï Khanoum est le nom actuel d'un petit village voisin du site hellénistique auquel
il a provisoirement donné son nom ; nous avons retenu le même nom pour désigner la plaine
qui s'étend au Nord de ce site, alors même que d'autres villages plus importants y occupent
une place plus éminente, par leur population comme par leur fonction économique ou adminis
trative : J.-G. Gardin et P. Gentelle, art. cit., p. 62, note 1.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BAGTRIANE ANTIQUE Ц
creusée dans des roches dures peu propices à l'aménagement de canaux1.
A partir du point C, au contraire, le fleuve débouche dans la plaine, et
ses rives sont formées par la terrasse alluviale elle-même, où les couches
de lœss et de galets se prêtent mieux à de tels travaux. Mais l'on se
heurte alors à d'autres difficultés. Au point C, le niveau actuel de la
plaine surplombe la Kokcha d'environ 30 mètres ; même si l'on suppose
que cette différence de niveau a pu être moindre dans un passé très
lointain, antérieur aux périodes qui nous occupent, il reste que pour
réussir à irriguer la plaine, il faut déterminer un tracé qui soit à la fois
assez long, à flanc de terrasse, pour que l'eau arrive au sommet de celle-ci
avec un débit suffisant, du côté du point A, et assez court en revanche
pour que l'on puisse encore irriguer la partie haute, ou au moins la partie
médiane de la plaine, du côté du point C. D'autre part, s'il est vrai que
les couches meubles de la terrasse sont faciles à creuser, il est vrai aussi
que les risques d'éboulis sont grands, et qu'il faut d'autre part compter
avec les dangers d'érosion par le fleuve lui-même, comme nous l'avons
observé plus haut.
Le troisième problème, enfin, tient à la division de la plaine en deux
plateaux décalés en altitude, de part et d'autre de l'ancien méandre de
l'Oxus signalé plus haut. On imagine mal en effet que l'on se résolve à
faire franchir cette dénivellation à l'ensemble des dérivations issues d'un
canal principal situé sur la plaine haute, à l'Est du méandre, afin d'irr
iguer la plaine basse, à l'Ouest (fig. 4). L'exploitation intensive de la
région suppose donc la construction de deux canaux primaires, irriguant
respectivement la partie haute et la partie basse de la plaine.
C'est la solution qui s'est imposée il y a une quarantaine d'années
aux autorités afghanes, lorsqu'elles entreprirent de remettre cette
région en valeur (voir fig. 6) ; ce fut aussi celle qu'adoptèrent les Grecs
il y a plus de deux mille ans, lorsque, peu de temps après la conquête
d'Alexandre, ils décidèrent de construire là une ville, et le système
d'irrigation nécessaire à la subsistance des bâtisseurs comme des habi
tants. Ces deux parties du programme grec allaient en effet de pair :
on ne fonde pas une cité de cette importance dans un désert, et il fallait
faire en sorte que la campagne voisine fût assez riche pour subvenir
aux besoins des citadins. Le milieu étant ce qu'il était, l'irrigation
devenait la condition nécessaire du développement urbain, comme elle
le fut plus tard aux premiers temps de l'Islam, et comme elle l'est à
nouveau aujourd'hui (voir plus loin, § 5). On ne saurait donc trop souli
gner l'ampleur des travaux entrepris dans la plaine d'Aï Khanoum par
les nouveaux maîtres du pays, au ine s. av. J.-C, parallèlement à
l'édification de la ville proprement dite.
L'étude systématique des buttes artificielles qui marquent dans la
plaine tantôt des restes de canaux, tantôt les traces de l'habitat rural
associé à ceux-ci, et que l'on date par les tessons de surface, nous a
permis de reconstituer l'histoire de ces grands travaux. Le premier

(1) En fait, nous avons trouvé par la suite quelques traces de la tête morte d'un canal
antique creusé dans ces roches, à 2 km en amont du point C.
12 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
ouvrage, semble-t-il, fut le canal n° 61. Long d'environ 30 km, ce canal
prend sa source dans le lit de la Kokcha, au voisinage du point G (fig. 4),
là où la rivière débouche du massif montagneux pour s'étaler entre les
terrasses formées jadis par ses propres alluvions. Il atteint le niveau
de la plaine environ 8 km en aval de ce point, assez tôt pour rejoindre
des courbes de niveau qui lui permettent de se rapprocher des collines,
à l'Est de la plaine, et d'irriguer ainsi la partie haute de celle-ci, telle
que nous l'avons définie ci-dessus, grâce à des dérivations importantes
échelonnées sur sa rive gauche. D'après nos premiers calculs, on peut
estimer à environ 6 800 hectares la superficie des terres irriguées par
ce premier système.
Le second réseau est articulé sur le canal 10, qui irrigue au contraire
la partie basse de la plaine, à l'Ouest de l'ancien méandre de l'Oxus.
Son tracé vient en effet s'adosser à l'escarpement que forme ce dernier,
au milieu de la plaine, pour le longer ensuite jusque dans la région où
il rejoint la falaise actuelle de l'Oxus, près du village moderne d'Ehshan
Qishlaq. La surface irriguée par ce deuxième canal est d'environ
6 000 hectares.
Du point de vue technique, les deux systèmes n'en forment vraisem
blablement qu'un seul. Nous n'avons en effet retrouvé aucune trace
d'une second prise, dans le lit de la Kokcha, en aval de celle du canal 6 ;
et il est probable que le canal 10 fut conçu plutôt comme une dérivation
de ce dernier, issue d'une région de son cours aujourd'hui emportée
par l'érosion, sur le rebord méridional de la terrasse (voir plus haut)2. Quoi
qu'il en soit, on ne peut qu'admirer la science des ingénieurs qui déter
minèrent ces tracés : la preuve est faite en tout cas que l'on sut résoudre
dès cette époque les difficiles problèmes de topographie et de terrass
ementque pose l'aménagement d'un réseau d'irrigation dans cette
région, tels que nous les avons exposés plus haut.
Mais les Grecs firent mieux encore. Quelques décennies seulement
avant leur éviction d'Aï Khanoum, ils eurent encore assez de vigueur
et d'audace pour entreprendre de nouveaux programmes de travaux,
dont les dernières constructions de la ville offrent des témoignages
éclatants3, mais que l'on observe également dans la campagne, à travers
un projet d'irrigation complémentaire particulièrement remarquable.
Les canaux 6 et 10, on l'a vu, permettaient d'exploiter la plus grande
partie des terres de la plaine ; seule échappait à l'irrigation une bande
de terrain relativement étroite, comprise entre les collines qui bordent

(1) Nous conserverons pour désigner les canaux principaux les numéros d'ordre que nous
leur avons donnés dans l'étude générale des vestiges d'irrigation déjà citée : J.-C. Gardin et
P. Gentelle, art. cit., pp. 68-73.
(2) Comparer avec le système d'irrigation actuel (flg. 6), qui comprend de la même,
manière une seule prise d'eau dans la Kokcha, pour un canal qui se divise en deux branches
dès qu'il débouche sur la terrasse, l'une irriguant la partie haute (canal n° 8), l'autre la partie
basse de la plaine (canal n° 9).
(3) Voir P. Bernard et al., Fouilles d'Aï Khanoum, 2 vol., Mémoires de la Délégation
Archéologique Française en Afghanistan, t. XXI, Klincksieck, Paris 1973. Les programmes
de construction postérieurs au milieu du ше s., dans le « quartier administratif », sont
récapitulés dans le vol. 1, p. 109 (périodes II-2 et III).
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 13
la plaine à l'Est et le tracé du canal 6 (fîg. 4). La pente du terrain,
incliné depuis les collines vers l'Ouest, n'autorisait pas en effet l'irriga
tion de cette zone à partir du canal 6. C'est pour conquérir ce dernier
espace, semble-t-il, que les maîtres du pays entreprirent vers la fin
du ine s. av. J.-C. la construction d'un troisième canal plus spectaculaire
encore que les précédents, sur le flanc même des collines (fig. 4, tracé n° 2).
L'idée d'accrocher un canal sur les pentes des reliefs paraît à première
vue curieuse ; il nous fallut la confirmation apportée par une coupe
stratigraphique pour nous rendre à l'évidence, et accepter de restituer
un canal là où nous n'avions voulu voir auparavant que les vestiges
d'un terrassement destiné à recueillir les eaux de ruissellement, au bas
des collines.
L'ouvrage est remarquable à plus d'un titre ; et d'abord par son
altitude même. Pour atteindre le bas des pentes, à ca. 466 m1, il faut
naturellement, dans un système d'irrigation par gravité, que l'eau soit
captée dans la Kokcha à une altitude supérieure ; or, celle du point G,
est aujourd'hui de 463 m, mesurée au niveau moyen des eaux dans la
Kokcha. Comme nous n'avons observé sur le terrain aucun signe de
changements notables des données altimétriques ci-dessus dans les
périodes historiques2, il faut supposer soit que les ingénieurs de ce temps
aient réussi à creuser la partie initiale du canal dans les roches dures de
la falaise qui surplombe la Kokcha en amont du point C, soit qu'ils aient
su construire des machines hydrauliques assez efficaces pour élever
l'eau de la Kokcha de plusieurs mètres, au point C3. Dans les deux cas,
la hardiesse technique du projet est considérable.
A quoi l'on ajoutera l'importance de l'ouvrage, sur la plaine elle-
même : sa longueur atteint une trentaine de kilomètres, comme pour
les deux canaux précédents (fig. 4) ; et l'on peut imaginer l'ampleur des
terrassements qu'il fallut affronter sur les pentes souvent assez raides
du massif oriental, tant pour creuser le canal que pour le protéger des
éboulements ou des glissements des terres meubles entraînées par les
pluies pendant la mauvaise saison4. Enfin, sur la partie de son cours
qui domine la plaine (fig. 4, segment DE), le canal 2 ne peut irriguer
celle-ci que par des systèmes de conduites et de vannes soigneusement
étudiés pour régler la descente de l'eau, quelque 3 à 4 mètres plus bas,
dans les champs situés au pied des pentes.
Que l'ensemble de ces difficultés ait été surmonté, on le voit à l'abon
dance des sites ruraux plus ou moins étendus repérés le long du canal 2,

(1) Les cotes d'altitude sont celles qui figurent sur une carte au 1 /10.000e établie par des
topographes soviétiques en 1965, à la demande du gouvernement afghan.
(2) L'étude des falaises ou des terrasses qui bordent la Kokcha ne permet pas en effet
d'imaginer un abaissement du niveau des eaux, non plus qu'un haussement significatif de
celui de la plaine alluviale, depuis la période hellénistique.
(3) II n'est pas sans intérêt de noter que le tracé du canal n° 2, a été réutilisé dans la plaine
pour le creusement d'un canal moderne, en cours de finition, dont l'alimentation est assurée
au point С par une puissante station de pompage qui monte l'eau d'environ 6 mètres.
(4) C'est sans doute la fréquence de ces accidents, ou corollairement le coût des travaux
destinés à les prévenir, qui conduisit les successeurs des Grecs à délaisser le canal 2 et les sites
qu'il desservait, à l'époque kushane : voir plus bas § 5.
14 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
et dont la position montre qu'ils ne pouvaient être alimentés en eau par
aucune autre voie (voir fig. 4). La superficie des terres ainsi mises en
culture, limitées à l'Ouest par le talus du canal 6, ne pouvait cependant
dépasser 4 000 hectares. C'est peu, si l'on songe aux efforts qu'il fallut
déployer pour en arriver là ; mais si les Grecs estimèrent que le projet
n'en valait pas moins la peine d'être réalisé, c'est sans doute qu'ils
étaient parvenus à un point où l'exploitation intensive du sol était
devenue pour eux, dans cette région, une nécessité pressante et à pro
prement parler sans prix. Une nécessité pressante, tout d'abord, en
raison d'une croissance démographique bien ou mal accueillie par les
maîtres du pays, mais dont le développement même de la ville d'Aï
Khanoum jusque dans les dernières décennies de leur règne ne permet
guère de douter ; une nécessité sans prix, d'autre part, parce que du fait
même de cette croissance, et peut-être aussi des circonstances qui la
provoquaient, la main-d'œuvre n'était probablement plus un facteur
qui pesait beaucoup dans l'établissement des budgets du royaume ou
de la cité.
Nous reviendrons plus loin sur l'ensemble de cette interprétation,
à propos des circonstances qui conduisirent à l'effondrement de la
domination grecque dans la région (§ 5) ; auparavant, il nous faut
achever de caractériser l'aménagement de la plaine d'Aï Khanoum
au temps des derniers rois bactriens. Si l'on ajoute les superficies mises
en eau par chacun des trois canaux en fonction à cette époque — avec
leurs dérivations — on aboutit à un total d'environ 16 800 hectares,
soit la quasi totalité de la surface de la plaine. Cette restitution, assurée
dans ses grandes lignes1, dément l'impression première de dénuement
que donne le paysage actuel, tant dans cette région que dans l'ensemble
de la plaine bactrienne, lorsque l'irrigation artificielle y fait défaut ;
et l'on retrouve ainsi quelques raisons de croire à la prospérité antique,
jusqu'alors peu apparente sur le terrain. Celle-ci se manifeste d'ailleurs
de façon plus directe par la densité relative de l'habitat dont on retrouve
les traces au voisinage des canaux, dans la campagne d'Aï Khanoum.
La figure 4 n'en donne qu'une idée fragmentaire, mais pourtant déjà
éloquente. Outre les nombreuses fermes et villas rassemblées à proximité
de la ville elle-même, comme on l'attendait, nous avons jusqu'ici repéré
une centaine de sites ruraux dont la céramique de surface établit
l'occupation pendant une partie au moins de la période hellénistique
(entre 250 et 150 av. J.-C, pour la plupart d'entre eux). La répartition
de ces sites dans la plaine n'a pas encore fait l'objet d'une étude syst
ématique, non plus que leurs formes ni leurs dimensions apparentes ;
mais nous voyons déjà se dessiner certaines zones de peuplement plus
denses que d'autres, à proximité de chacun des trois canaux. Ce sont
celles que nous avons fait figurer sur le schéma de la fig. 4, à l'exclusion
des sites isolés. On voit que la plaine comportait alors plusieurs villages
ou hameaux bien individualisés, dont la situation semble refléter un
même parti sur les trois canaux, à savoir une relative concentration

(1) Les détails et les fondements complets de la construction théorique seront présentés
dans la publication finale, lorsque la prospection en cours sera tout à fait achevée.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BAGTRIANE ANTIQUE 15
du peuplement dans les trois zones suivantes : (a) la partie méridionale
de la plaine, lorsque les canaux débouchent sur la terrasse (zones HO,
Hl, et H2) ; (b) la partie médiane du territoire, quelque 10 km plus
au Nord (zones H3, H4, H5) ; (c) la partie terminale du réseau, enfin,
à 25 ou 30 km du point de départ des canaux (zones H6, H7, H8).
Il ne fait plus dès lors aucun doute que la colonisation grecque s'est
manifestée dans cette région par un développement systématique et
intensif de l'exploitation du sol, qui s'accorde bien avec le tableau que
nous ont laissé de la Bactriane les auteurs anciens. Bien des points
restent assurément à préciser : la nature des espèces cultivées dans la
plaine, la localisation des pâturages nécessaires au bétail, l'état de
l'arboriculture sur les collines ou dans le lit des fleuves, etc. ; de même
encore, l'aspect quantitatif et qualitatif du peuplement (estimations
démographiques, origines ethno-géographiques des populations établies
dans la plaine, relations avec les nomades de la steppe), l'extension des
rapports économiques et politiques entre l'ensemble de la région — ville
et campagne — et le reste de la Bactriane hellénisée, etc.1. Mais d'ores
et déjà, une question majeure se pose, dans la perspective de l'étude
présente : ce développement est-il entièrement imputable au génie grec?
Et ne faut-il pas y voir plutôt l'apogée d'un mouvement commencé
bien avant la conquête macédonienne, lorsque la Bactriane était polit
iquement rattachée à une puissance non moins civilisatrice, celle de la
Perse achéménide? C'est à ce problème que nous nous attacherons
maintenant.

4. La plaine d'Aï Khanoum avant la conquête d'Alexandre.


Avouons sans fard que notre opinion sur ce point a changé du tout
au tout entre la première et la seconde campagne de prospection. En
1974, nous n'avions repéré que le terrain aucun tracé d'irrigation que
l'on pût attribuer à l'époque achéménide ; et les seuls sites que la céra
mique de surface permettait de faire remonter à cette période étaient
un établissement fortifié situé sur l'Oxus, dont il protégeait certainement
un passage (fig. 5, « Ville ronde »), et quelques tépés de moindre impor
tance également placés à proximité de ce fleuve (fig. 5, HI, H2 et H7).
Nous en concluions que l'intérieur des terres était alors inhabité, sinon
de temps à autre par des pasteurs nomades, et que c'était bien aux
Grecs, en effet, qu'il fallait attribuer l'initiative de l'exploitation
intensive de la campagne2. La seconde prospection, en 1975, montra
cependant que nous avions conclu trop vite : elle nous révéla, dans un
secteur de la plaine que nous n'avions pas systématiquement exploré
l'année précédente, plusieurs tépés au relief généralement usé, où les
tessons, pour peu nombreux qu'ils soient, appartiennent tous à l'assem
blageaujourd'hui bien connu qui caractérise la céramique de l'Asie

(1) Ces sujets seront abordés dans la publication finale annoncée à la note précédente,
en préparation.
(2) J.-G. Gardin et P. Gentelle, art. cit., pp. 78-80.
16 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
centrale dans le second tiers du 1er millénaire av. J.-C.1 (fig. 5, H3).
Dans la même région, quelques buttes plus usées encore, mais alignées,
nous avaient conduit en 1974 à restituer un canal ancien (n° 3), mais
non daté ; l'hypothèse vint alors que nous avions là les traces d'un
ouvrage d'irrigation d'époque pré-hellénistique, dont les sites en question
tiraient leur raison d'être. En essayant de suivre son tracé sur le terrain,
vers le Nord, nous découvrions successivement une petite agglomération
de la même époque sur le piémont (fig. 5, aire H4), et plusieurs
groupes de petits tépés pareillement datés par la céramique de surface
(fig. 5, H5, H6), dont l'échelonnement sur la plaine ne peut s'expl
iquerautrement que par leur articulation sur un canal, parallèle voire
parfois sous-jacent au tracé du canal n° 6, plus tardif2. Dès lors, il n'est
plus douteux que la plaine d'Aï Khanoum était déjà mise en valeur,
au moins dans sa partie orientale, lorsque les chefs macédoniens déci
dèrent de s'y établir et d'y fonder une ville nouvelle, attirés peut-être
par la fertilité de cette grande oasis aux confins orientaux de la Bactriane.
Cette découverte éclaire d'un jour nouveau la nature de la coloni
sation grecque, au moins dans la région considérée : il ne s'agit aucune
mentd'un défrichement de terres vierges, mais plus modestement d'une
extension des surfaces cultivées obtenue par des techniques d'irrigation
déjà pratiquées de longue date par les habitants du pays. Et lorsque
nous évoquions plus haut la science des ingénieurs qui surent à l'époque
hellénistique résoudre les différents problèmes de topographie et de
terrassement que posait la mise en eau de la plaine d'Aï Khanoum, ce
n'est pas au génie grec qu'il fallait nécessairement songer3, mais aussi
bien à un savoir-faire proprement bactrien, fondé sur une longue
tradition de l'irrigation artificielle en Asie centrale sur laquelle nous
allons d'ailleurs devoir insister bientôt.
Si nous venons d'employer le terme « bactrien », c'est en effet pour
éviter le risque d'un nouveau syllogisme, où partant de l'attribution
d'un grand canal et d'un ensemble de sites ruraux et semi-urbains à
l'époque achéménide, on passerait de même à l'hypothèse d'une contri
bution du génie ou du pouvoir perses à la mise en valeur des terres dans
la plaine d'Aï Khanoum, avant la phase grecque de son développement.

(1) Sur cette céramique, voir A. Cattenat et J.-C. Gardin, « Diffusion comparée de
quelques genres de poterie caractéristiques de l'époque achéménide sur le Plateau iranien
et en Asie centrale », in Le Plateau iranien et Г Asie centrale des origines à la conquête islamique,
éd. J. Deshayes, pp. 225-248, Éditions du C.N.R.S., Paris 1977.
(2) La restitution du tracé exact n'importe pas pour l'argumentation présente, laquelle
postule seulement V existence d'un canal pré-hellénistique desservant l'alignement des aires H4-
H5-H6, en continuation du tracé n° 3 repéré dans l'aire H3. Les buttes que l'on peut attribuer
à ce canal, ici et là, ne manquent pas ; nous réserverons cependant cette restitution pour
la publication finale. Le tracé indiqué en pointillé sur la fig. 5 n'a en attendant qu'une valeur
toute approximative.
(3) Contrairement à un premier mouvement qui nous fit rechercher d'abord dans
l'expérience des Grecs en matière de géométrie appliquée une « explication » de l'ingéniosité
de nos tracés (J.-C. Gardin et P. Gentelle, art. cit., p. 83) : nous voyons maintenant que le
modèle était déjà présent sur le terrain lorsque les armées d'Alexandre firent irruption dans
la plaine.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 17
Les raisons ne manquent pas d'écarter au contraire cette hypothèse,
pour laisser à la Bactriane seule, ou a une entité géo-politique plus large
qui comprenait aussi la Margiane, la Sogdiane, et peut-être le Khwarezm,
la paternité d'un essor économique et technique parallèle, voire anté
rieur à l'ascension des Achéménides, mais auquel ni les Perses ni les
Mèdes ne semblent guère avoir été mêlés. Sans reprendre ici les argu
ments qui militent en faveur de cette thèse1, retenons-en du moins pour
le sujet qui nous occupe, la nécessité de faire remonter vers le milieu du
1er millénaire av. J.-G. les premièces traces d'une exploitation organisée
du sol dans notre plaine, fondée sur des travaux d'irrigation déjà aussi
étendus que savants2.
La reconquête du passé agraire de la Bactriane ne s'arrêtera d'ailleurs
vraisemblablement pas là. Une des révélations les plus étonnantes de la
dernière campagne de prospection^ en 1975, fut l'existence d'un peuple
mentbeaucoup plus ancien encore, que l'on doit faire aller de pair avec
des modes d'exploitation du sol plus ou moins comparables aux précé
dents, quelque deux mille ans plus tôt. La restitution est cependant
moins sûre : il ne s'agit pour le moment que d'une demi-dizaine de petits
tépés, situés tous dans une même région, au Sud du village actuel de
Shortugaï (fig. 5, aire H8), et caractérisés par une céramique de surface
radicalement différente de celle que l'on recueille partout ailleurs.
L'étude préliminaire de ces tessons permet d'avancer une date, encore
imprécise (entre 2500 et 1800 av. J.-C), mais qui ne saurait être posté
rieure au 2e millénaire av. J.-C, en plein âge du bronze par conséquent.
En outre, le fait le plus remarquable sur le plan historique est que des
parallèles tout à fait convaincants peuvent être établis entre la céramique
en question et certains assemblages harappéens de la vallée de Г Indus
et du Baluchistan3. L'enseignement de ces trouvailles, du point de vue
qui nous occupe ici, est qu'il faut désormais chercher dans un passé
beaucoup plus lointain que la période antique, au sens où nous l'avons
considérée jusqu'ici, les premières manifestations des cultures irriguées
en Bactriane. En effet, la région où se trouvent nos tépés est une région
sans eau : l'Oxus coule à environ 3 km du plus important d'entre eux,
le tépé 209 (fig. 5), et l'ancien méandre au bord duquel se trouve ce

(1) Voir un résumé des différentes positions adoptées par les archéologues soviétiques
sur ce point dans B. Ja. Staviskij, Mezhdu Pamirom i Kaspien, Éd. Nauka, Moscou 1966,
pp. 75-77 ; et aussi les faits invoqués par A. Cattenat et J.-G. Gardin, op. cit., à l'appui de
l'hypothèse d'un développement propre de l'Asie centrale à l'époque achéménide, sous des
maîtres autochtones au moins aussi influents, à l'échelon local, que les représentants du
Grand Roi.
(2) Le tracé du canal n° 3 compte en effet parmi les plus remarquables, puisqu'il réussit
à gagner la terrasse supérieure assez vite pour rejoindre presque aussitôt le pied des collines,
irriguant ainsi la majeure partie de la plaine haute. La superficie des terres mises en culture
grâce à ce canal peut être évaluée à 7 500 hectares ; si l'on considère d'autre part la densité
relative des hameaux ou des fermes qu'il desservait, et la présence de la bourgade
signalée plus haut sous le nom de « Ville ronde » (fig. 5), on voit que la région approchait
déjà, sous la tutelle des Grands Rois, la prospérité que célébrèrent plus tard les visiteurs
de la Bactriane hellénisée.
(3) B. Lyonnet, « Découverte de sites de l'âge du bronze dans le nord-est de l'Afghanistan :
leurs relations avec la civilisation de Г Indus », Annali del Istiluto Orientale di Napoli, vol. 37
(1977), pp. 19-35.
18 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
dernier ne permet pas d'imaginer qu'il en allait autrement à une époque
aussi récente, en termes géologiques. Si l'on continue d'autre part à
poser que les conditions climatiques n'ont elles-mêmes guère varié
depuis ce temps, et qu'aucun établissement permanent n'a de ce fait
jamais pu exister dans la plaine d'Aï Khanoum ailleurs qu'à proximité
d'un fleuve ou d'un canal, force est bien de supposer que des travaux
d'irrigation avaient été entrepris dès l'âge du bronze, en rapport avec
le développement de la région ci-dessus.
La difficulté, cependant, est que nous n'avons repéré sur le terrain,
au voisinage des tépés de cette époque, aucune trace de tels travaux.
En outre, à supposer même que des canaux aient existé en ces lieux,
leur prise ne pouvait être que dans la Kokcha, vers le point C, et non
pas dans l'Oxus, pour les raisons topographiques exposées plus haut ;
On comprend alors assez mal que nous n'ayons trouvé aucun autre
vestige de la même période sur les quelque 200 sites visités entre la
région de Shortugaï et la Kokcha. Les deux phénomènes peuvent
néanmoins s'expliquer par une même cause, à savoir la disparition des
vestiges les plus anciens — sites et canaux — par l'action combinée de
deux facteurs : le recouvrement de la moitié Nord de la plaine par des
dépôts alluviaux dont l'épaisseur atteint plusieurs mètres au-dessus des
couches antiques1, et le nivellement de la moitié Sud sous l'effet des
labours qui s'y sont pratiqués au fil des âges, à la faveur d'une irrigation
sans doute plus abondante ou plus régulière dans cette zone que dans
la partie terminale des réseaux. Il resterait cependant à prouver que la
position de l'aire H8 (fig. 5) la mettait effectivement à l'abri de l'un et
l'autre facteurs : nous n'y sommes pas encore parvenus. L'existence
d'une agriculture irriguée dès l'âge du bronze, dans la plaine d'Aï
Khanoum, n'est donc pour le moment qu'une hypothèse plus probable,
selon nous, que la supposition inverse2, mais qui exige des confirmations
directes sur le terrain ; la prochaine campagne de prospection, en 1976,
a pour objet de nous en fournir quelques-unes3.

5. Les développements postérieurs à la « conquête nomade ».


Revenons maintenant à l'état de la plaine d'Aï Khanoum à la fin de
la domination grecque : ce fut, avons-nous dit, le temps le plus prospère
de son histoire, lorsque la quasi totalité des terres disponibles au Nord

(1) Le phénomène est banal en Asie, où les bassins fluviaux et les plaines de piémont
sont souvent recouverts par d'épaisses couches de sédiments sous lesquels les systèmes
d'irrigation et les sites antiques disparaissent complètement : par exemple en Mésopotamie
(Tigre, Euphrate), en Turkménie (Kopet Dagh), dans la vallée de l'Indus, etc. Voir sur ce
point G. N. Lisitsyna, «The Earliest Irrigation in Turkmenia », Antiquity, ХИН (1969),
pp. 279-281, etc.
(2) Non seulement pour les raisons internes que l'on vient d'indiquer, mais aussi parce
que la pratique de l'irrigation artificielle était suffisamment développée à cette époque dans
les pays voisins de la Bactriane (Turkménie, Inde) pour qu'il soit plausible de la tenir pour
acquise dans la plaine d'Aï Khanoum elle-même, dès lors que des traces d'habitat s'y
manifestent à l'écart des fleuves.
(3) Ces confirmations sont aujourd'hui acquises : voir J.-C. Gardin et B. Lyonnet,
«La prospection archéologique de la Bactriane orientale (1974-1978) : premiers résultats»,
§ 5.1, Mesopotamia, vol. XIII-XIV (1978-9), sous presse.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 19
de la ville étaient couvertes de cultures, grâce au fonctionnement simul
tané de trois grands canaux. Il ne devait bientôt plus en être ainsi.
Et pourtant, le déclin ne fut ni brutal ni sans retour, après l'effondr
ement de la domination grecque en Bactriane. On sait d'après les
historiens du temps que cette chute fut le fait de peuples nomades
originaires d'Eurasie, qui envahirent la Bactriane dans la seconde
moitié du 11e s. av. J.-C, et chassèrent les Grecs vers les montagnes de
l'Hindu Kush et les plaines du Gandhara. Nous avons retrouvé dans la
plaine d'Aï Khanoum la trace de ces nouveaux venus, sous forme de
tessons fort peu spectaculaires mais tout à fait caractéristiques de la
céramique des peuples de la steppe avant l'ère chrétienne1. La distribu
tion de ces tessons est des plus instructives : on les récolte en effet sur
la plupart des tépés occupés à l'époque hellénistique, en même temps
que d'autres types de poterie apparus au Nord de l'Hindu Kush peu
après l'ère chrétienne, et qui appartiennent à l'assemblage distinctif
de la période kushane en Bactriane. En d'autres termes, les mêmes sites
fournissent en surface des tessons que l'on peut mettre en rapport avec
trois moments consécutifs de l'histoire bactrienne : la colonisation
grecque, les invasions de peuples nomades et l'assujettissement de
ceux-ci à la puissante dynastie bientôt formée par une de leurs tribus,
sous les rois kushans. On a ainsi la preuve que les mouvements de
« nomades » mentionnés par les textes n'eurent pas dans la campagne
d'Aï Khanoum les mêmes effets que dans la ville même : celle-ci fut
détruite, à n'en pas douter, dans des circonstances que l'on peut mettre
en rapport avec ces événements2, tandis que les sites ruraux de la plaine
semblent au contraire passer sans mal aux mains des nouveaux venus,
qui reprennent à leur compte l'exploitation des terres mises en valeur
sous l'autorité grecque. L'uniformité apparente du processus (qui
s'exprime par le grand nombre de sites où coexistent les trois catégories
de tessons ci-dessus) souffre seulement quelques exceptions, dont le
caractère systématique apporte en fait une confirmation de la règle.
Ce sont d'une part les sites tout proches de la ville d'Aï Khanoum elle-
même, où la céramique d'époque kushane fait généralement défaut ;
et ce sont d'autre part les sites adjacents au canal n° 2 (fig. 4, aires H2,
H5, H8), qui manifestent les mêmes manques.
L'interprétation de ces faits ne laisse guère de doute : (a) les nouveaux
venus délaissent le grand site urbain de la plaine, dont ils n'avaient pas
l'usage autrement que pour le piller et pour en extraire des matériaux
(tuiles, pierres, métaux), (b) mais ils s'établissent dans les fermes et les
villages de la plaine, en veillant dès lors au maintien en état des canaux
(c) à l'exception toutefois du canal n° 2, abandonné sans doute en raison
des deux circonstances déjà signalées plus haut — les difficultés de son
entretien, sur les pentes des collines, et son rendement relativement
faible, en termes de surfaces cultivées (supra, § 3).
Cette restitution suggère à son tour une autre manière de se repré
senter le processus qui mit fin à la souveraineté grecque dans la région.
Il peut sembler curieux en effet que des peuples de nomades pasteurs,

(1) Voir J.-C. Gardin et P. Gentelle, art. cit., p. 87.


(2) Voir P. Bernard et al., op. cit., vol. 1, pp. 110-111.
20 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLÉ
saisis dans un vaste mouvement migratoire entre la Haute-Asie et la
péninsule indienne, se transforment soudain en une population d'agri
culteurs sédentaires, capables de s'adapter du jour au lendemain aux
règles complexes de l'exploitation des terres irriguées. Une autre
hypothèse est que ces nouveaux venus, comme nous les avons appelés,
s'étaient en fait fixés depuis quelque temps déjà sur des territoires
voisins, voire dans la plaine d'Aï Khanoum elle-même, attirés par la
prospérité des lieux, comme aussi peut-être, de gré ou de force, par les
emplois liés à la réalisation des grands projets grecs, à la campagne
comme à la ville. C'est ainsi qu'ils se seraient familiarisés peu à peu avec
les techniques de l'agriculture irriguée ; et l'on expliquerait également
de la sorte, tout à la fois l'origine de la main-d'œuvre mobilisée par les
Grecs pour accomplir leurs derniers desseins (remaniements architectu
raux, réfection des remparts de la ville, etc.), la croissance démographique
que rendait à la fois possible et nécessaire l'extension des surfaces
cultivées (creusement du canal n° 2), et la continuité de l'exploitation
du terroir, sous la maîtrise des colons grecs et de leurs suppléants
« nomades ». Les guillemets qui encadrent ce mot sont là pour marquer
une réserve quant au bien-fondé du terme, s'agissant de peuples appa
remment plus migrateurs que nomades — à la manière des conquérants
de l'Ouest américain — et dont la victoire sur la cité grecque fut peut-
être autant le résultat d'une infiltration progressive que d'une vague
d'invasions, dans les dernières décennies du pouvoir gréco-bactrien.
Ce qui se passa ensuite dans la plaine d'Aï Khanoum déborde le
cadre chronologique de notre étude. Il est utile pourtant d'en dire
un mot, ne serait-ce que pour donner plus de force à la thèse que nous
avons jusqu'ici soutenue, touchant la subordination de tout développe
ment économique, en Bactriane, à une exploitation systématique des
possibilités d'irrigation. Autant que l'on puisse en juger par la céramique
recueillie sur les sites occupés à l'époque kushane, le système d'irrigation
hérité des Grecs demeura en fonction jusque vers le 111e ou le ive siècle,
mais guère au-delà. Un « temps mort » se manifeste en tout cas entre
cette période et les premiers siècles de l'Islam, au sens propre de l'expres
sion, pendant lequel la plaine d'Aï Khanoum semble largement aban
donnée : nous n'avons du moins trouvé jusqu'ici que fort peu de tessons
pré-islamiques indiscutablement postérieurs au milieu du 1er millénaire.
Qu'il ait été total ou non, ce dépeuplement n'est peut-être pas sans
rapport avec les événements dont la Bactriane est alors le théâtre : on
sait que deux nouvelles vagues d'invasions ont marqué le second tiers
du 1er millénaire, celle des Ephtalites au début du ve siècle, celle des
Turcs occidentaux à la fin du vie. Il n'est pas exclu que l'un ou l'autre
de ces mouvements, voire les deux, aient été la cause de destructions ou
de migrations fatales à la région d'Aï Khanoum : les reconstitutions
historiques des archéologues sont fertiles en corrélations de ce genre, où
l'on « explique » une certaine dégénérescence des vestiges matériels par
les invasions et les guerres. Rien ne prouve cependant la nécessité de ce
schéma, dans le cas présent ; et la manière toute différente dont semble
s'être déroulée quelques siècles plus tôt la « conquête nomade » de la
Bactriane, dans la même région, inciterait plutôt à la prudence. Nous
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 21
avons proposé ailleurs une autre hypothèse, liée à des accidents naturels
qui ont pu déterminer à leur tour l'abandon du système d'irrigation, et
partant de la plaine d'Aï Khanoum elle-même, à une époque où l'autorité
politique n'était plus en mesure d'y porter remède1 ; l'état présent de
nos observations sur le terrain ne permet pas de trancher entre ces deux
versions.
La situation redevient claire à partir des premiers siècles de l'Islam.
On assiste alors en effet à une véritable renaissance de l'économie
régionale, due de toute évidence à la remise en eau de la plaine au moyen
d'un nouveau canal dont le tracé s'inspire des modèles anciens (fîg. 6,
canal n° 5 ; son tronçon supérieur suit une courbe de niveau comprise
entre celles où avaient été creusés respectivement le canal 3, à l'époque
achéménide, et le canal 6, à l'époque grecque). Par endroit, même, le
canal islamique s'enfile entre les talus des ouvrages antiques, avec
lesquels il finit par se confondre dans la partie terminale de son cours,
à plus de 30 km de son point de départ dans la Kokcha. La plaine se
couvre alors de villages, apparemment plus nombreux et plus étendus
que dans le passé2, tout le long du canal ; et une ville importante est
fondée sur les basses collines que ce dernier contourne au voisinage du
village moderne de Nowabad (aussi appelé Zulm, comme ces collines
elles-mêmes : voir fig. 6).
Cette répétition des schémas anciens ne laisse pas de frapper ; elle va
se confirmer une fois encore à travers un épisode malheureux de l'histoire
régionale, lorsque une nouvelle vague de nomades-migrateurs venus de
Haute-Asie va réduire à néant, de façon cette fois aussi radicale qu'indub
itable, l'œuvre civilisatrice de l'Islam archaïque (xie-xne siècles,
d'après la céramique). Il s'agit, on l'a deviné, de l'invasion mongole
de 1220 : les tessons de cette époque jonchent le site entièrement rasé
de Zulm, comme toute la campagne alentour, et ce sont les vestiges les
plus récents que la plaine d'Aï Khanoum ait jusqu'ici livrés, hormis
ceux qui marquent le début de la dernière entreprise de reconquête
du sol, commencée il y a seulement quarante ans.
De celle-ci, nous savons seulement ce qu'en dit le schéma de la fig. 6 :
le programme moderne reproduit à peu de choses près le plan d'aména
gement grec, avec trois canaux desservant respectivement la plaine
basse (n° 9), la plaine haute (n° 8), et le piémont (n° 1, en cours de
construction). Et des villages reparaissent dans la plaine, construits
par des populations récemment immigrées (sédentaires ou nomades,
cultivateurs ou artisans, etc.), au fur et à mesure que progresse le
creusement des canaux — tout comme cela s'est vraisemblablement

(1) J.-C. Gardin et P. Gentelle, art. cit., p. 90.


(2) Ces comparaisons quantitatives doivent être nuancées du fait de l'alluvionnement,
lequel tend à recouvrir ou à rétrécir les tépés anciens dans une plus grande mesure que les sites
plus jeunes (voir plus haut, § 4). Il reste que c'est vraisemblablement le souvenir de ce peuple
mentparticulièrement dense, voici bientôt mille ans, que conserve une tradition locale relative
aux temps heureux où dans la plaine d'Aï Khanoum « l'on marchait d'un bout à l'autre sur les
toits des maisons ».
22 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
passé dans l'antiquité, lorsque les Bactriens et leurs tuteurs perses ou
grecs ont dû faire appel à une main-d'œuvre étrangère à la région pour
réaliser des programmes d'aménagement comparables.

6. Conclusion.
Cette sorte d'« éternel retour » de la culture irriguée, dans notre
plaine, établit selon nous les thèses avancées au début de l'étude présente
(§ 2), concernant l'histoire de l'exploitation du sol en Bactriane. Tout
d'abord, il se confirme que les variations climatiques, s'il en fut, n'ont
guère eu de part dans les mouvements de flux et de reflux décrits plus
haut, tous parfaitement explicables par des circonstances historiques
sans doute plus durement ressenties que les oscillations du temps.
Celles-ci ont pu néanmoins provoquer, une fois ou deux, certains change
ments durables dans le cours des fleuves de nature à perturber voire à
interrompre le fonctionnement du système d'irrigation : ainsi peut-être
à l'âge du bronze (§ 4), et à la fin de l'époque kushane (§ 5). Mais dans
les deux cas, ce sont encore des circonstances humaines qu'il faut selon
nous invoquer pour expliquer que les mesures de réfection ne suivent
pas aussitôt3 mais seulement plusieurs siècles plus tard, après une
période d'abandon pendant laquelle les conditions hydrauliques restent
ce qu'elles étaient devenues.
En second lieu, il apparaît de façon plus nette encore que de toutes
les circonstances en question, celles qui conduisirent au développement
le plus intense de la plaine d'Aï Khanoum — mesuré par le degré
d'exploitation du sol — furent sans contredit les efforts déployés par
les maîtres grecs de la Bactriane, pour faire de cette région de l'Asie
un foyer de civilisation comparable à ceux qu'ils avaient connus sur
les rives de la Méditerranée ou dans les vallées de la Mésopotamie.
A quoi l'on pourrait objecter que nous allons bien vite en besogne,
et que ce que nous observons dans l'espace limité de notre prospection
n'est pas nécessairement vrai de toute la Bactriane. Rien n'est plus
juste, a priori, et nous terminerons en résumant les raisons que nous
avons d'accepter néanmoins cette généralisation, dans le cas présent.
La première est que si l'irrigation constitue dans cette partie de l'Asie
une condition nécessaire du développement agricole, comme nous
l'avons appelé, on peut aujourd'hui faire état de nombreuses régions
de la Bactriane antique où cette condition semble avoir été remplie.
Sur la rive gauche de l'Oxus, les grandes plaines aujourd'hui semi-
désertiques qui s'étalent au pied de l'Hindu Kush étaient jadis peuplées
de vastes oasis semblables à celle dont nous venons de découvrir l'éten
due,près d'Aï Khanoum1 : c'est du moins ce que suggèrent les prospec
tions récemment conduites dans la région de Bactres2 et de Tashkurgan3,

(1) Rappelons que notre étude n'a porté jusqu'ici que sur une partie des terres irrigables
au voisinage de cette ville, sur la rive droite de la Kokcha ; des reconnaissances ont montré
que la rive gauche a été probablement mise en valeur de la même manière, aux mêmes époques.
(2) Par une expédition soviétique dirigée par Mme Kruglikova ; les sites et les vestiges
de canaux antérieurs à l'époque kushane doivent être publiés prochainement par V. Sarianidi,
membre de l'expédition.
(3) Par P. Gouin : voir Céramiques Protohistoriques d'Asie Centrale Méridionale (2e-
1er millénaires), thèse de 3e cycle, inédite (Université de Paris I).
L'EXPLOITATION DU SOL EN BAGTRIANE ANTIQUE 23
ainsi que dans le bassin de la rivière de Kunduz et de ses affluents1,
où la position des sites d'époque achéménide ou hellénistique, pour ne
parler que de ceux-là, implique l'aménagement de réseaux d'irrigation
considérables, articulés sur les fleuves qui descendent de Г Hindu Kush.
Il en va de même sur la rive droite, dans les vallées du Vakhsh2, du
Kafîrnigan3 et du Surkhan Daria4, où les traces de ces réseaux, encore
visibles aujourd'hui, révéleront sans doute lorsqu'on les étudiera de
façon systématique l'ampleur du peuplement et du développement
économique de toutes ces régions aux mêmes époques. Les phénomènes
observés dans la plaine d'Aï Khanoum peuvent donc être considérés
moins comme un cas particulier que comme l'illustration locale d'une
histoire vraisemblablement applicable dans ses grandes lignes à toute
la Bactriane, au moins pour ce qui concerne les étapes et les modalités
de la mise en valeur du sol.
Une seconde raison de croire à la généralité du schéma présenté
plus haut est que les événements auxquels nous avons été conduits à
nous référer pour l'ébaucher sont eux-mêmes d'une portée plus générale
que locale, au moins pour la plupart. Les « temps morts » observés à la
fin de l'âge du bronze comme après les invasions mongoles sont des
phénomènes attestés dans bien d'autres régions de l'Asie centrale.
Quant aux « temps pleins », l'apparition de villes fortifiées, l'aménage
ment de nouveaux réseaux d'irrigation et le développement corollaire de
l'agriculture vers le milieu du 1er millénaire av. J.-C, sont des traits
que l'on observe simultanément en Turkménie, en Margiane, en Sogdiane,
au Khwarezm, en même temps qu'en Bactriane même5 ; et il y a toutes
les raisons de penser que l'accélération de ce mouvement à l'époque
hellénistique a été de même un processus commun à l'ensemble des
territoires soumis à l'autorité des rois gréco-bactriens, et non pas le fait
d'une cité privilégiée, dans son seul territoire6.
Bref, s'il est vrai que les mêmes causes engendrent souvent les
mêmes effets, les cycles de développement observés dans la plaine
d'Aï Khanoum ont quelque chance de refléter assez fidèlement les
circonstances qui présidèrent à l'essor de la Bactriane dans l'antiquité
comme ensuite à sa décadence, entre d'autres phases pareillement
alternées, à d'autres époques, qui élargissent utilement les perspectives
de cette reconstitution.

(1) Au cours d'une reconnaissance faite dans la région de Taliqan en 1975 (par
H.-P. Francfort, J.-C. Gardin, P. Gentelle et B. Lyonnet), trois sites d'époque achéménide ont
été repérés, dans un contexte où l'irrigation antique paraît tout à fait certaine ; étude en cours.
(2) T. I. Zej mal, « Drevnie i srednevekovye kanály Vakhshkoj doliny », in Strany i národy
Vosloka, t. X, Moscou 1971, pp. 37-57.
(3) M. M. D'jakonov, « Arkheologitcheskie raboty v nizhnem tetchenii reki Kafirnigana
(Kobadian) (1950-1951 gg.) », pp. 258 sq., in Trudy Tadzhikskoj Arkheologitcheskoj Ekspedicii,
t. II, éd. A. Ju. Jakubovskij, MIAS, n° 37, Moscou-Leningrad 1953.
(4) Communication personnelle de G. Pugatchenkova (avril 1976), au sujet des vestiges
de canaux attestant plusieurs états de l'irrigation dans la vallée du Vakhsh et de ses affluents,
au cours de la seconde moitié du 1er millénaire av. J.-C. (travaux inédits).
(5) A. Cattenat et J.-C. Gardin, art. cit., § 3.
(6) Sur l'ensemble de ces généralisations, voir les confirmations mais aussi les nuances
apportées par les campagnes de prospection postérieures à la rédaction de l'étude ci-dessus :
J.-C. Gardin et B. Lyonnet, «La prospection archéologique de la Bactriane orientale (1974-
1978) : premiers résultats », Mesopotamia, vol. XIII-XIV (1978-9), sous presse.
24 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE
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Fig. 3. — Les cycles du peuplement dans la plaine d'Aï Khanoum, d'après l'étude de l'irrigation
antique : temps morts en bas, temps forts en haut.
L'EXPLOITATION DU SOL EN BACTRIANE ANTIQUE 27

Le peuplement de la plaine
d'Aï Khanoum à la fin
de l'époque hellénistique

Fig. 4. — Canaux et lieux


d'habitation principaux.
Hachures horizontales :
aires d'habitat grec, aban
données à l'époque
kushane; quadrillages :
aires d'habitat grec et
kushan.
28 J.-C. GARDIN ET P. GENTELLE

La plaine d'Aï Khanoum


pré-hellénistique

Fig. 5. — Aires d'habitat


principales repérées pour
l'âge du bronze (hachures
verticales, étoiles) et pour
la période achéraénide
(hachures horizontales,
points). Le canal 3, actif
pendant cette période, suit
sans doute le tracé d'un
ouvrage plus ancien amé
nagé dès l'âge du bronze,
dont los dérivations irr
iguaient notamment la
région de Shortugaï, mais
aussi d'autres sites, plus au
sud, dont les traces nous
échappent pour les raisons
indiquées à la fin du § 4.
Le site de l'âge du bronze
le plus important, dans la
région de Shortugaï, est le
tépé 209, dont l'emplace
ment est marqué par l'étoile
la plus au sud de l'aire H8 ;
des fouilles y sont en cours
depuis 197G, sous la direc VILLE
tionde H. -P. Francfort (voir RONDE
H. -P. Francfort et M.-H.
Pottier, Sondage prélimi
naire sur l'établissement
harappéen et post-harap-
péen de Shortugaï, Arts
Asiatiques, t. XXXIV, 1978,
pp. 23-79).

500
L'EXPLOITATION DU SOL EN BAGTRIANE ANTIQUE 29

La plaine d'Aï Khanoum


de la conquête musulmane
à nos jours

Fig. 6. — Début de l'Islam,


xe-xine siècles : canal 5,
agglomération de Zulm, et
aires d'habitat principalee
(hachurées). Période
actuelle : canaux 8 et 9 en
activité, canal 1 en cons
truction, et villages prin
cipaux (carrés).

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