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Collection dirigée par Gilles A.

Tiberghien
avec Olivia Barbet-Massin
Walter
BENJAMIN
Sur l'art et la photographie

Présentation de
Conception graphique : Atalante
Réalisation : Lawrence Bitterly
Christophe Jouanlanne
Document de couverture : Eugène Atget, Hôtel, 50 rue de Turenne
(détail), vers 1913
© 1972, 1974, 1977, 1978, 1985, 1989, Suhrkamp Verlag,
Francfort-sur-le-Main - tous droits réservés
© 1979, Les Cahiers du Musée national d'Art moderne
pour la traduction de « Malerei und Photographie »
(Peinture et photographie)
© 1997, Editions Gallimard pour les droits français de
« Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit »
(L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique) © 1997,
Editions Carré, pour la présente traduction de
« Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit » et
de « Neues von Blumen » (Du nouveau sur les fleurs)

Imprimé en France par Aubin Imprimeur (Ligugé-Poitiers)


P 53866
ISBN : 2-908393-48-4
F7 4502 Arts&esthétique
Cet ouvrage reprend trois textes :
sommaire
« L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », tra-
duit par Christophe Jouanlanne.
Titre original : « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen
Reproduzierbarkeit », Gesammelte Schriften, t.I, 2, p.471-508.
Nous remercions les Editions Gallimard qui détiennent les droits
français de ce texte de nous avoir aimablement autorisé la publi- Présentation
cation d'une nouvelle traduction.
page 7

« Du nouveau sur les fleurs », traduit par Christophe Jouanlanne.


Titre original : « Neues von Blumen », Gesammelte Schriften, t.
III, p. 151-153.
L'oeuvre d'art à l'époque
« Peinture et photographie », traduit par Marc B. de Launay, de sa reproductibilité technique
paru dans Les Cahiers du Musée national d'Art moderne, n° 1, page 17
1979. Titre original : « Malerei und Photographie », Gesammelte
Schriften, t. III, p. 495-507.

Du nouveau sur les fleurs


page 69

Peinture et photographie
page 75
Présentation

Pour Benjamin, quatre opérations définissent la


technique photographique : deux opérations princi-
pales, le gros plan ou le grossissement et le ralenti,
deux opérations secondaires, la réduction et l'accéléré.
Le choix de ces quatre opérations semble extrêmement
clair : l'oeil en est de lui-même incapable, sans le secours
de certains instruments. Mais si des instruments exis-
tent (loupe, microscope) qui permettent à l'oeil de voir
les choses agrandies (ou réduites), il n'en existe aucun
qui lui permette de ralentir ou d'accélérer un mouve-
ment que nous voyons ; dans ce dernier cas, la média-
tion de l 'image est nécessaire. Aucun appareil ne permet
à l'oeil de voir un mouvement au ralenti ou en accéléré
sinon le projecteur de cinéma, mais dont l'opération
est inconcevable sans l'opération préalable de
l'enregistrement qui est celle de la caméra. Lorsque,
dans « L'oeuvre d'art », il associe le gros plan et le ralenti,
ce rapprochement est d ' autant moins surprenant qu ' il y
est question de cinéma autant que de photographie et
que le terme allemand qui désigne le ralenti est
Zeitlupe, « loupe temporelle ». « Le gros plan étire
l'espace, le ralenti étire le temps. » Mais l'appareil
photographique est capable, lui aussi, à condition que
le temps de pose soit extrêmement bref, d'arrêter et de
saisir dans un mouvement une figure que l'oeil est inca-
pable de voir ; un terme désigne cette image aussi bien

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Présentation Sur l'art et la photographie

que la brièveté du temps de pose qui la caractérise : tion. « Aussi devient-il évident que la nature qui parle à
c'est l'instantanés . Cela n'empêche nullement Benjamin, la caméra est une autre nature que celle qui parle à
dans la « Petite histoire de la photographie », d'asso- l'oeil » (« L'oeuvre d'art » ).
cier, de façon infiniment plus problématique, l'agran- Que sont ces « nouveaux mondes d'images » que
dissement au ralenti. Si Benjamin choisit néanmoins ces photographies font surgir sous nos yeux ? Des
le terme de Zeitlupe, c'est qu'à ses yeux le caractère Formes originaires de l'art ? Le titre de l'album nous
analogique n'est pas le caractère premier de l'image rappelle la visée pédagogique que Blossfeldt se fixait ;
photographique. il s'agissait pour lui de fournir des modèles aux étu-
L'objectif s'approche des choses pour les fixer en diants des écoles d'arts décoratifs en Allemagne. Il ne
gros plan, avance la coupe de l'image sur l'axe du faut pas sous-estimer la complexité des débats qui trou-
proche et du lointain qui nous sépare des choses et vent leur expression dans un tel projet, mais on ne peut
nous relie à elles. Ou bien encore, puisque l'objectif aborder ici les arguments que Benjamin aurait pu for-
n'est pas seulement mobile, mais réglable, et que muler dans une telle discussion. En opposant au titre
diverses lentilles peuvent y être adaptées, le grossisse- du livre que ces images montrent bien plutôt des «
ment prolonge l'axe du proche et du lointain au-delà formes originaires de la nature », il évite d'aborder la
de ce que l'oeil peut voir. Les fleurs de Blossfeldt sont question de l'imitation dans les termes que Blossfeldt
plus grandes que nature. Ce changement d'échelle fait suggère. Pourtant, lorsqu'il identifie la loi qui régit ces
qu'on ne sait plus très bien si on est devant, ou dans, images à « l'une des formes les plus profondes et les
ou derrière les choses, comme on dit derrière le plus insondables de la création, la variante » (« Du
miroir. Nous nous promenons sous ces fleurs et, dans ce nouveau sur les fleurs »), il déplace de manière très
royaume, « de nouveaux mondes d'images jaillis-sent, significative le moment de l'imitation dans l'image. La
comme des geysers » (« Du nouveau sur les fleurs»). photographie est indissolublement scientifique et artis-
Le grossissement n'est pas du tout une technique qui tique, mais si elle a davantage de parenté avec les tis-
permet de voir mieux, et plus distincte-ment, des sus cellulaires qu'avec « un paysage évocateur ou un
aspects de la chose que nous ne distingue-rions sans portrait inspiré », écrira-t-il à propos de Blossfeldt dans
lui que de manière confuse. Il permet de voir, comme la « Petite histoire... 2 », elle découvre, dans les tissus
le ralenti ou l'accéléré, ce que nous n'avons jamais vu, ce et les structures de la matière, des physionomies et des
qu'il est inconcevable que nous voyions sans le secours ressemblances. D'une part, donc, ces ressemblances
de l'appareil capable de cette opéra- que la photographie découvre obéissent à la loi natu-
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Présentation Sur l'art et la photographie

relie de la « variante » (l«< autre nature » ne parle qu'à arrière, nous pouvons le découvrira ». C'est à la faveur
la caméra), mais d'autre part la ressemblance est un du même entrelacs du temps 6 que « la réalité a brûlé
événement (les images « jaillissent ») ou une opération le caractère d 'image ». L'image est cet arc électrique
propre à ce que, dans la « Théorie de la ressemblance », tendu entre nous et 1«< autre nature » et lorsque la
Benjamin nommera notre « faculté mimétique ». Si la réalité brûle le caractère d'image, c'est l'image même
photographie est analogique, ce ne saurait être qu'au qui provoque l'incendie, ou mieux : l'image est cet
titre de cette ressemblance dont la « perception a tou- incendie même. Elle ne s'efface nullement devant la
jours la fugacité de l'éclair. Elle passe en un clin d'oeil, dignité ontologique supérieure de la réalité.
reviendra peut-être, mais ne saurait être fixée comme L'aura des anciennes photographies, « si belles et
le sont d'autres perceptions 3 ». inapprochables ? », résulte de ce que, « pour la première
Ce n'est pas le référent de l'image qui importe, pour et la dernière fois avant longtemps », le photographe
le dire d'une autre manière, mais « quelque chose qu'on de 1850 est à la hauteur de sa technique. Avec l'ex-
ne réduira pas au silence, qui réclame insolemment le tinction rapide des potentialités dont la photographie
nom » de la « marchande de poisson de New Haven 4 ». était riche à l'époque de ses commencements, l'aura
Cette voix qui réclame le nom de celle qui a eu « une réapparaît, dans la phase de l'industrialisation, avec la
vie », une « vie minuscule » – pour évoquer en hom- retouche, le décor des portraits, comme un mélange
mage les oeuvres de deux écrivains qui l'entendent d'art et de commerce dont l'impureté manifeste le
aujourd' hui, François Bon et Pierre Michon–, ne s'élève divorce de cette génération et de sa technique. C'est
qu'à la faveur d'une distorsion du temps par laquelle Atget qui « désinfectera » la maison de la photogra-
c' est la photographie la plus contemporaine qui, au phie et les rues de Paris au moyen de ses images qui «
plus fort de la crise de 29, rappelle à la vie les photo- pompent l'aura du réel comme l'eau d'un navire ».
graphies anciennes. L'anonymat, entendu comme voix L'aura, dira « L'oeuvre d'art », se réfugie pour la der-
qui demande le nom, est exactement de même nature nière fois dans le visage humain. C'est dans ce contexte
que « le besoin irrésistible de chercher dans l'image la qu'apparaît dans la « Petite histoire », par opposition
plus petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant, aux anciennes photographies, le terme d'instantané. «
grâce à quoi la réalité a brûlé le caractère d'image – le Le procédé lui-même requérait que le modèle vive,
besoin de trouver l'endroit invisible où, dans l'appa- non en dehors, mais dans l'instant : pendant que durait
rence de cette minute depuis lontemps écoulée, niche la prise de vue, il pouvait s'établir au sein de l'image –
encore l'avenir et si éloquemment que, regardant en dans le contraste le plus absolu avec les apparitions
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Présentation Sur l'art et la photographie

qui se manifestent sur une photographie instantanée 8 . » croient à la réalité. Il est frappant d'observer le chiasme
De fait Zeitlupe désigne infiniment mieux cette opé- que forme, par rapport à « L'oeuvre d'art », cette éla-
ration qui nous fait voir, comme en gros plan, l'instant boration : les cinéastes qui croient à l'image en privi-
où, à la faveur du long temps de pose, le modèle vit. légient l'expression, conçue comme ce qui s'ajoute à
Mieux encore, l'instantané est l'opération exacte-ment la représentation, au moment soit de la réalisation de
inverse : il exile le modèle de l'instant, comme l'acteur l'image (décor, maquillage, angle de prise de vues —le
de cinéma est exilé de lui-même par la caméra. Notons gros plan), soit du montage, que Bazin décrit comme
qu'en dépit du changement complet de ciel, lorsqu'il production de symboles, intercalation d'un « trans-
place la photographie dans la constellation de la formateur esthétique ». Au type « expressionniste » ou
reproductibilité technique, Benjamin emploie encore, « symboliste » ainsi défini, dont « l'unité sémantique
dans « L'oeuvre d'art », le terme de Zeitlupe. Au et syntaxique est le plan » et pour lequel le son ne pou-
moment même ainsi, où la technique détache l'oeuvre vait avoir qu'un rôle inessentiel, s'oppose le type « ana-
d'art de la tradition, en liquide l'aura et ne laisse rien lytique » ou dramatique, où le montage s'efface en
subsister des catégories esthétiques où elle était prise : épousant « la logique matérielle ou dramatique » de
création, génie, éternité, mystère, 1«< autre nature » ne l'action, privilégiant le plan-séquence qui restitue —mais
perd nullement ses droits : en dépit de l'op-position que par un refus positif de « morceler l'événement, d'ana-
tracent, entre image (Bild) et reproduction (Abbild et lyser le temps dans l'aire dramatique » — « l'unité phy-
Reproduktion), tant « L'oeuvre d'art » que la « Petite sique » de l'événement dans le temps et dans l'espace
histoire », tout se passe comme s'il fallait bien et qui pouvait être en attente du son comme de la
entendre néanmoins l'image dans la reproduction, dimension manquante de la réalité.
comme si la thèse de Benjamin en 1936 était qu'avec la Autrement dit, pour André Bazin le langage ciné-
reproductibilité technique et le montage, l'image se matographique tient essentiellement au découpage, il
substitue à l'oeuvre d'art ou la modifie de fond en refuse au montage sa qualité d'être l'essence même du
comble. cinéma, et précise les cas où le montage est « interdit ».
André Bazin 9 définit le langage du cinéma tel qu'en « L'oeuvre d'art » semble une défense et illustration pré-
lui-même il se change au cours d'une sorte de révolu- cisément de ce type que Bazin désigne comme «
tion dont il situe la date dans la décennie 40-50 : défen- expressionniste » (le terme lui-même ne conviendrait
dant l'avènement du parlant, il établit une distinction guère à Benjamin). S'ils semblent s'accorder sur un
entre les cinéastes qui croient à l'image et ceux qui point, la compétence du spectateur, c'est pour diverger
aussi-
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Présentation Sur l'art et la photographie

tôt, car pour Bazin le langage « analytique », privilé- pourtant d'interpréter que, de ce fait, la réalité est une
giant le plan-séquence, laisse au spectateur une plus totalité fonctionnelle, voire un organisme et que la fonc-
grande liberté d'exercice de cette compétence que le tion essentielle du cinéma serait cognitive. L'image, telle
montage où l'interprétation des images est prescrite. qu'elle est découpée par la technique, renvoie bien à
Le point nodal, la clé de voûte de leur opposition, qui une totalité, mais elle ne permet pas de la connaître.
commande toutes ses déclinaisons, est que, chez L«< autre nature » est bien une double nature, elle forme
Benjamin, « le spectacle de la réalité immédiate est la avec la réalité une totalité historique, elle est la dou-
fleur bleue au royaume de la technique ». La repro- blure du temps. La compétence des masses ne se laisse
ductibilité technique entraîne la liquidation de l'aura pas dissocier d'un travail politique d'auto-organisation
de l'oeuvre d'art, c'est-à-dire du culte laïc de la beauté et d'autocontrôle. Ce travail n'étend pas nos connais-
qui s'appuie, dans l'oeuvre d'art, sur son authenticité; sances, il exerce notre présence d'esprit, notre faculté
parallèlement, les conditions du tournage liquident au à nous ajuster aux dangers qui nous menacent, notre
cinéma l'aura de la personne conçue comme vivante sens de la ruse. La conclusion de l'article de 1929 sur
unité, en n'ayant aucune forme de respect pour la per- le surréalisme donne la formule obscure où Benjamin
formance de l'acteur, conçue comme totalité et expres- dessine les relations du collectif, de 1«< autre nature »
sion de la vivante unité de la personne (à la fois la et de la technique : « Le collectif est lui aussi corporel.
personne de l'acteur et le personnage) ; au moment du Et la physis de ce corps, qui s'organise dans la tech-
tournage, cette performance est découpée en moments nique, ne peut s'engendrer, dans toutes les dimensions
tels qu'ils puissent faire l'objet d'un montage. C'est là, de sa réalité politique et objective, que dans cet espace
chez Benjamin, qu'intervient la compétence d'un public d'image que nous rend familier l'illumination pro-
composé de demi-spécialistes, parallèle à celle de l'ap- fane l0. » « Organiser le pessimisme », le beau slogan
pareil auquel le public s'identifie. Aucune analyse de de Naville cité dans le même article, signifie qu'il ne
film ne vient prolonger et détailler cette élaboration faut pas seulement désenchanter le lointain, mais aussi
conceptuelle et la question de la fable ou du récit n'est l'enchantement beaucoup plus redoutable du proche,
pas abordée. l'« esthétisation de la politique » par le fascisme des
Si le cinéma est essentiellement montage, c'est que années 30.
la technique est d'abord découpage ou dissection de la
réalité. Le gros plan est pénétration dans le réel, le
cameraman agit comme le chirurgien. On aurait tort
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NOTES

1. André Gunthert le signale dans sa traduction de la « Petite histoire de


L'oeuvre d'art à l'époque
la photographie », Etudes photographiques, n° 1, novembre 1996,
S.F.P., Paris, p. 32-33, note 19. de sa reproductibilité
technique
2. « Petite histoire... », p. 12
3. W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », traduit par Michel
Vallois dans Revue d'esthétique, numéro spécial Walter Benjamin,
Paris, Jean-Michel Place, 1990. Catherine Perret note que la photogra-
phie « saisit la perceptibilité de l'objet (plus que l'objet) et la question
muette qui nous assigne en lui» (Catherine Perret, Walter Benjamin Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leur usage
sans destin, Paris, La Différence, 1990).
fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont
4. W. Benjamin, « Petite histoire... », p. 9.
le pouvoir d'action sur les choses était insignifiant auprès de celui
5. Ibid., p. 11. que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens,
6. F. Proust, L'Histoire à contretemps, Paris, Le Cerf, 1994, p. 15-39. la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes
qu'ils introduisent nous assurent de changements prochains et très
7. W. Benjamin, « Petite histoire... », p. 39.
profonds dans l'antique industrie du beau. Il y a dans tous les arts
8. Ibid., p. 15. une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme
9. A. Bazin, Qu'est-ce que le cinéma, deuxième édition, Paris, Le Cerf, naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connais-
1994. sance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le
10. W. Benjamin, «Le surréalisme, dernier instantané de temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il
l'intelligence européenne », Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1972-1991, édités sous la direction de Rolf faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la
Tiedemann et Hermann Schweppenhaüser, t. II, p. 309-310 et OEuvres technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent
2, Poésie et révolution, traduit et préfacé par Maurice de Gandillac, peut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art.
Paris, Denoël, 1971, p. 313-314. Voir également le beau commentaire Paul Valéry, Pièces sur l'art,
de Jean-François Poirier, dans W. Benjamin, Sur le haschich, traduit de « La conquête de l'ubiquité »
l'allemand par Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur,
collection « Détroits », 1993, p. 107 et suivantes.
Introduction

Lorsque Marx entreprit l'analyse du mode de pro-


duction capitaliste, celui-ci en était à ses débuts. Marx
orienta son entreprise de telle sorte qu'elle prenne la
valeur d'un pronostic. Il remonta aux rapports fonda-
mentaux de la production capitaliste pour les présenter

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Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

de façon à montrer ce qu'on pouvait encore attendre à ce qu'ils sont complètement inutilisables pour les visées
l'avenir du capitalisme. On pouvait en attendre non seu- du fascisme. Ils sont utilisables au contraire pour la
lement l'aggravation croissante de l'exploitation du pro- formulation de revendications révolutionnaires dans la
létariat, mais aussi, en fin de compte, l'instauration des politique artistique.
conditions qui rendaient possible l'abolition du capita-
lisme lui-même. I
Il a fallu plus d'un demi-siècle pour que le boule-
versement de la superstructure, beaucoup plus lent que L'oeuvre d'art a toujours été fondamentalement
celui de l'infrastructure, fasse sentir dans tous les reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres
domaines de la culture la transformation qui affectait pouvaient le refaire. Le disciple pratiquait la copie
les conditions de production. Aujourd'hui seulement il comme exercice d'atelier, le maître pour la diffusion des
est possible d'indiquer quelle forme prit ce boule- oeuvres, des tiers enfin par amour du gain. Au contraire,
versement. On doit pouvoir attendre de ces indications la reproduction technique de l'oeuvre d'art est un
qu'elles aient valeur de pronostic. Mais à cette attente phénomène nouveau qui s'impose dans l'histoire par
répondent moins des thèses sur l'art du prolétariat après intermittence, par des avancées entrecoupées de longs
la prise du pouvoir, et moins encore sur l'art dans la intervalles, mais avec une intensité croissante. Les Grecs
société sans classes, que des thèses sur les tendances du ne connaissaient que deux procédés de reproduction
développement de l'art dans les conditions actuelles de technique des oeuvres d'art, la fonte et l'empreinte. Les
la production. La dialectique de ces dernières n'est pas bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient les
moins manifeste dans la superstructure que dans seules oeuvres d'art qu'ils pouvaient produire en masse.
l'économie. C'est pourquoi on aurait tort de sous- Toutes les autres étaient uniques et techniquement non
estimer la valeur combative de ces thèses. Elles écartent reproductibles. Le des-sin devint pour la première fois
un certain nombre de concepts traditionnels — création techniquement reproductible avec la gravure sur bois,
et génialité, valeur d'éternité et mystère — dont l'usage bien avant que l'écriture ne le devienne grâce à
incontrôlé (et, dans la situation présente, difficilement l'imprimerie. Les transformations considérables que
contrôlable) conduit à une élaboration du matériel des l'imprimerie, la reproductibilité technique de l'écriture, a
faits dans un sens fasciste. Les concepts nouvellement provoquées dans la littérature sont bien connues. Mais
introduits dans la théorie de l'art par les pages qui elles ne sont qu'un cas particulier, particulièrement
suivent se distinguent des concepts usuels en important certes, du phénomène qui est considéré ici à
l'échelle de l'histoire mondiale.
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Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

A la gravure sur bois s'ajoutent, au cours du Moyen Age, précédent, on avait entrepris de reproduire technique-
la gravure sur cuivre et l'eau-forte et, au début du xlxe ment le son. Ces efforts convergents ont permis de rendre
siècle, la lithographie. visible une situation que Paul Valéry caractérisait ainsi : «
La technique de la reproduction atteint, avec la litho- Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant élec-
graphie, un stade fondamentalement nouveau. Ce pro- trique viennent de loin dans nos demeures répondre à
cédé, beaucoup plus précis, où le dessin est appliqué sur nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-
la pierre lithographique et non creusé sur la planche de nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et
bois ou gravé à l'acide sur une plaque de cuivre, offrait s'évanouissant au moindre geste, presque à un signer. »
pour la première fois à l'art du dessin la possibilité de Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un
mettre ses productions sur le marché, non seulement de standard tel que non seulement elle commença à prendre
manière massive (comme auparavant), mais sous des pour objet la totalité des oeuvres d'art traditionnelles et à
formes chaque jour nouvelles. L'art du dessin devint, transformer profondément l'effet qui était le leur, mais
grâce à la lithographie, capable d'illustrer la vie quoti- elle conquit sa place propre parmi les procédés artis-
dienne. Il commença à marcher du même pas que l'im- tiques. Rien n'est plus significatif pour l'étude de ce stan-
primerie. Mais à l'époque de ce commencement, quelques dard que la manière dont ses deux manifestations
décennies à peine après l'invention de la pierre litho- différentes — reproduction de l'oeuvre d'art et art ciné-
graphique, le dessin fut dépassé par la photographie. matographique — réagissent sur l'art dans sa forme tra-
Avec la photographie, pour la première fois, la main fut ditionnelle.
déchargée, dans le processus de la reproduction des
images, des plus importantes responsabilités artistiques, II
lesquelles n'incombaient plus qu'à l'oeil qui regarde dans
l'objectif. Or, étant donné que l'oeil perçoit plus vite que la Une chose échappe même à la reproduction la plus
main ne dessine, le processus de la reproduction des parfaite : l'ici et le maintenant de l'oeuvre d'art — son
images connut une accélération si prodigieuse qu'il put existence unique au lieu où elle se trouve. Or l'histoire à
rivaliser de vitesse avec la parole. Dans le studio, le came- laquelle l'oeuvre a été sujette au cours de sa durée n'a eu
raman, en tournant la manivelle, fixe les images aussi d'effet que sur l'oeuvre elle-même, en son unicité. Les
vite que l'acteur parle. De même que le journal illustré
était virtuellement contenu dans la lithographie, le film 1. Paul Valéry, Pièces sur l'art, « La conquête de l'ubiquité », Œuvres
II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, la Pléiade
parlant l'était dans la photographie. A la fin du siècle , 1960, p. 1284.

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Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

transformations que sa structure physique a subies au


cours du temps, aussi bien que les rapports variables de Dans le cas de la photographie, par exemple, elle peut
propriété auxquels elle peut avoir été soumise 2, appar- faire ressortir des aspects de l'original accessibles à l'ob-
tiennent à cette histoire. Seules des analyses chimiques jectif réglable et choisissant librement son angle de vue,
ou physiques dont la reproduction n'est pas susceptible mais non à l'oeil humain, elle peut encore, par des pro-
peuvent révéler la trace des premières. Les seconds font cédés comme le grossissement ou le ralenti, fixer des
l'objet d'une tradition que l'on ne peut suivre qu'en pre- images qui échappent purement et simplement à l'op-
nant pour point de départ l'emplacement de l'original. tique naturelle. C'est la première raison. La seconde est
L'ici et le maintenant de l'original constituent le que la reproduction technique peut placer la copie dans
concept de son authenticité. L'analyse chimique de la des situations où l'original en tant que tel ne saurait se
patine d'un bronze peut être nécessaire à l'établissement trouver. Elle permet à l'original d'aller au-devant de celui
de son authenticité ; on peut de même établir l'authen- qui le reçoit, sous la forme de la photographie ou sous la
ticité d'un manuscrit du Moyen Age en fournissant la forme du disque. La cathédrale quitte le lieu où elle a été
preuve qu'il provient de telles ou telles archives du xve construite pour trouver accueil dans le studio d'un
siècle. Tout le domaine de l'authenticité échappe à la amateur d'art ; l'oeuvre avec choeur, interprétée dans une
reproductibilité technique — et naturellement à la salle de concerts ou en plein air, est écoutée dans un salon.
reproductibilité en général 3. Mais tandis que, face à la Les conditions de production qui caractérisent la
reproduction manuelle, marquée en règle générale du reproduction technique de l'oeuvre d'art peuvent d'ailleurs
sceau de la falsification, l'oeuvre authentique conserve sa laisser intacte la consistance de l'oeuvre d'art — elles
pleine autorité, il en va autrement vis-à-vis de la repro- dévalorisent dans tous les cas son ici et maintenant.
duction technique. Il y a à cela une double raison. Même si cela n'est vrai d'aucune manière seulement pour
Premièrement la reproduction technique se montre plus l'oeuvre d'art, mais vaut pour un paysage qui défile sous
indépendante de l'original que la reproduction manuelle. les yeux d'un spectateur au cinéma, ce processus touche
tante fonction du commerce de l'art. Ce dernier avait un intérêt à créer
2. L'histoire de l'oeuvre d'art englobe naturellement plus encore: l'his- une hiérarchie entre les différentes épreuves d'une gravure sur bois,
toire de la Joconde, par exemple, comprend le genre et le nombre des
copies qui en ont été faites aux xvtte, xvnie et xixe siècles. avant et après la lettre, ou d'un cuivre, etc. On peut dire qu'avec la
3. C'est précisément parce que l'authenticité n'est pas reproductible que découverte de la gravure sur bois, l'authenticité, comme qualité de
certains procédés –techniques– de reproduction, en raison même de leur l'oeuvre, était rongée jusqu'à la racine avant même qu'elle eût encore
diffusion rapide, ont fourni le moyen de différencier et de hiérarchiser produit ses fleurs les plus tardives. Une madone du Moyen Age n'était
l'authenticité. Etablir ces distinctions, c'était une impor- pas encore « authentique ' à l'époque où elle fut achevée; elle le devint
au cours des siècles qui suivirent et jamais plus glorieusement que dans
22 le siècle précédent.

23
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin

Ces deux processus conduisent à un ébranlement vio-


lent de ce qui est transmis — un ébranlement de la tra-
un noyau extrêmement sensible dans l'objet d'art, qui
dition, qui est l'envers de la crise et du renouveau actuels
n'a pas d'équivalent si vulnérable dans un objet naturel.
de l'humanité. L'une et l'autre sont très étroitement en
C'est son authenticité. L'authenticité d'une oeuvre est
rapport avec les mouvements de masse d'aujourd'hui.
l'ensemble de tout ce qui peut se transmettre d'elle
Le cinéma est l'agent le plus puissant de cette crise et de
depuis l'origine, de sa matérialité durable jusqu'à sa
ce renouveau. On ne peut penser la signification sociale
qualité de témoignage historique. Or, puisque cette qua-
du cinéma, même et précisément sous sa forme la plus
lité s'appuie sur la matérialité durable de la chose, dans
positive, sans prendre en compte son envers destructeur
la reproduction, où celle-ci s'est dérobée, celle-là dis-
et cathartique : la liquidation de la valeur de la tradi-
paraît également : la qualité de témoignage historique
tion dans l'héritage culturel. Les grands films historiques
de la chose est ébranlée. Elle seule, certes, mais ce qui
permettent de saisir le plus clairement ce phénomène. Il
est ébranlé de la sorte, c'est l'autorité de la chose4.
étend son domaine en occupant des positions toujours
On peut désigner tout ce qui échappe à la repro-
plus avancées. Et lorsque, en 1927, Abel Gance pro-
duction technique par le concept d'aura et avancer que
clamait avec enthousiasme : « Shakespeare, Rembrandt,
ce qui dépérit à l'époque de la reproductibilité technique
Beethoven feront du cinéma. [...] Toutes les légendes,
de l'oeuvre d'art, c'est l'aura de celle-ci. Ce processus est
toute la mythologie et tous les mythes, tous les fonda-
un symptôme ; sa signification dépasse le domaine de
teurs de religion et toutes les religions elles-mêmes [...]
l'art. On peut en donner une formule générale : la tech-
attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se
nique de la reproduction détache ce qui est reproduit du
bousculent à nos portes pour entrer 5 », il appelait, sans
domaine de la tradition. En multipliant les repro-
bien s'en rendre compte, à une liquidation générale.
ductions, elle remplace la présence unique par la pré-
sence massive. Et en ce qu'elle autorise la reproduction à
III
aller au-devant de celui qui la reçoit dans la situation où
celui-ci se trouve, elle actualise ce qui est reproduit.
Au cours des grandes périodes historiques, en même
4. La plus affligeante et la plus provinciale des représentations de Faust est temps que les modes d'existence tout entiers des col-
supérieure à un film tiré de la pièce de Goethe sur un point en tout cas, lectivités humaines, se transforme également leur mode
c'est qu'elle est dans un rapport de concurrence idéal avec la création de
la pièce à Weimar. Et toutes les teneurs de la tradition qu'il est possible, 5. Abel Gance, « Le temps de l'image est venu », dans L'Art cinémato-
au théâtre, d'évoquer dans son souvenir, le fait que Goethe a donné à son graphique, t. I, Paris [Alcan], 1927, p. 94-96.
Méphisto les traits de son ami de jeunesse Johann Heinrich Merck par
exemple, devant l'écran de cinéma ont perdu toute valeur. 25
Walter Benjamin
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
de perception sensorielle. Ce mode selon lequel la per-
ception sensorielle des hommes s'organise — le médium tain, si proche qu'elle puisse être. Par un après-midi
dans lequel elle se produit — est conditionné histori- d'été, au repos, suivre la ligne des montagnes à l'ho-
quement aussi bien que naturellement. L'époque des rizon, ou d'une branche qui projette son ombre sur
grandes invasions, qui vit naître l'industrie artistique de celui qui se repose —c'est respirer l'aura de ces mon-
la Rome tardive et La Genèse de Vienne, avait non seu- tagnes, de cette branche. Cette description permet de
lement un art différent de celui de l'Antiquité, mais une discerner aisément les conditions sociales du déclin de
perception différente. Les érudits de l'Ecole de Vienne, l'aura aujourd'hui. Il repose sur deux circonstances,
Riegl et Wickoff, qui se sont dressés contre le poids de toutes deux liées à l'importance croissante des masses
la tradition classique sous laquelle cet art était enseveli, dans la vie actuelle. A savoir : « rendre » spatialement
ont eu les premiers l'idée de tirer, de l'existence de cet et humainement les choses « plus proches » de soi, est,
art, des conclusions sur l'organisation de la perception pour les masses contemporaines 6 , un désir exactement
à l'époque où il était florissant. Malgré l'étendue de leurs aussi passionné que leur tendance à surmonter l'uni-
connaissances, ces deux chercheurs en ont montré les cité de tout donné par la réception de sa reproduction.
limites en se contentant d'exhiber la signature formelle Le besoin devient de jour en jour plus irrépressible
qui, sous la Rome tardive, était propre à la perception. d'avoir l'objet à portée de main, d'être dans la plus
Ils n'ont pas essayé — et ils ne pouvaient peut-être même grande proximité à l'objet grâce à l'image, ou plutôt
pas espérer le faire — de montrer quels bouleversements grâce à la copie, à la reproduction. Il est impossible de
sociaux trouvaient leur expression dans ces transfor- méconnaître la différence qui oppose l'image et la repro-
mations de la perception. Aujourd'hui, les conditions duction, telle que le journal illustré et les actualités
sont plus favorables à une telle enquête. Et si les trans- cinématographiques la proposent. L'unicité et la durée
formations dans le médium de la perception dont nous sont aussi étroitement emboîtées dans la première que
sommes les contemporains peuvent être comprises la fugacité et la répétabilité dans la seconde. Dépouiller
comme déclin de l'aura, on peut montrer quelles sont l'objet de son voile, en en détruisant l'aura, c'est la
les conditions sociales de ce déclin. 6. Se rapprocher humainement des masses peut signifier qu'on écarte du
Il est tout indiqué d'illustrer le concept d'aura que champ de vision sa propre fonction sociale. Rien ne garantit qu'un
nous avons proposé pour les objets historiques par le portraitiste contemporain, lorsqu'il peint un chirurgien célèbre attablé
concept d'une aura des objets naturels. Nous définis- avec les siens pour le petit déjeuner, en saisisse plus précisément la
fonction sociale qu'un peintre du xvi' qui, quant à lui, présente au public
sons cette dernière comme unique apparition d'un loin- ses médecins comme des types représentatifs, comme le fait Rembrandt
dans sa Leçon d'anatomie.
26
27
Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

signature d'une perception dont le « sens de ce qui est


semblable dans le monde » est si développé qu'elle réussit En d'autres termes : la valeur unique en son genre de
au moyen de la reproduction à faire percevoir le l'oeuvre d'art « authentique » trouve son fondement
semblable dans ce qui a lieu une fois. Se manifeste ainsi dans le rituel où elle eut sa valeur d'usage première et
dans le domaine de l'intuition ce qui se signale dans originaire. Aussi nombreuses que soient les médiations
celui de la théorie avec l'importance croissante de la qu'elle connut, cette valeur d'usage est reconnaissable
statistique. L'alignement de la réalité sur les masses et même dans les formes les plus profanes du culte de la
des masses sur la réalité est un processus d'une portée beauté comme rituel sécularisé8. Que tel est bien le
illimitée aussi bien pour la pensée que pour l'intuition. fondement du culte profane de la beauté, qui s'est déve-
loppé avec la Renaissance pour rester en vigueur pen-
IV dant trois siècles, on le voit aujourd'hui, où cette période
touche à sa fin et alors que ce culte est pour la première
L'unicité de l'oeuvre d'art est identique à son inscrip- fois sérieusement ébranlé. De fait, avec l'apparition du
tion dans le système de la tradition. Naturellement cette premier moyen de reproduction effectivement
tradition elle-même est foncièrement vivante, extraordi- révolutionnaire, la photographie (contemporaine des
nairement sujette à variation. Une statue antique est dans valeur cultuelle de l'oeuvre d'art dans les catégories de la perception
un rapport à la tradition différent chez les Grecs pour qui spatio-temporelle. Lointain est le contraire de proche. Le lointain par
elle était objet de culte et chez les clercs du Moyen Age essence est l'inapprochable. De fait l'image qui sert au culte a pour
principale qualité d'être inapprochable. Conformément à sa nature elle
qui voyaient en elle une idole malfaisante. Mais les uns reste un « lointain, si proche qu'elle puisse être ». S'il est possible d'ap-
et les autres y étaient confrontés de la même manière à procher sa matérialité, c'est sans rompre ce lointain où elle reste après
son unicité ou, d'un autre mot, son aura. A l'origine, l'ins- être apparue.
8. Dans la mesure où la valeur cultuelle de l'image se sécularise, les
cription de l'oeuvre d'art dans le système de la tradition représentations du substrat de l'unicité de l'image deviennent moins
trouvait son expression dans le culte. Les plus anciennes déterminées. Dans la représentation de celui qui la reçoit, l'unicité qui,
naquirent, nous le savons, au service d'un rituel, d'abord dans l'image cultuelle, est le caractère unique de l'apparition qui la
gouverne, est progressivement remplacée par l'unicité empirique de
magique, puis religieux. Or il est d'une signification déci- l'artiste ou de sa performance. Elle n'est bien sûr jamais refoulée sans
sive que ce mode d'existence auratique de l'oeuvre d'art reste; le concept de l'authenticité ne cesse jamais de tendre au-delà de
celui de l'attribution authentique. (C'est particulièrement évident dans le
ne se détache jamais foncièrement de sa fonction rituelle7. cas du collectionneur où l'on retrouve encore quelque chose d'un
7. La définition de l'aura comme « unique apparition d'un lointain, si serviteur de fétiche et qui participe, en la possédant, à la puissance
proche qu'elle puisse être » n'est rien d'autre que la formulation de la cultuelle de l'oeuvre d'art.) Indépendamment de ce point, la fonction du
concept d'authenticité reste univoque dans la contemplation esthétique:
avec la sécularisation de l'art, l'authenticité prend la place de la valeur
28 cultuelle.

29
Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
graphique permet par exemple une infinité de tirages.
commencements du socialisme), lorsque l'art devina
S'interroger sur l'authenticité d'un tirage n'a aucun sens.
l'approche de la crise qui, un siècle plus tard, ne peut
Mais dès l'instant où le critère de l'authenticité cesse de
plus être méconnue, il réagit par la doctrine de l'art
s'appliquer à la production artistique, c'est toute la fonc-
pour l'art*, qui est une théologie de l'art. De cette doc-
tion sociale de l'art qui est bouleversée. Elle cesse d'être
trine a ensuite directement procédé une théologie
fondée sur le rituel pour trouver son nouveau fonde-
négative sous la forme de l'idée d'un art « pur » qui
ment dans une autre praxis : la politique.
rejette non seulement toute fonction sociale, mais même
toute détermination par un sujet objectif. (Mallarmé
fut, pour la poésie, le premier à atteindre cette posi- V
tion.)
Dans le cadre d'une considération qui s'intéresse à La réception des oeuvres d'art peut revêtir diffé-
l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, rents aspects ; deux d'entre eux en forment les pôles :
il est indispensable de rendre compte de ces rapports. dans l'un, l'accent porte sur la valeur de culte, dans
Car ils préparent le terrain pour une connaissance qui l'autre sur la valeur d'exposition de l'oeuvre d'art lo.
est ici décisive : pour la première fois dans l'histoire du
monde, la reproductibilité technique de l'oeuvre d'art film parlant a d'abord provoqué un mouvement de reflux; son public
était morcelé par les frontières linguistiques, au moment même où le
émancipe celle-ci de son existence parasitaire au service fascisme mettait l'accent sur les intérêts nationaux. Mais il importe
du rituel. L'oeuvre d'art reproduite devient de manière moins de mesurer ce reflux, qui fut d'ailleurs atténué par la postsyn-
chronisation, que de saisir le rapport qu'il entretient avec le fascisme.
sans cesse croissante la reproduction d'une oeuvre d'art L'apparition simultanée des deux phénomènes trouve sa raison dans la
conçue pour la reproductibilité9. Une plaque photo- crise économique. Les mêmes perturbations qui, à grande échelle, ont
conduit à une tentative de consolidation par la violence des rapports de
9. Dans le cas du cinéma, la reproductibilité technique n'est pas, comme propriété existants ont amené le capital cinématographique menacé par
pour la littérature ou la peinture, une condition de la diffusion massive la crise à accélérer l'avènement du film parlant. Son introduction
des oeuvres, extérieure à elles, mais à laquelle elles peuvent se plier. La produisit un soulagement temporaire. Non seulement le public retrouvait
reproductibilité technique des oeuvres cinématographiques se fonde le chemin des salles, mais le parlant créait une solidarité nouvelle entre
immédiatement sur la technique de leur production. La diffusion massive le capital des industries électriques et le capital cinématographique.
est moins une possibilité qu'elle offre au film qu'une nécessité qu'elle lui Extérieurement, ainsi, il favorisait les intérêts nationaux, mais vu de
impose de manière immédiate. La diffusion massive est nécessaire, l'intérieur, il a contribué à internationaliser davantage encore la
parce que la production d'un film est si coûteuse qu'un particulier, qui production cinématographique.
pourrait par exemple s'offrir une peinture, ne peut plus s'offrir un film. 10. L'esthétique idéaliste ne peut faire droit à cette polarité, car son
On a calculé en 1927 qu'une grosse production devait pour être rentable concept de la beauté l'inclut fondamentalement comme non divisée (et
toucher un public de neuf millions de personnes. Le exclut par conséquent la beauté divisée). Aussi bien, on voit très clai-
*Les mots en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte. rement chez Hegel comment on peut penser cela dans les limites de
l'idéalisme. « Il y a longtemps, peut-on lire dans les Leçons sur la phi-
(N.d.T.)
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Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

La production artistique débute avec des oeuvres pla- les cathédrales médiévales, sont invisibles à un obser-
cées au service d 'un culte. On peut supposer que leur vateur situé au niveau du sol. Lorsque l'exercice des
présence est plus importante que leur visibilité. L'élan arts s'émancipe du rituel, leurs produits voient se mul-
dont l'homme de l'âge de pierre reproduit l'image sur tiplier les occasions d'être exposés. Un portrait en buste,
les parois des cavernes est un instrument magique. qui peut être transporté ici ou là, a un potentiel d'ex-
Certes il l'expose à la vue de ses congénères : mais c'est position plus grand que celui d'une statue de dieu dont
aux esprits qu'avant tout il est destiné. En tant que la place est fixée à l'intérieur du temple. Et si, à l'ori-
telle, il nous semble aujourd'hui que la valeur de culte gine, le potentiel d'exposition d'une messe n'était peut-
pousse précisément à tenir l'oeuvre d'art cachée : cer- être pas plus faible que celui d'une symphonie, la
taines statues des dieux ne sont accessibles qu'au prêtre symphonie n 'en est pas moins apparue à une époque
dans la cella, des madones peintes sont voilées pen- où son potentiel d'exposition promettait de devenir
dant presque toute l'année, certaines sculptures, dans plus important que celui de la messe.
losophie de l'histoire, qu'on avait des images : la piété en avait besoin recherches de Hubert Grimme, on sait que la Madone Sixtine a été
pour ses dévotions, mais elle n'avait pas besoin de belles images, celles-ci peinte à l'origine pour être exposée. Grimme est parti d'une interroga-
étaient même importunes. Dans la belle image aussi, quelque chose tion: pourquoi, au premier plan du tableau, y a-t-il ce linteau de bois
d'extérieur à elle est présent, mais dans la mesure où cette image est belle auquel s'appuient les deux putti ? Qu'est-ce qui a poussé Raphaël,
l'esprit de celle-ci parle à l'homme; mais dans cette dévotion, le rapport à poursuit-il, à peindre deux rideaux devant le ciel ? Son enquête montra
une chose est essentiel, car cette dévotion n'est elle-même qu'un que la Madone Sixtine fut commandée pour la cérémonie de mise en
engourdissement de l'âme dénué d'esprit. [...] Le bel art [...] est né dans bière du pape Sixte [du pape Jules II, en réalité, dans l'étude de Grimme
l'Eglise même [...] bien que [...] l'art ait déjà pris naissance dans le (N.d.T.)]. Elle eut lieu dans une chapelle latérale de l'église Saint-
principe de l'Eglise» (Georg Wilhelm Friedrich Hegel: Werke. Pierre. Le tableau de Raphaël, reposant sur le cercueil, fut placé dans le
Vollstiindige Ausgabe durch einen Verein von Freunden des Verewigten, fond, en forme de niche, de cette chapelle, au cours de la cérémonie. Ce
Berlin, Hrsg. von Eduard Gans, 1837, t. IX : Vorlesungen über die que Raphaël présente sur le tableau est la Madone s'avançant, comme
Philosophie der Geschichte, p.414). Un passage de l'Esthétique montre du fond de la niche délimitée par les deux rideaux verts, au milieu des
également que Hegel sentait qu'il y avait là un problème : « Nous avons nuages vers le cercueil papal. Le tableau de Raphaël avait une valeur
dépassé le stade de l'adoration et de la vénération des oeuvres d'art comme d'exposition exceptionnelle qui trouva usage dans le cadre des
divines. L'impression qu'elles nous procurent est plus pondérée, et ce funérailles de Sixte. Peu après, il fut placé au-dessus du maître-autel de
qu'elles suscitent en nous demande une plus haute pierre de touche l'église du cloître des moines noirs à Piacenza. La raison de cet exil se
encore » (Hegel, Esthétique, traduction de Charles Bénard, revue et trouve dans le rituel romain. Celui-ci interdit qu'on place sur le maître-
complétée par Benoît Timmermans et Paolo Zaccario, Paris, Le Livre de autel, pour servir au culte, des tableaux qui ont été exposés pour des
poche, 1997, t.I, p. 60). obsèques. Cette prescription, dans une certaine mesure, dépréciait
Le passage du premier mode de réception artistique au second détermine l'oeuvre de Raphaël. Pour en obtenir malgré tout un prix à la mesure de
le processus historique de la réception artistique en général. l'oeuvre, la Curie décida de la mettre en vente en tolérant discrètement
Indépendamment de ce fait, on peut montrer qu'il y a par principe une qu'elle fût placée sur un maître-autel. Pour que ce fût moins voyant,
oscillation entre ces deux modes polaires de la réception dans toute l'oeuvre fut envoyée dans la confrérie de la ville de province éloignée.
oeuvre d'art. Ainsi par exemple pour la Madone Sixtine. Depuis les
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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
Les différentes méthodes de reproduction tech- nier retranchement : le visage humain. Le portrait
nique de l'oeuvre d'art en ont si prodigieusement aug- n'occupe pas par hasard une place centrale dans les
menté le potentiel d'exposition que le déplacement débuts de la photographie. Dans le culte voué au
quantitatif entre ses deux pôles se retourne en une souvenir d'un amour lointain ou mort, la valeur de
transformation qualitative de sa nature, comme dans culte des images trouve son dernier refuge. Dans
la préhistoire. De même en effet que dans la préhis- l'expression fugitive d'un visage humain, l'aura fait
toire, parce que le centre de gravité absolu de l'oeuvre signe, pour la dernière fois, dans les premières
d'art portait sur sa valeur cultuelle, elle devint d'abord photographies. C'est ce qui fait leur beauté
un instrument magique dont on ne reconnut que plus mélancolique et incomparable. Mais lorsque l'homme se
tard qu'il était une oeuvre d'art, aujourd'hui, parce retire de la photographie, la valeur d'exposition, pour
que son centre de gravité absolu porte sur sa valeur la première fois, l'emporte sur la valeur de culte dans
d'exposition, l'oeuvre d'art devient une formation l'affrontement qui les oppose. Ce qui fait l'importance
dotée de toutes nouvelles fonctions parmi lesquelles exceptionnelle d'Atget, qui a fixé les rues de Paris vers
celle que nous connaissons, la fonction artistique, se 1900 dans es images où l'homme n'apparaît pas, c'est
distingue comme celle qu'on reconnaîtra peut-être qu'elles ont conservé une trace de ce processus. On a
plus tard comme accessoire". En tout état de cause, la dit très justement qu'il les photographiait comme le
photographie et au-delà le cinéma offrent à coup sûr théâtre d'un crime. Sur le théâtre du crime non plus
aujourd'hui la meilleure prise à cette reconnaissance. l'homme n'apparaît pas. On le photographie pour
relever les indices. Avec Atget, les prises de vue
VI photographiques commencent à devenir des pièces à
conviction dans le processus historique. C'est ce qui fait
leur signification politique cachée. Elles imposent des
Avec la photographie, la valeur d'exposition commence à règles très précises à leur réception. La contemplation
refouler sur toute la ligne la valeur de culte. Mais celle- librement flottante ne leur convient plus. Elles inquiè-
ci ne cède pas sans résistance. Elle s'installe dans un tent celui qui les regarde ; il sent qu'un chemin déter-
der- miné conduit à elles et qu'il lui faut le trouver. Au même
moment, les journaux illustrés commencent à disposer
11. On trouve des réflexions semblables chez Brecht, à un autre niveau: des panneaux indicateurs à son intention. Que leurs
« Si on ne peut plus tenir le concept d'oeuvre d'art pour la chose qui naît
lorsque l'oeuvre d'art est transformée en marchandise, il nous faut alors indications soient fausses ou exactes, peu importe. Pour
avec prudence et précaution, mais sans crainte, abandonner ce concept, la première fois, dans ces journaux, la légende est
si nous ne voulons pas sacrifier en même temps la fonction de cette deve-
chose » (Brecht, Versuche 8-10, [Heft] 3, Der Dreigroschenprozess [Le
procès de l'Opéra de quat'sous]).
Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

nue obligatoire. Et il est clair qu'elle n'a rien à voir avec caractère d'ensemble de l'art— les théoriciens du cinéma
le titre d'un tableau. Les directives que, dans le journal eurent tôt fait de reprendre, mutatis mutandis, la même
illustré, la légende donne au lecteur qui en regarde les problématique. Mais les difficultés que la photographie
images deviendront plus précises et plus coercitives avait réservées à l'esthétique traditionnelle étaient un
encore dans le film où on ne peut saisir une image qu'en jeu d'enfant comparées à celles qui l'attendaient avec
obéissant aux prescriptions de toutes celles qui l'ont le cinéma. D'où la violence aveugle qui caractérise la
précédé. théorie du cinéma à ses débuts. Ainsi Abel Gance, par
exemple, compare-t-il le cinéma aux hiéroglyphes : «
VII Nous voilà, par un prodigieux retour en arrière,
revenus sur le plan d ' expression des Egyptiens. [...] Le
Le conflit qui, au cours du xixe siècle, vit s'affron- langage des images n 'est pas encore au point parce que
ter peinture et photographie autour de la valeur esthé- nos yeux ne sont pas encore faits pour elles. Il n'y a pas
tique de leurs productions respectives donne aujourd'hui encore assez de respect, de culte, pour ce qu'elles
le sentiment d'une impasse et d'une grande confusion. expriment 12. » Ou Séverin-Mars : « Quel art eut un
Cela ne minimise en rien son importance, et pourrait rêve [...], plus poétique à la fois et plus réel ?
même en souligner la portée. Ce conflit était en réalité Considéré ainsi, le cinématographe deviendrait un
l'expression d'un bouleversement de l'histoire mondiale moyen d'expression tout à fait exceptionnel, et dans
dont aucun des deux partenaires n'avait conscience. son atmosphère ne devraient se mouvoir que des per-
Tandis que l'époque de sa reproductibilité technique sonnages de la pensée la plus supérieure aux moments
détachait l'art de son fondement cultuel, le faux- les plus parfaits et les plus mystérieux de leur coursel3. »
semblant de son autonomie se dissipait pour toujours. De son côté, Alexandre Arnoux conclut précisément
Mais la transformation de la fonction de l'art que cela une fantaisie sur le cinéma muet par cette question : «
entraînait est restée hors du champ de vision du xIxe En somme, tous les termes hasardeux que nous venons
siècle. Elle devait échapper longtemps encore au xx e d'employer ne définissent-ils pas la prière14 ? » II est
siècle, qui connut le développement du cinéma. très instructif de voir comment, dans leur effort
Si l'on avait en vain consacré des trésors de finesse à 12. Abel Gance, « Le temps de l'image est venu », dans L'Art
la question de savoir si la photographie était un art — cinématographique, t. II, p. 100-101.
sans s'être posé la question préliminaire, savoir si l'in-
13. Cité par Abel Gance, « Le temps de l'image est venu », dans
L'Art cinématographique, t. II, p. 100.
vention de la photographie n'avait pas transformé le 14. Alexandre Arnoux, Cinéma, Paris, 1929, p. 28.
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Walter Benjamin L'ceuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

pour annexer le cinéma à 1«< art », ces théoriciens VIII


sont conduits, avec un inégalable aveuglement quant
à leur objet, à y dénicher des éléments qu'ils puissent La performance artistique du comédien de théâtre
interpréter comme des éléments cultuels. Lorsque ces est définitivement présentée au public par la per-
spéculations furent publiées, on avait pourtant pu sonne même du comédien, tandis que celle de l'ac-
voir des oeuvres comme L'Opinion publique et La teur de cinéma est présentée au public au moyen
Ruée vers l'or. Cela n'empêche pas Abel Gance d'al- d'un appareil. Cela entraîne deux conséquences.
ler chercher une comparaison avec les hiéroglyphes, L'appareil qui transmet au public la performance de
ni Séverin-Mars de parler du cinéma comme on pour- l'acteur n'est pas tenu de la respecter comme une
rait parler des fresques de Fra Angelico. Il est carac- totalité. Sous la direction du cameraman, il prend
téristique qu'aujourd'hui encore des auteurs constamment position vis-à-vis d'elle. La suite de
particulièrement réactionnaires engagent eux aussi ces prises de position, composée par le monteur à
dans ce sens leur réflexion sur la signification du partir du matériel qui lui est livré, constitue le film
cinéma, et lorsque ce n'est pas dans le sacré, c'est du une fois le montage fini. Il faut donc comprendre
moins dans le surnaturel. Werfel constate, à propos que les mouvements dont le film se compose sont
du film de Reinhardt sur Le Songe d'une nuit d'été, ceux de la caméra, pour ne rien dire des plans spé-
que c'est indubitablement la copie stérile du monde ciaux comme le gros plan. La performance de l'ac-
extérieur, avec ses rues, ses intérieurs, ses gares, ses teur est ainsi soumise à une série de tests optiques.
restaurants, ses autos et ses plages qui a jusqu ' à pré- C'est la première conséquence du fait que la per-
sent empêché que le cinéma ne prenne son envol dans formance de l'acteur de cinéma est montrée par le
le royaume de l'art. « Le cinéma n'a pas encore saisi moyen de l'appareil. La seconde tient au fait que,
son véritable sens, les véritables possibilités qui sont ne présentant pas en personne sa performance au
les siennes [...] celles-ci sont dans le pouvoir unique public, l'acteur de cinéma perd la possibilité, réser-
en son genre qu'il possède d'exprimer par des moyens vée au comédien de théâtre, de l'adapter en fonc-
naturels et avec une incomparable persuasion le fée- tion du public pendant la représentation. Le public
rique, le merveilleux, le surnaturel 15 . » est ainsi amené à adopter l'attitude d'un expert que
ne trouble aucune espèce de contact personnel avec
15. Franz Werfel, « Ein Sommernachttraum. Ein Film von Shakespeare l'acteur. Le public ne s'identifie à l'acteur que dans
und Reinhardt », N e ue s Wi e ner Jo ur nal , cité dans Lu, 15 novembre
1935.
la mesure où il s'identifie à l'appareil. Il en adopte
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Walter Benjamin
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

ainsi l'attitude : il teste 16. Les valeurs de culte ne ment de la scène, mais encore d'eux-mêmes. Ils remar-
peuvent être exposées à un test. quent confusément, avec une sensation de dépit, d'indé-
finissable vide et même de faillite, que leur corps est
IX presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie,
de sa voix, du bruit qu'il produit en se remuant, pour
devenir une image muette qui tremble un instant sur
Au cinéma, le fait que l'acteur joue pour le public le l'écran et disparaît en silence. [...] La petite machine jouera
rôle d'un autre importe beaucoup moins que le fait qu'il devant le public avec leurs ombres; eux, ils doivent se
joue en personne devant l'appareil. Pirandello a été l'un contenter de jouer devant elle17. » On peut aussi carac-
des premiers à pressentir la transformation qu'entraînait, tériser cet état de fait de la manière suivante : pour la pre-
pour l'acteur, le fait que sa performance soit un test. Qu'il mière fois – et c'est là l'oeuvre du cinéma – l'homme est
en souligne le seul côté négatif ne retire pas grand-chose à placé dans la situation de devoir agir, certes en mobilisant
la valeur des remarques qu'il livre à ce sujet dans son toute sa personne vivante, mais en renonçant à l'aura
roman On tourne, et moins encore qu'elles ne s'attachent propre de celle-ci. Car l'aura est liée à l'ici et maintenant de
qu'au cinéma muet. Car l'avènement du parlant n'a rien l'homme. Il n'en existe pas de reproduction. L'aura qui
changé de fondamental en la matière. Le fait décisif entoure Macbeth sur la scène ne peut être déliée de celle
demeure qu'on joue devant l'appareil – ou, dans le cas du qui, pour le public vivant, entoure le comédien qui joue
parlant, devant deux. « Les acteurs de cinéma, écrit Macbeth. Mais la prise de vues en studio a la particularité
Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seule- de mettre l'appareil à la place du public. De ce fait l'aura
qui entoure l'acteur disparait nécessairement — et en
16. «Le cinéma [...] donne (ou pourrait donner) ceci: des informations même temps celle qui entoure le personnage.
utiles sur des actions humaines prises dans le détail [...] Il devient impos-
sible de dériver une motivation d'un caractère, la vie intérieure des per- On ne s'étonnera pas qu'il revienne précisément à un
sonnages ne fournit jamais la cause principale et elle est rarement le résultat écrivain de théâtre comme Pirandello, alors qu'il cherche
principal de l'action. » (Brecht, Versuche 8-10, [Heft] 3, Der
Dreigroschenprozess [Le procès de l'Opéra de quat'sous], p.268).
à caractériser le cinéma, de mettre involontairement le
L'extension, provoquée par l'appareil, du champ de ce qui peut être testé doigt sur le fondement de la crise où nous voyons le
chez un acteur de cinéma correspond à l'extraordinaire extension, pro- théâtre plongé. Car aucune oeuvre d'art n'offre une anti-
duite par les conditions économiques, de ce qui peut être testé chez l'in-
dividu. Ainsi les examens d'aptitude professionnelle prennent une thèse plus affirmée que l'oeuvre d'art théâtrale à l'oeuvre
importance sans cesse croissante. Le tournage d'un film et les épreuves 17. Luigi Pirandello, On tourne, cité par Léon-Pierre Quint, « Signi-
d'aptitude professionnelle se déroulent devant un jury de spécialistes. Le fication du cinéma », dans L'Art cinématographique, t.11, p. 14-15.
cameraman occupe, dans le studio, exactement la même place qu'occupe
l'examinateur au cours des épreuves d'aptitude professionnelle.

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Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

d'art saisie sans reste par la reproduction technique et autre conséquence. Le comédien qui joue sur la scène
qui, mieux encore, — comme le film — en procède. C'est se coule dans son rôle. Cela est la plupart du temps
ce que confirme toute considération qui va dans le détail. interdit à l'acteur de cinéma. Sa performance n'a fon-
Les spécialistes ont depuis lontemps reconnu que dans damentalement aucune unité, elle est une composition
la représentation cinématographique « les plus grands de performances isolées. Au-delà de contingences dont
effets sont obtenus quand on " joue " aussi peu que pos- il faut tenir compte, comme le prix de la location du
sible ». En 1932, Arnheim en voit « l'ultime aboutisse- studio, la disponibilité du partenaire, le décor, etc., ce
ment » dans le fait « qu'on utilise l'acteur comme on le sont les nécessités élémentaires de la machinerie qui
ferait d'un accessoire que l'on choisit pour ses caracté- découpent le jeu de l'acteur en une série d'épisodes mon-
ristiques et que l'on met à la bonne place18 ». Cela a une tables. Il s'agit avant tout de l'éclairage : les nécessités
de son installation obligent à représenter une action qui
18. Rudolf Arnheim, Film als Kunst, Berlin, 1932, p. 176-177; [voir le texte
légèrement différent du Cinéma est un art, traduit de l'anglais par Françoise sur l'écran semble se dérouler en un seul mouvement
Pinel, Paris, l'Arche, 1989, p. 144 et suivantes]. Certaines pratiques, en appa- rapide au moyen d'une série de prises de vues dont la
rence secondaires, par lesquelles le metteur en scène de cinéma se détourne
des pratiques du théâtre prennent un grand relief dans cette perspective. Ainsi réalisation en studio peut être séparée, dans certaines
quand Dreyer, entre autres, a essayé dans La Passion de Jeanne d'Arc de circonstances, par un intervalle de plusieurs heures,
faire jouer les acteurs sans maquillage. Il passa des mois à dénicher les
quelque quarante acteurs qui composent le tribunal de l'inquisition. Une telle pour ne rien dire de montages plus flagrants encore.
recherche ressemblait à celle d'un accessoire qu'on a du mal à trouver. Dreyer Ainsi un acteur sautant par une fenêtre peut être filmé
se donna beaucoup de mal pour éviter les similitudes d'âges, de statures ou de
physionomies (cf. Maurice Schultz, « Le maquillage », dans L'Art en studio sautant d'un praticable, mais la fuite qui lui
cinématographique, t. VI, Paris, 1929, p.65-66). Lorsque le comédien devient succède peut être parfois tournée des semaines plus tard
un accessoire, il n'est pas rare qu'à l'inverse l'accessoire fasse fonction de
comédien. Il n'est pas inhabituel en tout cas que le cinéma en vienne à lui lors d'une prise de vues en extérieur. On peut d'ailleurs
confier un rôle. Au lieu de multiplier les exemples, comme nous pourrions le très aisément imaginer des cas de figures plus para-
faire à volonté, car il y a pléthore, nous en retiendrons un qui possède une
singulière force de preuve. Sur la scène d'un théâtre, la marche d'une horloge doxaux encore. On peut par exemple demander à l'ac-
ne peut avoir qu'un effet perturbateur. Sur scène, on ne peut la laisser jouer teur qu'il soit effrayé par un coup frappé à une porte.
son rôle, qui est de mesurer le temps. Même dans une pièce naturaliste, le Peut-être n'aura-t-il pas tressailli comme on le souhai-
temps astronomique entre en collision avec le temps scénique. Dans ces
circonstances, il est très caractéristique que le cinéma n'ait, à l'occasion, tait. Le metteur en scène peut alors parvenir à ses fins,
aucune difficulté à mesurer le temps par ce moyen. Ce trait caractéristique,
plus que bien d'autres, montre évidemment que, dans certaines circonstances, « Filmregie und Filmmanuskript » [Mise en scène et scénario cinématogra-
un accessoire isolé peut assumer des fonctions décisives. De là, il n'y qu'un phiques], dans Bücher der Praxis [Livres de la praxis], Berlin, 1928, t. V, p.
pas à faire pour constater avec Poudovkine que « le jeu de l'acteur, associé à 126). Le cinéma est aussi le premier des médiums artistiques qui soit en situa-
un objet et construit à partir de ce dernier [est] une des plus puissantes tion de montrer l'importance du jeu comme de la matière et de l'homme. Il
méthodes de la mise en scène cinématographique » (W. Poudovkine, peut être de ce fait un instrument exceptionnel de présentation matérialiste.

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Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

lorsque des circonstances ramènent l'acteur dans le lement sa force de travail, mais sa chair et ses os, son
studio, en faisant tirer un coup de feu derrière son dos, coeur et ses reins, il lui est impossible, comme à n'im-
sans l'avoir mis préalablement au courant. L'effroi de porte quel autre article fabriqué en usine, d'en avoir une
l'acteur est filmé à cet instant et monté dans le film. Rien idée précise au moment où il accomplit sa performance à
ne montre plus rigoureusement que l'art a échappé au destination du marché. Ne faudrait-il pas considérer que
royaume de la « belle apparence », longtemps tenu pour cette circonstance contribue au sentiment d'op-pression
le seul dans lequel il pouvait prospérer. et d'angoisse qui, selon Pirandello, envahit l'acteur
devant l'appareil ? La réponse du cinéma au
dépérissement de l'aura est la personality, construite
X artificiellement en dehors des studios. Le culte des stars,
encouragé par le capital cinématographique, entretient
cet enchantement magique de la personnalité, qui n'est
A l'origine, le sentiment d'étrangeté de l'acteur devant plus depuis longtemps que le charme frelaté de son
la caméra, tel que Pirandello le décrit, est de même nature caractère de marchandise. Aussi longtemps qu'au cinéma
que le sentiment d'étrangeté que l'homme éprouve devant c'est le capital qui donne le ton, le cinéma actuel en
sa propre apparence dans le miroir. Mais l'image dans le général ne peut se voir prescrire d'autre tâche
miroir désormais peut être détachée de lui, elle est révolutionnaire que celle d'encourager une critique
devenue transportable. Et où est-elle transportée ? Devant révolutionnaire des conceptions traditionnelles de l'art.
le public19. Pas une minute, l'acteur de cinéma ne cesse Nous ne contestons pas que le cinéma actuel peut, au-
d'en avoir conscience. L'acteur de cinéma sait que, quand delà, encourager une critique révolutionnaire des
il est devant l'appareil, c'est au public qu'en dernière conditions sociales, voire de l'organisation de la
instance il a affaire, au public des acheteurs qui consti- propriété. Mais là n'est le centre de gravité ni de la
tuent le marché. Ce marché, où il va proposer non seu- recherche contemporaine, ni de la
19. La transformation, que l'on peut constater ici, du mode d'exposition
entraînée par les techniques de reproduction affecte également la poli- poser. Les parlements se vident en même temps que les théâtres. La radio
tique. La crise actuelle des démocraties bourgeoises englobe la crise des et le cinéma transforment la fonction non seulement de l'acteur profes-
conditions qui gouvernent l'exposition des dirigeants. Les démocraties sionnel, mais de tous ceux qui, comme les gouvernants, se présentent en
exposent la personne de leurs gouvenants, sans médiation, mais à vrai dire personne devant ces moyens techniques. La transformation, indépen-
devant des représentants. Le parlement est son public ! Avec la nouveauté damment des obligations spécifiques de l'un et de l'autre, est la même pour
apportée par les appareils d'enregistrement, qui permettent à un nombre l'acteur de cinéma et pour le gouvernant. Elle vise à obtenir la présentation
illimité d'auditeurs d'entendre l'orateur au moment même où il prononce de performances qui puissent être testées, et même adoptées dans certaines
son discours et puis à un nombre illimité de spectateurs de le voir, c'est conditions sociales. Il en résulte une sélection nouvelle, une sélection devant
d'abord devant ces appareils que l'homme politique devra s'ex- l'appareil, dont sortent vainqueurs la star et le dictateur.
Walter Benjamin L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique

production cinématographique en Europe de l'Ouest. La


technique cinématographique, exactement comme celle ment — au nombre de ceux qui écrivaient. Pour com-
du sport, a pour conséquence que les performances mencer, les quotidiens leur ouvrirent les colonnes du «
qu'elle expose sont suivies par un public de demi- Courrier des lecteurs » et on en est aujourd'hui au point
spécialistes. Il suffit d'avoir entendu les coursiers d'un où il n'y a pas un Européen pris dans le processus de
journal, appuyés sur leur vélo, discuter des résultats travail auquel il serait fondamentalement impossible de
d'une course cycliste pour le comprendre. Ce n'est pas publier une expérience de travail, une doléance, un
pour rien que les éditeurs de presse organisent des courses reportage ou autre. La distinction entre auteur et public
cyclistes pour leurs coursiers. Elles suscitent un grand est ainsi en voie de perdre son caractère fonda-mental.
intérêt auprès des participants. Car elles offrent au vain- Elle devient une distinction fonctionnelle, s'appliquant
queur une chance de ne plus être coursier et de devenir au cas par cas d'une manière ou de l'autre. Le lecteur
coureur cycliste. Les actualités cinématographiques repré- peut à chaque instant devenir quelqu'un qui écrit. En tant
sentent de même une chance pour tout un chacun de que spécialiste, ce qu'il est devenu, bon gré mal gré, en
passer du statut de passant à celui de figurant de cinéma. raison de l'extrême spécialisation du processus de
Dans certaines circonstances, cette promotion peut même travail — même s'il n'est le spécialiste que d'une opé-
nous venir d'une oeuvre d'art — qu'on songe aux Trois ration réduite —, il a un accès au statut d'auteur. En
chants sur Lénine de Vertov ou au Borinage de Henri Union soviétique, le travail lui-même prend la parole.
Storck. Tout homme peut prétendre aujourd'hui à être Et c'est une des aptitudes requises pour exercer un tra-
filmé. Un coup d'oeil sur la situation historique de la lit- vail que de savoir en parler. La compétence littéraire se
térature aujourd'hui permettra de comprendre au mieux fonde sur une formation, non plus spécialisée, mais poly-
le sens de cette revendication. technique et de ce fait elle devient un bien commun20.
Dans le domaine de l'écrit, pendant des siècles, la 20. Ces techniques perdent leur caractère de privilège. Aldous Huxley
situation fut la suivante : un petit nombre d'écrivains écrit: « Les progrès en technologie ont conduit [...] à la vulgarité [...]
face à plusieurs milliers de lecteurs. Vers la fin du siècle la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont
rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images.
dernier, un changement se produisit. Avec l'extension L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un
croissante de la presse, qui proposait sans cesse aux lec- public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la
teurs de nouveaux organes politiques, religieux, scien- matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de four-
nir ces données. Or le talent artistique est un phénomène très rare ; il
tifiques, professionnels, locaux, un nombre sans cesse s'ensuit [...] qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie
grandissant de lecteurs passa — d'abord occasionnelle- de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production
artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque.
46 [...] C'est là une simple question d'arithmétique. La popula-

47
L'ceuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
dans le processus de travail. En Europe de l'Ouest, l'ex-
Tout cela vaut sans réserve pour le cinéma où les ploitation capitaliste du cinéma interdit de prendre en
déplacements qui, dans le domaine de l'écrit, ont considération la revendication légitime de l'homme d'au-
demandé un siècle, se sont accomplis en une décennie. jourd'hui à être reproduit. Dans ces conditions, il est
Ce déplacement, en effet, s'est déjà effectué dans la praxis très important pour l'industrie cinématographique de
du cinéma — et avant tout du cinéma russe. Dans le détourner l'intérêt des masses au moyen de représenta-
cinéma russe, une part des acteurs ne sont pas des acteurs tions illusionnistes et de spéculations ambiguës.
au sens où nous l'entendons, ce sont des gens qui jouent
leur propre rôle — et au premier chef le rôle qu'ils jouent XI
tion de l'Europe occidentale a un peu plus que doublé au cours du Ce que donne à voir une prise de vues cinémato-
siècle dernier. Mais la quantité de " matière à lire et à voir " s'est accrue,
j'imagine, dans le rapport de un à vingt, au moins, et peut-être cin- graphique, en particulier dans le cas du cinéma parlant,
quante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une était inconcevable auparavant. Elle présente une scène
population de x millions, il y aura vraisemblablement 2n hommes de
talent pour une population de 2x millions. Or, voici comment on peut vis-à-vis de laquelle il n'existe pas de point de vue tel que
résumer la situation. Contre une page imprimée, de lecture ou d'images, ce qui n'appartient pas au déroulement de la scène
publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt, sinon cent
pages. Mais, contre chaque homme vivant jadis, il n'y a maintenant proprement dite, c'est-à-dire la caméra, les appareils
que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'ins- d'éclairage, l'équipe des assistants, etc., échappe au
truction universelle, un grand nombre de talents en puissance qui,
jadis, eussent été mort-nés, soient actuellement à même de se réaliser. champ de vision du spectateur (à moins que celui-ci ne
Admettons [...] qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de place sa pupille devant l'oeilleton de la caméra). Ce
talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore
vrai que la consommation de " matière à lire et à voir " a considéra- fait, plus que tout autre, montre que les ressemblances
blement dépassé la production naturelle d'écrivains et de dessinateurs qu'on peut toujours trouver entre scène filmée en studio
doués. Il en est de même de la " matière à entendre ". La prospérité,
le gramophone et la radiophonie ont créé un public d'auditeurs qui et scène jouée au théâtre sont superficielles et sans
consomment une quantité de " matière à entendre " accrue hors de intérêt. Par principe, la place du spectateur au théâtre
toute proportion avec l'accroissement de la population et, partout, est telle que ce qui se passe sur la scène ne peut
avec l'accroissement normal du nombre des musiciens doués de talent.
Il résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus spontanément se dénoncer comme illusion. Par contre,
grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autre- la scène filmée au cinéma ne connaît pas la place du
fois ; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le
monde continuera à consommer les qualités actuelles et démesurées de spectateur. La nature illusionniste du cinéma est une
" matière à lire, à voir et à entendre" » (Aldous Huxley, Croisière nature au second degré : elle est le résultat du montage.
d'hiver, voyage en Amérique centrale, 1933 ; traduction
française de Jules Castier, Paris, 1935, p. 273-275). Cette façon de Ça veut dire : dans le studio de cinéma, l'appareil a
voir n'est manifestement pas progressiste.
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Walter Benjamin
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
pénétré si profondément dans la réalité que l'aspect de laquelle ses mains se meuvent parmi les organes. En un
la réalité, pur et débarrassé du corps étranger de l'ap- mot, à la différence du mage (et dans la pratique, il y a
pareil, est le résultat d'un procédé particulier, à savoir un mage dans tout médecin), le chirurgien, au moment
la prise de vues réalisée au moyen de l'appareil photo- décisif, renonce à se placer vis-à-vis de son malade dans
graphique orienté dans un certain angle et le montage un rapport d'homme à homme; il pénètre en lui en opé-
de cette prise de vues avec d'autres du même genre. rateur. Le peintre et le cameraman sont dans le même
L'aspect de la réalité, débarrassé de l'appareil, est ici le rapport que le mage et le chirurgien. Le peintre garde
comble de l'artifice et le spectacle de la réalité immé- dans son travail une distance naturelle au donné, tandis
diate est devenu la fleur bleue dans le pays de la tech- que le cameraman pénètre profondément dans le tissu
nique. de ce donné21. Les images qu'ils en retirent diffèrent
Cette même teneur chosale qui ressort très claire- énormément. Celle du peintre est une image totale, celle
ment du contraste avec celle du théâtre, on la confron- du cameraman est découpée en multiples parties ras-
tera plus utilement encore avec celle qui est le substrat semblées selon une loi nouvelle. La présentation ciné-
de la peinture. Nous avons dans ce cas à nous poser la matographique de la réalité est pour cette raison celle
question des rapports où sont pris l'opérateur et le qui, aux yeux de l'homme d'aujourd'hui, est incompa-
peintre. Qu'on nous autorise pour y répondre à recourir rablement la plus significative, précisément parce qu'en
à une construction auxiliaire prenant appui sur le pénétrant dans la réalité de la manière la plus intensive
concept d'opérateur qui est un concept courant issu de au moyen de l'appareil, elle lui procure l'aspect de la
la chirurgie. Le chirurgien présente l'un des pôles d'un réalité, débarrassé de l'appareil, qu'il requiert à bon
ordre dont l'autre est occupé par le mage. L'attitude du droit de l'oeuvre d'art.
mage qui soigne un malade par imposition des mains
diffère de celle du chirurgien, qui intervient à l'intérieur
du malade. Le mage maintient la distance naturelle entre XII
lui et celui qu'il traite ; ou plus exactement il ne la réduit
que peu —par l'imposition des mains— et il l'augmente
beaucoup —par son autorité. Le chirurgien procède à La reproductibilité technique de l'oeuvre d'art trans-
l'inverse : il réduit beaucoup la distance qui le sépare de forme le rapport des masses à l'art. Très retardataires
celui qu'il traite —en pénétrant à l'intérieur de celui-ci 21. Les audaces du cameraman sont de fait comparables à celles du chi-
—et il ne l'augmente que peu —par la précaution avec rurgien. Enumérant les tours d'adresse techniques spécifiquement ges-
tuels, Luc Durtain recense ceux « qui, dans le domaine chirurgical, sont
50 requis par des interventions particulièrement difficiles. Je prends un
exemple choisi dans le domaine de l'oto-rhino-laryngologie...; je pense

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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
est remarquable que la peinture a constamment requis
devant un Picasso par exemple, elles deviennent plus d'être regardée par un individu ou un petit groupe. Le
progressistes par exemple devant un film de Chaplin. phénomène par lequel, au xixe siècle, la peinture devint
Cela fournit d'ailleurs une caractéristique du compor- l'objet d'une contemplation collective par un public plus
tement progressiste : le plaisir de voir et d'apprendre par large est un symptôme précoce de la crise de la peinture
l'expérience s'y conjugue étroitement et immédiatement qui n'est en aucun cas le fait de la seule photographie
à l'attitude du spécialiste qui porte un jugement. Cette mais qui, relativement indépendamment de celle-ci, fut
conjonction est un important indice social. Plus l'im- provoquée par la prétention de l'oeuvre d'art à avoir un
portance sociale d'un art se réduit, plus en effet la cri- public de masse.
tique et la jouissance sont au sein du public des attitudes Or, de fait, la peinture ne se prête pas à une récep-
distinctes — comme on le voit très clairement vis-à-vis tion collective simultanée, comme l'architecture s'y
de la peinture. On jouira de ce qui est conventionnel prête depuis toujours, comme l'épopée s'y prêtait
sans aucun esprit critique, on critiquera ce qui est effec- autrefois, comme le cinéma s'y prête aujourd'hui. Et
tivement nouveau avec dégoût. Critique et jouissance bien qu'on ne puisse pas en tirer de grandes
coïncident pour le public de cinéma. Et la circonstance conclusions sur le rôle social de la peinture, ce pré-
décisive en la matière est que les réactions des indivi- judice pèse lourd dans la balance, dès lors que, dans
dus, dont la somme constitue la réaction de masse du certaines circonstances, et contre sa propre nature, la
public, ne se montrent nulle part davantage qu'au cinéma peinture est immédiatement confrontée aux masses.
conditionnées d'emblée par l'imminence de leur trans- Dans les églises et les cloîtres au Moyen Age, dans
formation en une réaction de masse. Et en se manifes- les cours princières jusqu'à la fin du xvin e siècle, la
tant, ces réactions se contrôlent. La comparaison avec réception collective des peintures n'était pas
la peinture reste utile encore d'un autre point de vue. Il simultanée, elle procédait par des degrés multiples et
à ce qu'on nomme le procédé perspectif endonasal ou encore aux tours des intermédiaires hiérarchisés. Quand cela a changé,
d'adresse, aux véritables acrobaties auxquelles le chirurgien du larynx le conflit particulier dans lequel la peinture s'est
doit se livrer en se guidant sur l'image inversée du laryngoscope; je pour-
rais également parler du travail de précision, qui n'est pas sans rappeler trouvée impliquée par la reproductibilité technique de
celui des horlogers, requis par la chirurgie de l'oreille. Toute la gamme l'image trouve alors son expression. Mais si l'on a
des acrobaties musculaires les plus subtiles est exigée de l'homme qui bien entrepris d'exposer la peinture devant les masses
veut réparer ou sauver le corps humain, qu'on songe seulement à l'opé-
ration de la cataracte, cette sorte de confrontation entre l'acier et des dans les musées et les salons, les masses n'avaient
tissus presque liquides, ou aux interventions si dangereuses dans les par- aucun moyen de s'organiser et de
ties molles (laparotomie) (Luc Durtain, « La technique et l'homme »,
Vendredi, 13 mai 1936, n° 19).
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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
tive vers les profondeurs d'une conversation qui jus-
se contrôler elles-mêmes dans le cadre de cette récep- qu'alors ne semblait se dérouler qu'en surface. Les
tion 22 . C'est précisément pourquoi le même public choses ont changé depuis la Psychopathologie de la
qui réagit de manière progressiste à un film de vie quotidienne. Elle a isolé, et rendu du même coup
Chaplin est nécessairement retardataire en face du analysables, des choses qui, charriées dans le large
surréalisme. fleuve de la perception, passaient inaperçues. Dans
XIII toute l'étendue du monde de nos repères optiques, et
désormais aussi acoustiques, le cinéma a eu pour consé-
quence un approfondissement semblable de l'aper-
Ce qui caractérise le cinéma, c'est non seulement
ception. Ce n'est rien d'autre que l'envers de cette
la manière dont l'homme se présente devant l'appareil
teneur chosale si les actions que présente le cinéma
de prise de vues, mais encore celle dont, grâce à lui, il
sont beaucoup plus exactes et analysables d'un beau-
se présente le monde qui l'entoure. La psychologie
coup plus grand nombre de points de vue que celles
expérimentale permet d'illustrer la capacité de l'ap-
qui se présentent dans une peinture ou sur la scène
pareil à être l'outil d'un test. La psychanalyse permet
d'un théâtre. Par rapport à la peinture, c'est l'indica-
de l'illustrer d'une autre manière. Le cinéma a de fait
tion incomparablement plus précise de la situation qui
enrichi notre monde de repères par des méthodes que
rend la présentation cinématographique d'une action
peuvent illustrer celles de la théorie freudienne. Il y a
beaucoup plus analysable. Par rapport à la scène, c'est
cinquante ans, un acte manqué, dans une conversa-
qu'il est davantage possible d'isoler la performance.
tion, passait plus ou moins inaperçu. Il devait être
Ce fait, et c'est là sa signification capitale, a tendance
exceptionnel qu ' il ouvre d'un seul coup une perspec-
à encourager l'interpénétration mutuelle de l'art et de
22. Cette manière de concevoir les choses peut paraître grossière; mais la science. Il est de fait à peine possible d'indiquer ce
comme le grand théoricien que fut Léonard de Vinci le montre, des qui, dans une conduite proprement isolée de la situa-
conceptions grossières peuvent être enrôlées au service de leur époque. tion déterminée dans laquelle elle s'inscrit — isolée par
Léonard compare la peinture et la musique en ces termes : « La peinture
domine la musique, parce qu'elle n'est pas forcée de mourir chaque fois, dissection, comme un muscle d'un corps —, provoque
après sa création, comme l'infortunée musique. [...] La musique, qui plus fortement notre adhésion, sa valeur artistique ou
s'évapore à mesure qu'elle naît, est inférieure à la peinture, que l'emploi la valeur scientifique que son usage peut avoir pour
du vernis a rendu éternelle» ([Leonardo da Vinci, Frammenti letterarii
et filosofici], cité par Fernand Baldenspenger, « Le raffermissement des
nous. Ce sera l'une des fonctions révolutionnaires du
techniques dans la littérature occidentale de 1840 », Revue de cinéma que de montrer que la valeur de la photogra-
littérature comparée, XV/I, Paris, 1935, p. 79 [note 1].)
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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
nous verrions « sans cela » confusément, mais bien de
phie est indissolublement artistique et scientifique alors faire apparaître des formations structurelles totale-
que ces deux aspects étaient jusqu'alors, la plupart du ment neuves de la matière, le ralenti fait non seule-
temps, distincts23. ment apparaître des figures bien connues de
Par les gros plans tirés de l'inventaire photogra- mouvement, mais découvre encore dans ces figures des
phique, par la nouvelle évidence qu'il donne à des figures inconnues « qui apparaissent, non comme des
détails qui restaient dissimulés dans les accessoires cou- mouvements naturels ralentis, mais qui acquièrent une
rants de notre vie, par l'exploration de milieux banals allure de vol plané, d'apesanteur 24 ». Aussi devient-il
sous la conduite géniale de l'objectif, le cinéma nous évident que la nature qui parle à la caméra est une
fait mieux discerner les contraintes qui régissent notre autre nature que celle qui parle à l'oeil. Autre surtout
existence, mais il nous ouvre en même temps un espace en ce qu'à l'espace tissé consciemment par l'homme
de jeu, énorme et insoupçonné ! Les bars et les rues de s'en substitue un autre dont le tissu est inconscient. Si
nos grandes villes, nos bureaux et nos meublés, nos on peut couramment rendre raison, même en gros, des
gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans mouvements des gens quand ils marchent, nous ne
espoir. Le cinéma vint, qui fit sauter ce monde carcé- savons rien de précis de leur attitude dans la fraction
ral à la dynamite de ses dixièmes de seconde, de telle de seconde où ils allongent le pas. Si le geste que nous
sorte qu'impassibles, parmi les ruines dispersées sur faisons pour saisir un briquet ou une cuiller nous est,
une vaste étendue, nous entreprenons d'aventureux en gros, familier, nous ne savons pourtant rien de celui
voyages. Le gros plan étire l'espace, le ralenti étire le qui se joue entre la main et le métal et moins encore
mouvement. Et de même qu ' il ne s'agit pas du tout, comment cela est affecté par les diverses dispositions
avec le grossissement, de faire voir clairement ce que qui peuvent être les nôtres pendant ce temps. Voilà ce
23. La peinture de la Renaissance, si nous cherchons une situation ana- que la caméra vient saisir avec ses auxiliaires, plongée
logue à celle-ci, ouvre une instructive analogie. Nous trouvons là un art et contre-plongée, coupe et plan de détail, ralenti et
qui intègre nombre de sciences ou du moins de données scientifiques
nouvelles et ce n'est pas là la moindre des raisons de son incomparable accéléré, agrandissement et réduction. Elle nous per-
essor et de son importance. Il sollicite l'anatomie et la perspective, la met pour la première fois de connaître par expérience
mathématique, la météorologie et la théorie des couleurs. « Quoi de plus l'inconscient optique, comme la psychanalyse l'in-
loin de nous, écrit Valéry, que l'ambition déconcertante d'un Léonard,
qui considérant la Peinture comme un suprême but ou une suprême conscient pulsionnel.
démonstration de la connaissance, pensait qu'elle exigeât l'acquisition de
l'omniscience et ne reculait pas devant une analyse générale dont la
profondeur et la précision nous confondent ? » (Paul Valéry, Pièces sur
l'art, p. 191, « Autour de Corot »). 24. Rudolf Arnheim, Le cinéma est un art, p. 122.

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Walter Benjamin
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
XIV
Tout engendrement d'une demande, quand il est fon-
damentalement nouveau, pionnieç va au-delà de son but.
Une des plus importantes tâches de l'art, depuis tou- Le dadaïsme va au-delà de son objectif dans la mesure
jours, est d'engendrer une demande dont l'heure de la où il sacrifie les valeurs mercantiles qui caractérisent si
pleine satisfaction n'est pas venue25. L'histoire de toute profondément le cinéma au profit d'intentions plus impor-
forme d'art connaît des périodes critiques, dans lesquelles tantes —et dont il n'a évidemment pas conscience dans
cette forme tend à des effets que seule la transformation la forme que nous décrivons ici. La possibilité d'une uti-
de l'état de la technique, c'est-à-dire une forme artistique lisation de leurs oeuvres à des fins mercantiles importait
nouvelle, permettra d'obtenir sans contrainte. Les extra- peu aux dadaïstes, mais il leur importait beaucoup de les
vagances et les grossièretés de l'art, du moins dans ce rendre impropres à tout recueillement contemplatif. La
qu'on appelle les périodes de déclin, procèdent en réalité dévalorisation radicale de leur matériau n'est pas le
du centre où son énergie historique est la plus abondante. moindre des moyens par lesquels ils ont cherché à les
Le dadaïsme a été le dernier en date de ces débordements rendre impropres à cette fin. Leurs poèmes sont des «
barbares. Aujourd'hui seulement, il est possible de savoir salades de mots », ils contiennent des tournures obs-
quelle impulsion lui a donné naissance : le dadaïsme ten- cènes et toutes les formes imaginables de détritus de lan-
tait, avec les moyens de la peinture (ou de la littérature), gage. Il n'en va pas autrement de leurs peintures, où ils
de produire les effets que le public recherche aujourd'hui transformer la réception pour le seul bénéfice de la nouvelle forme d'art.
dans le cinéma. Avant que le cinéma ait commencé à constituer son public, le
Kaiserpanorama présentait des images (qui avaient déjà cessé d'être
25. «I:ceuvre d'art, dit André Breton, n'a de valeur que traversée par des immobiles) dont la réception avait pour agent un public rassemblé. Ce
reflets de l'avenir. ' De fait, toute forme d'art élaborée est au croisement public était placé devant un paravent dans lequel étaient installés des
de trois lignes de développement. Il y a premièrement que la technique stéréoscopes, un pour chaque spectateur. Des images isolées apparais-
travaille à produire une forme d'art déterminée. Avant l'apparition du saient de manière automatique devant ces stéréoscopes, demeuraient un
cinéma, il existait de petits livres de photographies, dont les images, court instant avant de céder la place à d'autres. Edison devait encore
feuilletées rapidement grâce à la pression du pouce, faisaient se dérouler travailler avec de semblables moyens, quand (avant que l'on connût
sous nos yeux un combat de boxe ou un match de tennis; il y avait ces l'écran et le procédé de la projection) il montra la première pellicule
automates, dans les bazars, dont les images s'animaient grâce à l'action devant un public restreint qui regardait dans l'appareil où les images se
d'une manivelle. –Il y a ensuite le travail des formes d'art traditionnelles succédaient. –Par ailleurs, une dialectique du développement trouve une
qui, à certains stades de leur développement, s'exténuent à produire des expression particulièrement claire dans l'agencement du Kaiser-
effets que la forme d'art nouvelle déploiera ensuite sans contrainte. panorama. Peu avant que le cinéma ne rendisse collective la contem-
Avant que le cinéma ne s'impose, les manifestations dadaïstes plation des images, devant les stéréoscopes de cet établissement vite
cherchaient à provoquer dans le public un mouvement que, par la suite, passé de mode, la contemplation individuelle des images brille une der-
les films de Chaplin suscitèrent naturellement. –En troisième lieu, nière fois du même feu dont brillait autrefois la contemplation, par le
d'imperceptibles transformations sociales travaillent à prêtre, de l'image des dieux dans la cella.

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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
qui est le support de la peinture. Celle-ci invite celui qui
collaient boutons et titres de transport. Ils parviennent la regarde à la contemplation; il peut s'abandonner devant
ainsi à détruire radicalement l'aura de leurs productions elle à un enchaînement d'associations. C'est ce qu'il ne
sur lesquelles, avec les moyens de la production, ils impri- peut faire devant l'image cinématographique. A peine
ment au fer rouge la marque de la reproduction. Devant son oeil l'a-t-il saisie qu'elle s'est déjà transformée. Elle
une oeuvre d'Arp ou un poème de Stramm, il est impos- ne peut être fixée. Duhamel, qui déteste le cinéma, dont
sible de se recueillir ou de prendre position comme devant la signification lui échappe complètement, mais qui a
un tableau de Derain ou un poème de Rilke. Au recueille- compris certaines choses de sa structure, remarque à ce
ment contemplatif qui, dans la dégénérescence de la bour- propos : « Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les
geoisie, fut une école de comportements asociaux, vint images mouvantes se substituent à mes propres pen-
s'opposer une nouvelle variété de comportement social, sées27. » De fait le cours des associations à quoi s'aban-
la distraction26. Distraction véhémente certes, que pro- donne celui qui regarde ces images est immédiatement
mettaient les manifestations dadaïstes puisqu'elles fai- interrompu par leur transformation. C'est ce qui fait l'ef-
saient de l'oeuvre d'art l'objet d'un scandale. Elle devait fet de choc du cinéma dont on trouvera la parade dans
remplir avant tout une exigence : provoquer une colère une présence d'esprit plus grande28. En raison de sa struc-
publique. ture technique, le cinéma a libéré l'effet de choc physique
Avec les dadaïstes, l'oeuvre d'art, séduisante appa- de l'emballage où les dadaïstes le maintenaient encore
rence visuelle ou forme sonore éloquente, devint un coup enfermé dans l'effet de choc moral29.
de revolver. Elle faisait feu sur le spectateur. Elle acquit
une qualité tactile. Elle a ainsi créé un terrain favorable à
la demande de cinéma, qui n'est distrayant que parce qu'il 27. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, 3e éd., Paris, 1930,
p.52.
s'appuie sur un élément essentiellement tactile : une 28. Le cinéma est la forme d'art qui correspond à l'intensification
succession des lieux de l'action et des plans qui agit sur du danger mortel que les contemporains doivent regarder en face. En
s'exposant à des effets de choc, les hommes s'ajustent aux dangers qui les
le spectateur comme une succession de coups. Que l'on menacent. Le cinéma correspond à des transformations en profondeur de
compare l'écran sur lequel le film se déroule et la toile l'appareil perceptif — transformations dont, à l'échelle de la vie privée,
n'importe quel passant fait l'expérience dans le trafic d'une grande ville et, à
l'échelle de l'histoire, n'importe quel ressortissant d'un Etat.
26. Le modèle théologique de ce recueillement contemplatif est la
conscience d'être seul avec Dieu. A la grande époque de la bourgeoisie,
29. De même que sur le dadaïsme, le cinéma ouvre d'importantes
perspectives sur le cubisme et le futurisme. Ils apparaissent l'un et l'autre
cette conscience a renforcé la liberté qui lui permit de s'affranchir de la comme des tentatives insatisfaisantes par lesquelles l'art cherche, pour son
tutelle de l'Eglise. A l'époque de son déclin, cette même conscience com- propre compte, à pénétrer la réalité comme le fait l'appareil. A la
porte une tendance cachée à priver les affaires de la communauté des forces différence du cinéma, qui utilise le dispositif technique pour une
mêmes que l'individu met en oeuvre dans son commerce avec Dieu. présentation artistique de la réalité, ces écoles ont fondé leur tentative sur
une sorte de présentation où se mêlent la réalité et le dispositif. Dans le
cubisme, c'est le
60
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
XV recueilli devant une oeuvre d'art s'absorbe en elle; il entre
dans l'oeuvre, comme le rapporte le conte d'un peintre
chinois regardant son tableau achevé. A l'opposé les
La masse est une matrice où le comportement habi- masses qui se distraient absorbent l'oeuvre d'art. Les
tuel vis-à-vis des oeuvres d'art connaît aujourd'hui une architectures en sont le cas le plus évident. Depuis tou-
seconde naissance. La quantité se renverse en qualité. jours l'architecture a offert le prototype d'une oeuvre
Les masses considérablement accrues des participants d'art dont la réception s'opère distraitement et collecti-
ont produit une nouvelle forme de participation. vement. Les lois de leur réception sont très instructives.
L'observateur ne doit pas être trompé par la forme décriée L'architecture accompagne l'humanité depuis la pré-
sous laquelle cette participation apparaît. Mais il n'a pas histoire. Beaucoup de formes d'art sont nées et ont passé.
manqué de gens enflammés qui, précisément, n'en ont La tragédie naît avec les Grecs et s'éteint avec eux pour
retenu que cet aspect superficiel. Parmi eux, Duhamel a ne revivre, des siècles plus tard, que sous l'espèce de ses
les expressions les plus radicales. Il tient surtout rigueur propres « règles ». L'épopée, dont l'origine remonte à
au cinéma du mode de participation qu'il a produit dans l'aube des peuples, s'éteint en Europe à l'issue de la
les masses. Il dit du cinéma qu'il est « un divertissement Renaissance. La peinture de chevalet est une création du
d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misé- Moyen Age et rien ne garantit qu'elle durera indéfini-
rables, ahuries par leur besogne et leurs soucis [...], un ment. Mais le besoin des hommes de trouver un abri est
spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose constant. L'architecture n'est jamais restée en jachère.
aucune suite dans les idées [...], n'éveille au fond des Son histoire est plus longue que celle de tous les autres
coeurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon arts et il est important d'avoir son action présente à l'es-
celle, ridicule, d'être un jour " star " à Los Angeles3o ». prit toutes les fois que l'on tente de rendre compte du
On le voit, c'est au fond la vieille plainte, les masses cher- rapport des masses à l'oeuvre d'art. Il y a deux sortes de
chent la distraction, tandis que l'art exige le recueille- réception des architectures : par l'usage et par la per-
ment. C'est un lieu commun. Reste à savoir s'il peut ception. Ou pour mieux dire : une réception tactile et
fournir la base d'une réflexion sur le cinéma. —Il s'agit une réception optique. On ne peut pas se faire une idée
d'y voir de plus près. Distraction et recueillement for- de cette réception si on se la représente selon le modèle
ment une antithèse que l'on peut formuler ainsi : qui est du recueillement, attitude qu'adoptent couramment, par
pressentiment de la construction – qui s'appuie sur l'optique – de ce dis- exemple, les voyageurs devant des architectures célèbres.
positif qui joue le premier rôle, dans le futurisme, c'est le pressentiment
des effets produits par le défilement rapide de la pellicule. Sur le versant tactile, il n'existe pas en effet de pendant
30. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, p. 58
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Walter Benjamin
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
à ce qu'est la contemplation sur le plan optique. La récep-
tion tactile s'opère moins par les voies de l'attention que fet de choc qui est le sien, le cinéma va au-devant de
par celles de l'habitude. Dans le cas de l'architecture à cette forme de réception. Le cinéma refoule la valeur
l'inverse, l'habitude détermine largement même la récep- cultuelle non seulement parce qu'au cinéma le public se
tion optique. Cette dernière passe elle aussi beaucoup comporte en expert, mais aussi parce que s'y comporter
moins par un effort d'attention que par ce que l'on en expert n'implique pas qu'on soit attentif. Le public est
remarque en passant. Mais cette réception, qui s'est for- un examinateur, mais un examineur distrait.
mée au contact des architectures, peut, dans certaines Conclusion
circonstances, revêtir une valeur canonique : dans les
périodes de mutation historique, les tâches imparties à
l'appareil perceptif de l'homme ne peuvent être accom-
La prolétarisation sans cesse croissante des hommes
plies par les seules voies de l'optique, c'est-à-dire de la
aujourd'hui et la formation sans cesse croissante de masses
contemplation. Elles sont peu à peu maîtrisées par le
nouvelles sont deux aspects d'un même et unique évé-
canal de la réception tactile, c'est-à-dire de l'habitude.
nement. Ces nouvelles masses prolétarisées, le fascisme
L'homme distrait lui aussi peut s'habituez Plus encore :
tente de les organiser sans porter atteinte aux rapports
il apparaît qu'on a pris l'habitude d'accomplir certaines
de propriété qu'elles tentent d'abolir. Donner aux masses
tâches seulement lorsqu'on peut les accomplir distrai-
une expression (mais non les établir dans leur droit), c'est
tement. La distraction, telle que l'art a pour tâche de la
pour lui le salut31. Les masses ont un droit à transformer
proposer, permet de contrôler en sous-main combien la
les rapports de propriété. Le fascisme cherche à donner
possibilité s'est élargie d'accomplir de nouvelles tâches
aux masses une expression, tout en conservant ces rap-
imparties à la perception. Puisque l'individu est constam-
ports. Le fascisme tend par conséquent à une esthétisa-
ment tenté de se dérober à ses tâches, l'art s'attaquera à
tion de la vie politique. Il recourt à la même violence,
la plus difficile et à la plus importante des siennes en
contre les masses en les humiliant dans le culte d'un chef,
tentant de mobiliser des masses. C'est ce qu'il fait aujour-
contre l'appareil en l'employant à instaurer des valeurs
d'hui dans le cinéma. La réception distraite, qui carac-
cultuelles.
térise de plus en plus profondément tous les domaines
de l'art et qui est le symptôme des transformations qui 31. Un fait technique revêt une grande importance de ce point de vue, par-
ticulièrement si l'on est attentif aux actualités cinématographiques, dont la
affectent profondément notre perception, trouve dans le valeur pour la propagande est inestimable. La reproduction de masse
cinéma l'instrument propre de son exercice. Par l'ef- amène la reproduction des masses. Dans les grands défilés solennels,
dans les manifestations monstres, dans les rencontres sportives de masse qui
ne
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65
L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
Walter Benjamin
rêvée du corps humain. La guerre est belle, parce qu'elle
Toutes les tentatives d'esthétisation de la politique enrichit un pré fleuri des flamboyantes orchidées des
ont le même point culminant. Ce point culminant est la mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu'elle unit les
guerre. La guerre, et elle seule, permet de donner un but à coups de fusil, les canonnades, les pauses du feu, les par-
des mouvements de masse de grande échelle tout en fums et les odeurs de la décomposition dans une sym-
garantissant les rapports de propriété traditionnels. Telle phonie. La guerre est belle, parce qu'elle crée de
est la formule de la guerre du point de vue de la politique. nouvelles architectures telle celle des grands tanks, des
Du point de vue de la technique, la formule en est la sui- escadres géométriques d'avions, des spirales de fumée
vante : la guerre seule permet de mobiliser l'ensemble des s'élevant des villages, et beaucoup d'autres choses
moyens techniques de l'époque présente tout en garan- encore. Poètes et artistes du futurisme [...] souvenez-
tissant les rapports de propriété. Il va de soi que le fas- vous de ces principes d'une esthétique de la guerre, afin
cisme n'a pas recours à ces arguments dans son apothéose que votre lutte pour une poésie et une plastique nouvelle
de la guerre. Malgré tout, il est instructif de considérer [...] en soit éclairée32 ! »
ses arguments. Marinetti écrit dans son manifeste pour la Ce manifeste a le mérite de la clarté. Pour le dialec-
guerre coloniale d'Ethiopie : « Depuis vingt-sept ans, ticien, il vaut la peine de prendre en compte cette pro-
nous autres futuristes nous nous élevons contre l'affir- blématique. L'esthétique de la guerre actuelle se présente
mation que la guerre n'est pas esthétique. [...] Aussi à lui de la façon suivante : si l'ordre de la propriété main-
sommes-nous amenés à constater : [...] la guerre est belle, tient un usage naturel des forces productives, l'augmen-
parce que grâce aux masques à gaz, aux terrifiants méga- tation des auxiliaires techniques, des tempos, des sources
phones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde d'énergie le pousse à les employer d'une manière non
la suprématie de l'homme sur la machine subjuguée. La naturelle. Le moyen lui en est fourni par la guerre, et les
guerre est belle, parce qu'elle inaugure la métallisation destructions qu'elle entraîne apportent la preuve de ce
sauraient aujourd'hui avoir lieu sans les caméras, la masse se voit elle- que la société n'était pas assez mûre pour faire _de la tech-
même en face. Ce processus, dont la portée n'a pas besoin d'être soulignée, nique son organe et que la technique n'était pas assez
est en rapport étroit avec le développement des techniques de reproduction
et d'enregistrement. Les mouvements de masse se présentent plus élaborée pour maîtriser les forces sociales élémentaires.
distinctement à l'appareil qu'au regard. La perspective cavalière est le Dans ses traits les plus cruels, la guerre impérialiste est
meilleur angle pour saisir des rassemblements de plusieurs centaines de déterminée par le hiatus qui sépare la puissance des
milliers de personnes. Et même si l'oeil a tout autant accès à cette pers-
pective que l'appareil, l'image qu'il en rapporte n'est pas susceptible du
grossissement à quoi la prise de vues peut être soumise. Cela veut dire que les 32. La Stampa, Turin.
mouvements de masse, tout comme la guerre, présentent une forme de
comportement humain particulièrement adaptée à l'appareil.
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moyens de production et l'insuffisance de leur emploi
dans le processus de production (elle est déterminée en Du nouveau
d'autres termes par le chômage et le manque de débou-
chés). La guerre impérialiste est une révolte de la tech- sur les fleurs*
nique qui veut faire valoir sur le « matériel humain » les
prétentions auxquelles la société a soustrait son matériel
naturel. Au lieu de canaliser les rivières, elle creuse pour La critique est un art de société. Un lecteur sain ne
le flot des humains le lit de ses tranchées, au lieu que ses se souciera pas du jugement porté par l'auteur d'une
aéroplanes servent à ensemencer, ils jettent des bombes recension. Mais lire par-dessus son épaule sans y être
incendiaires sur les villes et, avec la guerre des gaz, elle invité, voilà une incorrection qu'il goûtera fort. La cri-
a trouvé un moyen nouveau de liquider l'aura. tique consiste à feuilleter le livre de telle sorte qu'il nous
« Fiat ars - pereat mundus » dit le fascisme et, comme invite à nous asseoir, comme autour d'une table mise,
le reconnaît Marinetti, c'est de la guerre qu'il attend la avec toutes nos intuitions, questions, convictions,
satisfaction artistique de la perception sensorielle, telle lubies, préjugés et idées, de telle sorte que les quelques
que la technique l'a transformée. C'est manifestement l'ac- centaines de lecteurs (mais sont-ils si nombreux?) se
complissement de l'art pour l'art". L'humanité qui, chez fondent dans cette société pour y passer un bon
Homère autrefois, était un objet de spectacle pour les moment. C'est ça, la critique, la seule du moins qui
dieux de l'Olympe est aujourd'hui devenue un spectacle aiguise l'appétit du lecteur devant un livre.
pour elle-même. Elle est à ce point devenue étrangère à Si nous sommes d'accord sur ce point, il va falloir,
elle-même qu'elle peut vivre l'expérience de son propre sur les cent vingt planches de ce livre, dresser la table
anéantissement comme une jouissance esthétique de tout pour une foule de regards et de spectateurs. Car nous ne
premier ordre. Voilà ce qu'il en est de l'esthétisation de la souhaitons pas moins d'amis à cette oeuvre riche, qui
politique que le fascisme encourage. Le communisme lui n'est pauvre que de paroles. Mais il faut honorer le
répond par la politisation de l'art. silence du chercheur qui propose ici ces images. Peut-
être son savoir est-il de ceux qui rendent muet celui qui
Texte traduit par Christophe Jouanlanne. le possède. Et le savoir-faire importe ici davantage que

" Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst. Photographische Pflanzenbilder


(Formes originaires de l'art — Images photographiques de plantes). Edité par et
avec une introduction de Karl Nierendorf, Berlin, Ernst Wasmuth, [1928],
XVII et 120 pages. La recension de Benjamin parut dans Die Literarische
68 Welt le 23 novembre 1928.

69
Walter Benjamin Du nouveau sur les fleurs

ce précurseur que de la comparer à l'inobjectivité, mais


le savoir. Celui qui a réuni cette collection de photos de géniale, d'un Grandville, apprécié autant qu'incompris,
plantes a agi de main de maître. Il a fait sa part en réco- qui, dans ses Fleurs animées, fit jadis surgir du règne
lant l'inventaire de nos perceptions : cela va changer végétal le cosmos tout entier3. Grandville s'y attaque en
notre image du monde dans une mesure encore impré- suivant une démarche inverse et — Dieu sait — sans dou-
visible. Car il a démontré combien Moholy-Nagy, le ceur. Il marque au fer rouge, comme des forçats, ces
pionnier de la nouvelle photographie, a raison de dire : « enfants de la nature, en imprimant au milieu de la fleur
Nous ne pouvons pas fixer de frontières à la photo- le sceau de la créature, le visage humain. Grandville est
graphie. Tout est si neuf que la recherche même est un maître incontesté du sadisme graphique, qui est l'un
créatrice. La technique est naturellement pionnière. des principes fondamentaux de la publicité dont il fut un
L'analphabète de demain sera incapable de lire, non les grand précurseur. N'est-il pas remarquable de voir chez
textes mais les photographiesl. » Que nous filmions la Blossfeldt un autre des grands principes de la publicité,
croissance d'une plante en accéléré ou que nous en l'agrandissement en des proportions gigantesques,
montrions la forme quarante fois agrandie, de nouveaux soigner tendrement les blessures infligées au monde
mondes d'images jaillissent, comme des geysers, dans végétal par la caricature ?
des lieux de l'existence où nous étions loin de nous y « Formes originaires de l'art » — certainement. Mais
attendre. cela peut-il vouloir dire autre chose que formes origi-
Ces photographies découvrent dans l'existence des naires de la nature, c'est-à-dire des formes qui jamais
plantes tout un trésor insoupçonné d'analogies et de n'ont été de simples modèles de l'art mais qui, dès le
formes. La photographie seule en est capable. Car il faut début, comme formes originaires, ont été à l'oeuvre dans
le fort grossissement qu'elle leur donne pour que ces toute création ? Le lecteur le moins imaginatif
formes se défassent du voile que notre paresse a jeté sur remarquera d'ailleurs que le grossissement de la plante,
elles. Que dire d'un observateur à qui, encore sous le du bouton ou de la feuille — c'est-à-dire de ce qui est
voile, elles adressent leurs signaux ? Rien ne peut mieux
montrer l'objectivité véritablement nouvelle2 de de la photographie est à ses yeux Renger-Patzsch. C'est à la Nouvelle
Objectivité encore que Benjamin réserve les flèches que vise, dans le « Petite
histoire de la photographie », la critique de la photographie de création
1. Voir LSzlô Moholy-Nagy, « Photographie, mise en forme de la opposée à la photographie qui dévoile et qui construit. Voir également, infra,
lumière », traduction française de C. Wermester dans Ldzld Moholy-Nagy. «Peinture et photographie ». (N.d.T.)
Compositions lumineuses, 1922-1943, Paris, Centre Georges-Pompidou,
1995, p.193-197. (N.d.T.)
3. Sur Grandville, dont les Fleurs animées parurent en 1847, voir
Paris, Capitale du xix e siècle, traduit de l'allemand par Jean Lacoste, Paris,
2. L'objectivité qui n'est pas véritablement nouvelle, l'ennemie désignée ici Le Cerf, 1989, en particulier p. 190 et suivantes. (N.d.T.)
par Benjamin, c'est la Nouvelle Objectivité dont l'emblème dans le domaine

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Du nouveau sur les fleurs
Walter Benjamin
des Anciens. On voudrait pouvoir la nommer, d'une
grand — l'introduit dans un royaume formel très diffé- hypothèse hardie, le principe féminin et végétal de la
rent de celui que lui ouvre le microscope, en grossissant vie. La variante est souplesse et consentement, malléa-
ce qui est petit, par exemple la cellule végétale. Et s'il bilité infinie, ruse et omniprésence.
nous faut dire que de nouveaux peintres, comme Klee, et Mais c'est en lilliputiens que nous nous promenons
surtout Kandinsky, sont depuis longtemps occupés à sous ces fleurs géantes que nous regardons. A l'esprit
nous acclimater aux royaumes où le microscope nous des fraternels géants qu'étaient Herder et Goethe, à leurs
entraîne avec une brusque violence, ces plantes agran- yeux semblables au soleil, il est encore réservé de boire
dies nous découvrent plutôt des « formes stylistiques » tout le sucre de ces calices.
végétales. Dans la forme de crosse d'évêque de la fou-
gère en aile d'autruche, dans la dauphinelle et la fleur de Texte traduit par Christophe Jouanlanne.
la saxifrage, qui fait une deuxième fois honneur à son
nom en rappelant les rosaces des cathédrales, on devine
un parti pris * gothique. Les prêles voisines montrent de
très antiques formes de colonnes, les pousses dix fois
agrandies des châtaigniers et des érables des formes de
totems et celle de l'aconit se déploie comme le corps
d'une danseuse touchée par la grâce. De ces calices et de
ces feuilles, la nécessité intérieure de ces images jaillit
vers nous et garde le dernier mot dans toutes les phases
et tous les stades — les métamorphoses — de la
croissance. Nous touchons là à l'une des formes les plus
profondes et insondables de la création, la variante, qui a
toujours été, avant toute autre, la forme du génie, des
créations collectives et des créations de la nature. Elle
est la contradiction fertile, dialectique de l'invention : le
« natura non facit saltus4 »
4..< La nature ne fait pas de saut ». La formule est, entre autres, reprise par
Leibniz, Nouveaux Essais sur l 'entendement humain, dans Die
Philosophischen Schriften von G.W. Leibniz, édition en fac-similé de l'édi-
tion Gerhard (1882), t. V, p.49, Georg Olms Verlag, 1978.

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* Benjamin a écrit deux « Lettres de Paris », à la demande de la revue
moscovite de langue allemande Das Wort. C'est par l'intermédiaire de
Peinture et
Brecht qui, avec Willi Bredel et Lion Feuchtwanger, en était rédacteur
que Benjamin était entré en contact avec ce mensuel. Néanmoins les photographie
efforts que fit Benjamin pour collaborer à cette revue n'ont pas été cou-
ronnés de succès. Il n'a pas cessé de proposer des contributions, ce dont
témoignent sa correspondance avec Brecht et celle, plus abondante, avec
Deuxième lettre de Paris*,1936
la collaboratrice de ce dernier, Grete Steffin; seule la première Lettre de
Paris fut publiée par Das Wort, et Benjamin dut, de surcroît, mendier Si l'on se promène à Paris le dimanche et les jours fériés,
ses honoraires restés en souffrance, ce qui ressort d'une lettre adressée à lorsque le temps est clément, du côté des grandes artères
l'un des rédacteurs, W. Bredel, le 26 avril 1937. La première Lettre de
Paris, un « Essai sur la théorie fasciste de l'art » (intitulé désormais « de Montparnasse ou à Montmartre, on rencontre çà et là
André Gide et son nouvel adversaire »), fut publiée en novembre 1936 des sortes de paravents, alignés les uns à côté des autres ou
par Das Wort. A la même époque, Benjamin écrit à Grete Steffin pour bien disposés en petits labyrinthes, où sont accrochés, pour
lui parler de la seconde Lettre de Paris : « Je suis en train de préparer
pour Bredel ma deuxième Lettre de Paris qui s'appuie sur deux ouvrages être vendus, des tableaux. On trouve là les thèmes qu'af-
collectifs dont l'un a été publié par les Editions socialistes internationales fectionne le bon ton : natures mortes, marines, nus, scènes
(ESI) et l'autre par l'Institut international de coopération intellectuelle – de genre et intérieurs. Le peintre, affublé souvent dans un
tous deux concernent la situation actuelle de la peinture au sein de la
société » (à G. Steffin, le 4 novembre 1936). Le 20 décembre 1936, style romantique d'un chapeau à larges bords et d'une veste
Benjamin envoya son manuscrit à Brecht en l'accompagnant de ces mots de velours, s'est installé sur un petit pliant à côté de ses
: « Je crois qu'il y a là certaines choses intéressantes qui ne recoupent en
rien ce qui se dit actuellement. J'espère que cette Lettre paraîtra bientôt toiles. Son art s'adresse aux familles bourgeoises en pro-
». Benjamin croyait devoir à Brecht et Steffin le fait que Bredel ait menade, plus attirées sans doute par sa présence ou sa mise
accepté cette seconde Lettre de Paris; c'est Bredel, en effet, qui semble que par les tableaux exposés. Mais ce serait vraisembla-
avoir dirigé Das Wort et qui devait peu après refuser l'essai de Benjamin :
« L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique ». Le 29 mars blement trop prêter au sens commercial de ces peintres si
1937, Benjamin écrit à G. Steffin : « Bredel m'a annoncé qu'il avait l'on supposait leur présence mise au service d'un battage
accepté ma deuxième Lettre de Paris. Je crois que je ne fais pas erreur attirant les chalands.
sur la personne si je vous en remercie, vous et Brecht. Dans ce qu'il
m'écrit, Bredel ne laisse malheureusement rien entendre quant à la date Ce ne sont, bien entendu, pas ces peintres qui ont fait
de parution et au paiement des honoraires ; je crois que si vous perdiez la vedette des grands débats récents sur la situation de la
l'affaire de vue, je n'y verrais plus clair ». Or, pas plus que l'essai sur «
L'O uvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », la revue Das - manuscrit tapé à la machine T-1 (Benjamin-Archiv : Ts 1548-1563) ; -
Wort n'a pas publié la deuxième Lettre de Paris. Il semblerait que pour manuscrit tapé à la machine T-2 (Benjamin-Archiv : Ts 1564-1579); - le
ce dernier texte la raison de sa non-publication soit l'arrêt de la parution manuscrit M (Benjamin-Archiv : Ms 64-72) constitue une version
de Das Wort, bien qu'il ne soit intervenu qu'en 1939. L'appareil critique antérieure à la dactylographie. On y trouvera certaines variantes par rap-
port à T-1 et T-2 ; en revanche, certains passages de T- 1 et T-2 ne figurent
des CEuvres complètes (tome III, p. 678 et suivantes) donne pour ce pas dans M. Le dernier alinéa de M ne correspond en rien aux versions
texte les sources suivantes répertoriées dans les Benjamin-Archiv : dactylographiées : nous donnerons donc ces variantes en note. (N.d.T.)

74 75
Walter Benjamin Peinture et photographie

peinturer. Ils n'ont, en effet, de rapport avec la peinture en commencé avec la suppression du corporatisme, c'est-à-
tant qu'art que dans la seule mesure où leur production est dire avec la Révolution française. Après la suppression des
de plus en plus destinée à un marché au sens le plus géné- corporations, les artistes se seraient conduits, méprisant
ral. Les peintres arrivés n'ont, certes, pas besoin d'être pré- toute discipline, « comme de véritables fauves3 ». Quant
sents en personne sur le marché ; ils ont leurs marchands à leur public, les bourgeois, « libérés en 1789 d'un ordre
et sont exposés lors des Salons. Toujours est-il que leurs bâti politiquement sur les hiérarchies et spirituellement sur
collègues camelots proposent encore autre chose que ce la primauté des valeurs intellectuelles [...], ils furent assez
qu'offre la peinture à son niveau le plus bas ; ils révèlent à vite incapables de comprendre le pourquoi de la valeur de
quel point une activité qui ne réclame qu'un talent médiocre, cet ordre de création à la fois si désintéressé, mensonger,
se promener avec des pinceaux et une palette, est devenue amoral et inutile qui commande aux lois de l'art4 ».
courante. Et c'est dans cette mesure-là qu'ils ont malgré On pourra ainsi constater que le fascisme était bien
tout pu figurer lors des débats que nous avons évoqués. pré-sent dans les débats du Congrès de Venise. On ne
C'est à eux qu'André Lhote faisait allusion en disant : « De pouvait manquer de s'apercevoir que ces débats se
nos jours, toute personne qui s'intéresse à la peinture se déroulaient en Italie, de même qu'il était sensible, lors du
met, tôt ou tard, à en faire. [...] Du jour où un amateur fait Congrès de Paris, que celui-ci avait eu lieu à l'instigation
de la peinture, celle-ci cesse d'exercer sur lui cette espèce de de la Maison de la Culture – voilà pour le profil officiel de
fascination quasi religieuse qu'elle exerce sur le pro-fanes. ces manifestations. A examiner de plus près les différentes
» Si l'on cherche une autre conception, celle d'une époque communications, on conviendra qu'à Venise (où certes la
où l'on pouvait s'intéresser à la peinture sans en venir à rencontre était inter-nationale) les réflexions sur la
cette seule idée : se mettre soi-même à peindre, on se situation de l'art étaient mûries et pertinentes, tandis qu'à
retrouvera à l'époque des corporations. Et, comme c'est Paris tous les congressistes ne sont pas parvenus à
souvent le destin d'un libéral – Lhote est, au meilleur sens maintenir le débat hors des sentiers battus. Il est toutefois
du terme, un esprit libéral – que de voir un fasciste tirer les significatif que deux des vedettes du Congrès de Venise,
ultimes conséquences de sa pensée, on ne s'étonnera pas Lhote et Le Corbusier, prirent part à celui de Paris et furent
d'entendre Alexandre Cingria déclarer que la décadence a capables de se sentir très à l'aise dans cette nouvelle
1. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, Paris, Institut
ambiance. Le premier saisit l'occasion de rappeler le
international de coopération intellectuelle, 1935. La Querelle du Congrès de Venise : « Nous fûmes soixante, réunis [...]
réalisme. Deux débats par l'Association des peintres et sculpteurs
de la Maison de la Culture, Paris, Editions socialistes internationales,
pour tâcher de voir clair en ces ques-
1936.
2. Ibid., p. 39. 3. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 96.
4. Ibid., p. 97.
76
Walter Benjamin Peinture et photographie

rions, et il serait bien aventureux de prétendre que l'un de les impressionnistes, le jargon d'atelier fit déjà reculer la
nous y ait réussis. » théorie proprement dite et, dès lors, s'amorce une constante
Mais il est regrettable qu'à Venise l'Union soviétique évolution jusqu'au point où un observateur bien informé et
n'ait pas été représentée et que l'Allemagne n'ait eu qu'un intelligent pouvait être conduit à la thèse selon laquelle la
représentant, même si ce fut en la personne de Thomas peinture « est devenue une affaire totalement ésotérique et
Mann. On aurait pourtant tort de supposer que pour cette qui ne relève plus que du monde des musées, l'intérêt pour
raison les positions plus avancées n'aient trouvé aucun elle et pour ses problèmes n'existe plus, elle est presque un
défenseur. Des Scandinaves comme Johnny Roosval, des reliquat d'une période passée. Etre devenu son esclave, c'est
Autrichiens comme Hans Tietze, sans parler des deux un échec personnel7 ». Pareille conception obère moins la
Français dont nous avons parlé, s'en sont fait, du moins peinture que la critique d'art qui n'est qu'en apparence au
pour une part, les porte-parole6. A Paris, c'est de toute service du public, car en fait elle sert le commerce. Elle
façon l'avant-garde qui était au premier plan : composée à n'utilise aucun concept et n'obéit qu'à un jargon qui change
parts égales de peintres et d'écrivains. On voulait ainsi d'une saison à l'autre. Ce n'est pas un hasard si le critique
insister sur la nécessité pour la peinture de retrouver un d'art parisien dont l'autorité est la plus déterminante,
réel contact avec le langage écrit et parlé. Waldemar George, est intervenu à Venise comme un tenant
La théorie de la peinture s'est coupée de la peinture du fascisme. Son jargon de snob ne vaut que ce que dure-
pour devenir une discipline spécialisée qui est désormais ront les formes actuelles du marché de l'art. On comprend
l'objet de la critique d'art. La raison de cette division du qu'il en arrive à attendre de la venue prétendue inévitable
travail est à chercher dans l'effacement d'une solidarité qui d'un « Führer » le salut de la peinture française 8. L'intérêt
jadis assurait le lien entre la peinture et les aspirations du du Congrès de Venise réside dans l'effort de ceux qui ont
public. Courbet fut sans doute le dernier peintre chez qui su montre; sans chercher à la dissimuler, quelle crise la
cette solidarité a pu s'exprimer ; sa théorie de la peinture peinture traversait. C'est le cas, en particulier, de Lhote, et
ne répond pas seulement à des problèmes picturaux. Chez son constat : « La question du tableau utile est posée9 »
5. La Querelle du réalisme, p. 93. nous indique où se situe le point crucial des débats. Lhote
6. On s'est par ailleurs heurté, à Venise, à des positions rétrogrades dont est à la fois peintre et théoricien. En tant que peintre, il est
le caractère et la forme obsolètes ressortissent à des époques révolues ; à dans la lignée de Cézanne, et son travail théorique s'effec-
titre d'exemple, Salvador de Madariaga définit l'art « véritable » comme
étant « le résultat d'une combinaison d'étendue et de pensée en pro-
portions variables, et le mauvais art résulte d'un mélange de pensée et
7. Voir H. Broch, Création littéraire et connaissance, Paris,
Gallimard, collection « Bibliothèque des Idées », 1966, p. 205.
d'étendue où la pensée gêne l'oeuvre d'art». Cf. Entretiens : l'art et la
réalité ; l'art et l'Etat, p. 160.
8. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 71.
9. Ibid, p. 47.
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79
Walter Benjamin Peinture et photographie

tue dans le cadre de la Nouvelle Revue française. Il ne se nouveauté. Je pourrais symboliser les différents stades de
situe nullement à l'extrême gauche, et ce n'est pas seule- l'évolution de la vision, des primitifs à nos jours, par
ment là qu'on a senti la nécessité de réfléchir sur 1«< uti- l'exemple caricatural d'une simple assiette. Le primitif l'eût
lité » d'un tableau. Sauf à en pervertir le sens, cette notion représentée, comme l'enfant, par un cercle, le Renaissant
ne peut s'appliquer à l'utilité que revêt un tableau pour la par un ovale, le moderne, incarné par Cézanne [...], par
peinture ou le plaisir esthétique (au contraire, c'est préci- une figure extrêmement compliquée que vous pourrez ima-
sément grâce à cette notion qu'on pourra décider de l'uti- giner à peu près en aplatissant la partie inférieure de l'ovale,
lité de la peinture et du plaisir esthétique). Il est possible et en gonflant l'un de ses côtés11. » Si l'utilité de telles
d'ailleurs que l'extension du concept d'utilité soit trop res- découvertes picturales — et l'on pourrait peut-être en faire
treinte. On se fermerait toute voie de recherche à ne tenir l'objection — n'est pas à porter au crédit de la perception,
compte que de l'utilité immédiate, celle que présente le sujet mais seulement à celui de sa reproduction plus ou moins
d'une oeuvre. L'histoire montre que la peinture a pu assu- fidèle, c'est alors dans des domaines extérieurs à l'art que
mer certaines fonctions sociales d'ordre général souvent en cette utilité se confirmera d'elle-même. Ce type de
exerçant des effets indirects. C'est ce à quoi fait allusion reproduction, en effet, influence le niveau de production et
l'historien de l'art Tietze (de Vienne) lorsqu'il définit ainsi de culture d'une société par le biais de nombreux canaux :
l'utilité d'un tableau : « L'art fait comprendre la réalité. [...] le dessin publicitaire, les réclames, l'imagerie populaire,
Les premiers artistes qui imposèrent les premières conven- l'illustration scientifique.
tions à la perception visuelle rendirent à l'humanité un ser- La notion d'utilité d'un tableau, dont on peut ainsi éta-
vice semblable à celui qu'elle doit aux génies préhistoriques blir une conception élémentaire, s'est trouvée considéra-
qui formèrent les premières paroles10. » Lhote poursuit la blement élargie par la photographie, et cette extension
même idée, mais à travers les temps historiques ; il remarque correspond au statut actuel de cette notion. Aujourd'hui, le
que l'apparition de chaque technique nouvelle s'accom- point nodal de la controverse réside dans l'effort qu'elle fait
pagne d'une nouvelle conception de l'optique qui en consti- pour expliquer quel rapport la photographie — que la
tue l'arrière-plan : « Vous connaissez les délires qui discussion intègre à son analyse — entretient avec la pein-
présidèrent à l'invention de la perspective, qui est la décou- ture. Si cet effort n'a pas eu lieu à Venise, Aragon a tâché,
verte capitale de la Renaissance. Paolo Uccello, qui en au Congrès de Paris, de rattraper ce qui avait été négligé ; et
découvrait déjà les lois, réveillait sa femme la nuit, n'y tenant cela demandait, comme il le dit plus tard, une certaine
plus d'enthousiasme, pour l'entretenir de la merveilleuse audace. Une partie des peintres présents à Paris ont, en
10. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 11. Entretiens : l'art et la réalité ; l'art et l'Etat, p. 38.

34. 80 81
Walter Benjamin Peinture et photographie

effet, ressenti comme une offense l'idée d'étayer certaines mettaient d'accélérer et de rendre meilleur marché la pro-
réflexions touchant l'histoire de la peinture grâce à l'his- duction des portraits, et ainsi d'en étendre la consommation.
toire de la photographie. « Imagine-t-on, conclut Aragon, un La description que G. Freund donne du physionotrace ls,
physicien qui se fâcherait qu'on lui parlât de chimie 12 ? »
Benjamin fit un compte rendu de cet ouvrage dans Zeitschrift für
Les recherches sur l'histoire de la photographie ont Sozialforschung, n° 7, 1938, p. 296, publié dans W. Benjamin,
commencé il y a huit ou dix ans. Nous disposons d'un cer- Gesammelte Schriften, t. III, p. 542-544. Benjamin, qui était un ami de G.
Freund, avait pu prendre connaissance de l'ouvrage alors qu'il n'avait pas
tain nombre de travaux, illustrés pour la plupart, qui trai- encore été publié ; voir lettre à B. Brecht du 8 janvier 1935. (N.d.T.)
tent des débuts de la photographie ou qui sont consacrés à Cet ouvrage est la thèse que l'auteur, émigrante allemande, a soutenue à
la Sorbonne. Ceux qui assistèrent à la discussion finale ne peuvent
ses premiers maîtres13. C'est pourtant le fait d'un tout qu'avoir été fortement impressionnés par l'ampleur de vues et la tolé-
récent ouvrage que d'avoir le premier traité son sujet en rance des membres du jury. Evoquons un reproche d'ordre méthodolo-
gique qu'on pourrait faire à ce livre plein de mérites : « Plus le génie de
rapport avec l'histoire de la peinture. Cette recherche s'est l'artiste est grand, écrit l'auteur, et mieux son oeuvre reflète, à travers
inspirée du matérialisme dialectique et confirme à nouveau l'originalité même de la forme, les courants actuels de la société ». (G.
Freund, La Photographie en France au xrx' siècle, p. 4). Ce qui dans
la grande originalité des perspectives ouvertes par cette une telle phrase semble problématique, ce n'est pas la tentative de défi-
méthode. L'étude de Gisèle Freund, La Photographie en nir la portée artistique d'une oeuvre en relation avec la structure sociale
propre à l'époque où elle apparaît, c'est plutôt la présupposition que
France au xlx e siècle 14, explique l'apparition de la photo- cette structure apparaîtrait une fois pour toutes et sous le même aspect.
graphie en rapport avec la montée de la bourgeoisie et En fait, la manière dont elle apparaît se transforme en fonction des dif-
illustre ce rapport d'une façon particulièrement bien justi- férentes époques qui se tournent vers elle pour la comprendre. Définir la
signification d'une oeuvre d'art, en tenant compte de la structure sociale de
fiée en prenant pour exemple l'histoire du portrait. Partant l'époque où elle apparaît, consiste donc bien plutôt à évaluer la capa-cité
de la technique du portrait la plus répandue sous l'Ancien de cette oeuvre – à partir de l'histoire des influences qu'elle a exercées –,
à ouvrir, pour l'époque où elle voit le jour, un accès aux époques qui lui
Régime, les coûteuses miniatures sur ivoire, l'auteur passe sont les plus lointaines et les plus étrangères. On trouvera des exemples
en revue les différents procédés qui, vers 1780, c'est-à-dire d'une telle puissance dans le poème de Dante pour le xii' siècle, dans
l'oeuvre de Shakespeare pour l'époque élisabéthaine. Il est d'autant plus
soixante ans avant l'invention de la photographie, per- important de poser clairement ce problème méthodologique que la
phrase de G. Freund renvoie directement à une position dont Plekhanov
12. L. Aragon, « Le Réalisme à l'ordre du jour », Commune, s'est fait l'interprète à travers une formule à la fois percutante et pro-
septembre 1936, n° 4, série 37, p. 23. blématique : « Plus l'écrivain est grand, plus le caractère de son oeuvre
13. Voir entre autres travaux : H. T. Bossert et H. Guttmann, Aus dépend fortement et clairement du caractère de son époque ; autrement
der Frühzeit der Photographie 1840-1870, Francfort-sur-le-Main, 1930 ; C. dit, moins on trouve dans ses oeuvres cet " apport " qu'on pourrait appeler
Recht, Die alte Photographie, Paris, 1931 ; H. Schwarz et D. O. Hill, personnel » (Georges Plekhanov, « Les Jugements de Lanson sur Balzac
Der Meister der Photographie, Leipzig, 1931 ; voir ensuite deux oeuvres
de référence : Disdéri, Manuel opératoire de photographie, Paris, 1853 ; et et Corneille », Commune, décembre 1934, série 16, p. 306).
Nadar, Quand j'étais photographe, Paris, 1900. 15. Voir G. Freund, La Photographie en France au xix' siècle, p.
14. G. Freund, La Photographie en France au xix, siècle. Essai 17 et suivantes : « L'invention de la silhouette qui, en soi, n'avait pas ce
de sociologie et d'esthétique, Paris, La Maison des Amis du livre, 1936. qu'il fallait pour devenir une industrie de grande envergure, provoqua la
naissance d'une technique, populaire en France entre 1786 et 1830,
82 connue sous le nom de physionotrace. L'inventeur en était Gilles Louis

83
Peinture et photographie
Walter Benjamin
Sur le terrain de la théorie, cette controverse s'est essen-
technique intermédiaire entre la miniature et la photogra- tiellement attachée à la question de savoir si la photogra-
phie, a valeur de découverte. L'auteur montre ensuite com- phie était un art. L'auteur souligne la particularité du contexte
ment c'est avec la photographie que cette évolution technique que met en lumière la réponse à ce problème : elle démontre
atteint un niveau congruent à l'évolution de la société, puis- que le niveau artistique d'un bon nombre des premiers pho-
qu'elle met le portrait à la portée des couches plus larges de tographes était très élevé et qu'ils travaillaient sans pré-
la bourgeoisie16. Elle montre bien comment, parmi les tention proprement artistique, ne destinant leurs oeuvres
peintres, ce sont les miniaturistes qui ont été les premières qu'à un cercle restreint d'amis. « Cette prétention à l'art,
victimes de la photographie. Elle rend compte pour finir de c'étaient les commerçants de la photographie qui la mani-
la discussion théorique opposant peinture et photographie, festaient". » En d'autres termes : la prétention de la pho-
et qui débuta vers le milieu du >axe sièclel7. tographie à être un art est contemporaine de son apparition
sur le marché en tant que marchandise.
Chrétien, né en 1754 à Versailles. [...j En 1786, il réussit à inventer un
appareil qui mécanisait la technique de la gravure et permettait de gagner Cette problématique obéit à une ironie proprement dia-
beaucoup de temps. L'invention combinait deux modes différents du lectique : le procédé, qui était par la suite destiné à remettre
portrait : celui de la silhouette et celui de la gravure, créant ainsi un art
nouveau. Il nomma son appareil physionotrace. Le physionotrace était en question la notion d'oeuvre d'art, puisqu'en la repro-
basé sur le principe bien connu du pantographe. Il s'agit d'un système de duisant il en accélérait la transformation en marchandise,
parallélogrammes articulés susceptibles de se déplacer dans un plan
horizontal. A l'aide d'un stylet sec, l'opérateur suit les contours d'un se définit d'abord comme technique artistique19. L'étape
dessin. Un stylet encré suit les déplacements du premier stylet, et repro- suivante de cette évolution commence avec Disdéri qui
duit le dessin à une échelle qui est déterminée par la position relative des
stylets. Deux points principaux distinguaient le physionotrace. Outre sa avait compris que la photographie était une marchandise
grandeur peu commune, il se déplaçait dans un plan vertical et il était comme tous les autres produits de notre société (le tableau
muni d'un visier (nous dirions un viseur) qui, remplaçant la pointe sèche,
permettait de reproduire les lignes d'un objet non plus à partir d'un plan, lui aussi est une marchandise). D'autre part, Disdéri a su
mais de l'espace. Après avoir placé son modèle, l'opérateur, monté sur deviner quels services la photographie était en mesure de
un escabeau derrière l'appareil, manoeuvrait en visant, d'où le nom du
visier, les traits à reproduire. La distance du modèle à l'appareil ainsi rendre à l'économie marchande : il fut le premier à utiliser
que la position du stylet traceur permettaient d'obtenir une image aussi
bien en grandeur naturelle qu'à une échelle quelconque (Voir Cromer, « 18. G. Freund, La Photographie en France au xtx= siècle, p.
Le Secret du Physionotrace », Bulletin dee la Société archéologique, his- 49.
torique et artistique, Le Vieux Papier, 26 année, octobre 1925). » 19. Dans le même domaine, on trouvera une autre situation
16. Correction manuscrite dans T-2 : « L'auteur montre de parcourue d'une ironie semblable : en tant qu'instrument hautement
manière particulièrement bien venue comment certaines découvertes standardisé l'appareil photo nivelle, à travers ses produits, toute
techniques peu-vent être rendues accessibles aux larges couches sociales. expression des particularités nationales. Jamais les photographies, en tant
» qu'images, n'ont été aussi indépendantes des conventions et des styles
17. Ajout manuscrit postérieur dans T-2 : « La méthode de cet essai est nationaux. L'appareil photo crée donc un malaise chez ceux des
celle du matérialisme dialectique. Néanmoins, quelques passages pour- théoriciens qui restent attachés à ce type de style et de convention, et
ront éveiller certains doutes chez un lecteur critique. » leur réaction ne s'est pas fait

84
Peinture et photographie
Walter Benjamin
de Meissonier : « Nous serons de l'avis du public en admi-
cette technique pour lancer sur le marché des produits qui rant encore [...] l'artiste délicat qui a produit tant de chefs-
avaient été plus ou moins soustraits aux échanges — et, en d'oeuvre microscopiques, et qui [...] s'est manifesté cette
premier lieu, les oeuvres d'art. Disdéri eut l'astuce de se faire année par une peinture pouvant lutter de finesse avec les
accorder par l'Etat le monopole de la reproduction des épreuves daguerriennes20. » La peinture du juste
oeuvres rassemblées au Louvre. Et depuis, la photographie milieu* semblait n'attendre que d'être prise en remorque
a commercialisé en quantité croissante ses emprunts au par la photographie ; il n'est donc pas étonnant qu'elle
domaine de la perception visuelle ; elle s'est emparée n'ait rien présagé, en tout cas rien de bon, du
d'objets qu'elle a fait entrer dans le circuit des échanges et développement de l'artisanat photographique. Et lorsque
qui, autrefois, n'auraient jamais pu y trouver place. celui-ci s'est trouvé sous son empire, certains
Mais cette évolution sort déjà du cadre que Gisèle photographes ont tenté d'imiter, en rassemblant des
Freund s'est imparti. Elle s'est essentiellement cantonnée décors dans leur atelier et en y convoquant des figurants,
à l'époque où la photographie entame sa marche triom- les peintres de scènes historiques qui, à l'époque, avaient à
phale : l'époque du juste milieu*. L'auteur s'attache à en la demande de Louis-Philippe couvert de leurs fresques
définir les positions esthétiques, et son exposé dépasse la Versailles. C'est sans la moindre hésitation qu'on
simple anecdote lorsqu'elle nous explique que l'un des photographiait le sculpteur Callimaque inventant le
maîtres respectés de cette période considérait l'exactitude chapiteau corinthien à la vue d'une feuille d'acanthe ; on
dans la reproduction des écailles de poisson comme l'un mettait en scène « Léonard de Vinci » peignant « Mona
des sommets de la peinture. Cette école a vu son idéal réa- Lisa », et on photographiait la scène.
lisé du jour au lendemain par la photographie ; ce dont La peinture du juste milieu* trouva un adversaire en
témoigne, non sans naïveté, un peintre de cette époque, la personne et l'oeuvre de Courbet avec qui, pour un
Auguste Galimard, dans un compte rendu sur les tableaux temps, le rapport entre photographie et peinture s'est
attendre. En 1859 déjà, on trouvera les lignes suivantes dans le compte inversé. Son célèbre tableau, La Vague, équivaut à la
rendu d'une exposition de photographies : « Le caractère propre à l'es- découverte d'un thème photogénique par la peinture. On ne
prit [...] de chaque nation se décèle avec une singulière et frappante évi-
dence dans les oeuvres sorties des différents pays. [...] Jamais un connaissait pas encore à cette époque le gros plan ni
photographiste [sic] français ne pourra être confondu, sous ce rapport, l'instantané ; et la peinture de Courbet ouvre la voie à ces
avec un de ses confrères d'outre-Manche » (L. Figuier, La Photographie
au Salon de 1859, Paris, Hachette, 1860, p. 5). Plus de soixante-dix ans procédés en explorant un nouveau monde de formes et de
après, Margherita Sarfatti expliquait au Congrès de Venise : « Une proportions qu'on ne sera capable de fixer sur les plaques
bonne photographie vous dira tout de suite la nationalité, non pas du
personnage photographié, mais du photographe » (Entretiens : l'art et que plus tard.
la réalité ; l'art et l'Etat, p. 87). 20. A. Galimard, Examen du Salon de 1849, Paris, Guérin et Lamotte,
s. d., p. 95.
86
Walter Benjamin Peinture et photographie

Si Courbet occupe une place toute particulière, c'est référant aux travaux de ses anciens amis surréalistes qui
qu'il fut le dernier à tenter de dépasser la photographie. avaient expérimenté différents procédés : « L'élément pho-
Après lui, les peintres cherchèrent à y échapper, et tout tographique était collé dans un dessin ou une peinture ;
d'abord les impressionnistes. Une fois peint, le tableau l'élément dessiné ou peint était surajouté à une photo-
échappe au bâti de l'esquisse dessinée et ainsi se dérobe, graphie23. » Aragon énumère d'autres techniques, celle,
dans une certaine mesure, à la concurrence de l'appareil par exemple, qui consiste à utiliser des reproductions aux-
photographique. La preuve par l'exemple en est qu'au quelles, par découpage, on donne une forme qui n'a rien à
tournant du siècle la photographie a cherché de son côté à voir avec ce qu'elles représentent (on peut ainsi découper
imiter les impressionnistes : elle s'est mise à employer une locomotive dans une photo qui représente une rose).
l'impression à l'aniline, et l'on sait à quel point ce pro-cédé Aragon a cru que ce procédé, où l'on reconnaît l'influence
a pu la perdre. Aragon a sévèrement analysé cette du dadaïsme, serait la caution suffisante de l'énergie
situation : « Les peintres [...] ont vu dans l'appareil pho- révolutionnaire propre au nouvel art qu'il oppose à l'art
tographique un concurrent. [...] Ils ont cherché à ne pas traditionnel : « La peinture tourne au confortable, flatte
faire comme lui. C'était leur grande idée. Cette mécon- l'homme de goût qui l'a payée. Elle est luxueuse. Or voici
naissance d'une acquisition humaine [...] devait tout natu- qu'il est possible aux peintres de s'affranchir de cette
rellement les conduire [...] à une façon réactionnaire de se domestication par l'argent. Le collage est pauvre.
comporter. Les peintres sont devenus, à proportion même Longtemps encore on en niera la valeur24. »
de leurs talents, [...] de véritables ignorantins2l. » Mais c'était en 1930 et, aujourd'hui, Aragon n'écrirait
Les questions laissées de côté par la récente histoire de plus ces phrases. En cherchant à maîtriser « de manière
la peinture, Aragon les a traitées en 1930 dans un essai artistique » la photographie, les surréalistes sont tombés à
intitulé La Peinture au défi 22 — le défi, c'est la faux. Ils ont commis la même erreur que ceux des photo-
photographie. Cet essai concerne le changement d'attitude graphes qui font de la photographie appliquée, et dont le
qui a conduit la peinture à ne plus tourner le dos à la credo conformiste s'exprime dans le titre que Renger-Patzsch
photo-graphie, alors qu'elle évitait jusque-là de s'y mesures a donné à son célèbre recueil de photos, Die Welt ist
Aragon explique comment la peinture a opéré ce schôn 25. Ils n'ont pas su reconnaître la force d'impact
revirement en se social de la
21. La Querelle du réalisme, p. 64. Voir la thèse très dure de 23. L. Aragon, Les Collages, p. 60 et suivantes.
Derain : « Le grand danger pour l'art, c'est l'excès de culture. Le
véritable artiste est un homme inculte (La Querelle du réalisme, p. 24. Ibid., p. 57.
163). 25. A. Renger-Patzsch, Die Welt ist schiin [Le monde est
22. L. Aragon, La Peinture au défi, Paris, Corti, 1930 ; repris beau], 100 photographische Aufnahmen, Munich, C. G. Heise,
dans Les Collages, Paris, Hermann, 1965, p. 35-72.
1928.
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Walter Benjamin Peinture et photographie

photographie, et n'ont pas compris l'importance du titre ou


piège qui se referme dans le dos du penseur libéral et le livre
du texte qui accompagne les photos et provoque l'étincelle
pieds et poings liés au fascisme. Combien plus perçant le
critique propre à un montage photographique ou à une
regard d'Antoine Wiertz, fruste peintre engagé, qui, il y a
série d'images (ce dont Heartfield nous donne le meilleur
exemple). Aragon s'est pour finir intéressé à John siècle dernier. L'histoire ne lui a pas donné raison. Ce qui ne simplifie pas
l'éclaircissement du problème, c'est la représentation selon laquelle les
Heartfield26 ; par ailleurs, il a, lui aussi, cherché à peintres auraient ouvertement accentué les difficultés auxquelles ils sont
souligner dans la photographie son aspect proprement confrontés en ne tenant aucun compte de la réceptivité du " public ". Le
critique. Aujourd'hui, Aragon reconnaît cet élément malheur aurait commencé avec le futurisme et n'aurait fait qu'empirer avec
la peinture abstraite, le dadaïsme et le surréalisme. De là à en rendre
jusque dans l'oeuvre de caractère apparemment formaliste responsable un " bolchevisme culturel ", il n'y a qu'un pas. Peu importe
d'un virtuose de l'objectif comme Man Ray. Lors du que le recteur de l'Académie des beaux-arts le fasse ou pas – il reproduit
une argumentation qui y correspond, en déclarant dans un discours officiel
Congrès de Paris, Aragon déclara qu'avec Man Ray la : " Des esprits subtils pensent avoir découvert jusque dans la politique des
photographie avait réussi à reproduire le style pictural des traces du futurisme et veulent reconnaître, dans la confusion des lignes à ce
point brisées qu'elles forment en quelque sorte un unique et grand rébus :
peintres les plus modernes : « Qui ne connaîtrait pas les l'oeil de Moscou, le triangle maçonnique et la pression des masses. " Il est
peintres auxquels il [Man Ray] fait allusion n'apprécierait bien évident que certaines vues superficielles sur l'histoire récente de la
peinture se sont répandues chez les gens de droite. Le contexte de cette
pas pleinement ses réussites27. » histoire ne peut être analysé sans faire référence à certains événements
Quitterons-nous cette histoire, riche de ses tensions, de techniques et sociaux qui sont autant de vérités désagréables pour le fas-
cisme. Mais il est préoccupant que les mêmes idées deviennent parfois –
la rencontre entre peinture et photographie sur cette aimable comme on a pu le constater à Paris – celles de la gauche. Il faut en cher-
formule que Lhote nous tient prête s'il nous était possible cher la raison dans une représentation par trop naïve de la manière dont les
masses reçoivent la peinture. Le Corbusier s'est attaqué à cette repré-
de prendre ainsi congé ? Il lui semble indiscutable « que la sentation. Jamais la peinture – pas même à l'époque de son épanouisse-
fameuse substitution de la photographie à la peinture, dont ment – n'a été reçue de façon immédiate par les masses. Sa réception passe
toujours par certains intermédiaires sociaux qui la déforment considéra-
on a tant parlé, puisse s'opérer pour expédier, si j'ose dire, blement : " Mais jetons, dit Le Corbusier, un regard sur l'histoire. L'homme
les affaires courantes [...] afin qu'il reste à la peinture le simple – je parle avant tout du paysan dont les obligations impliquaient
qu'il aille de temps en temps en ville ou qu'il se rende au château – n'avait
mystérieux domaine de l'homme pur, éternellement inac- ni les présupposés culturels, ni la liberté, ni l'esprit nécessaire pour com-
cessible28 ». Malheureusement, cette conception n'est qu'un prendre les divines proportions de l'oeuvre d'art. En revanche, il y trouvait
une harmonie à sa convenance, et il lui suffisait d'y saisir au passage un
26. L. Aragon : « John Heartfield et la beauté révolutionnaire », certain nombre d'éléments superficiels ; il utilisait ensuite ces éléments selon
des critères tout à fait personnels, les organisait en fonction de son propre
Commune, mai 1935, n° 2, série 21; repris dans Les Collages, p. 73-83;
voir W. Herzfeld, John Heartfield, Dresde, Veb Verlag, 1970. (N.d.T.) arbitraire, ne respectait pas leurs proportions, les déformait sans tenir
compte de leurs propriétés les plus essentielles, puis, ainsi chargé d'un miel
27. L. Aragon, La Querelle du réalisme, p. 60. tout différent, il rentrait chez lui. Après un tel massacre, il se mettait à
28. A. Lhote, La Querelle du réalisme, p. 102. Autre conclusion créer son oeuvre en obéissant à des harmonies toutes personnelles, c'est
dans le manuscrit M : « C'est la vieille motion de conciliation qui date déjà ainsi qu'apparurent les merveilleuses oeuvres d'art du folklore. " »
du
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Walter Benjamin Peinture et photographie

bientôt un siècle, écrivait à l'occasion de la première expo- toiles, il faudrait que je puisse en être visuellement impres-
sition mondiale de la photographie : « Il nous est né, depuis sionné30. » Voilà une formulation qui résonne de manière
peu d'années, une machine, l'honneur de notre époque, fort équivoque lorsqu'il s'agit des Etats fascistes actuels
qui, chaque jour, étonne notre pensée et effraie nos yeux. dans les villes et les villages desquels règnent « l'ordre et
Cette machine, avant un siècle, sera le pinceau, la palette, le calme ». Christian Gaillard ne devrait-il pas faire l'ex-
les couleurs, l'adresse, l'habitude, la patience, le coup d'oeil, périence du processus inverse ? N'est-ce pas la manière
la touche, la pâte, le glacis, la ficelle, le modelé, le fini, le dont il est socialement influencé qui se transposera dans
rendu. [...] Qu'on ne pense pas que le daguerréotype tue son inspiration visuelle ? C'est ce qui a fait les grands cari-
l'art. [...] Quand le daguerréotype, cet enfant géant, aura caturistes dont le sens politique était tout aussi profondé-
atteint l'âge de maturité, quand toute sa force, toute sa ment inscrit dans leurs perceptions des physionomies que le
puissance se seront développées, alors le génie de l'art lui sont les expériences du toucher dans la manière de per-
mettra la main sur au collet et s'écriera : " A moi ! Tu es à cevoir l'espace. Des maîtres tels que Bosch, Hogarth, Goya
moi maintenant ! Nous allons travailler ensemble. "29. » Si et Daumier ont su ouvrir cette dimension nouvelle. « Parmi
l'on a devant soi les grands tableaux de Wiertz, on com- les oeuvres les plus importantes en peinture, écrit René
prendra que le génie dont il parle est un génie politique. Crevel, mort récemment, il faut compter, il a toujours fallu
Selon lui, c'est l'éclair d'une grande inspiration sociale qui compter celles qui, du fait même qu'elles constataient une
opérera nécessairement la fusion de la peinture et de la pho- décomposition, requéraient contre ses responsables, non
tographie. Cette prophétie n'est pas sans receler une vérité, à sans d'ailleurs répandre sur la présente décomposition les
ceci près qu'une telle fusion ne s'est pas réalisée dans des phosphorescentes promesses d'une germination future. De
oeuvres, mais chez de grands maîtres. Ils sont de la même Grünewald à Dali, du Christ pourri à l'âne pourri 3l [...] la
génération qu'un Heartfield, et c'est par l'entremise de la peinture a su trouver [...] des vérités nouvelles qui
politique que, de peintres, ils sont devenus photographes. n'étaient pas seulement d'ordre pictura132. »
Cette génération a produit des peintres comme George Par nature, la situation de la culture dans les pays ouest-
Grosz ou Otto Dix, qui ont travaillé pour parvenir au européens implique que la peinture exerce une activité des-
même but. La peinture n'a pas perdu sa fonction ; il suffit tructrice, purificatrice, précisément là où, souverainement
de ne pas s'autoriser à la perdre de vue, comme le fait détachée du reste, elle s'attache à résoudre des problèmes
pourtant un Christian Gaillard, par exemple : « Pour que
les drames sociaux aient une place dans le sujet de mes 30. La Querelle du réalisme, p. 190.
31. Il s'agit d'un tableau de Dali.
29. A. Wiertz, Œuvres littéraires, Paris, 1870, p. 309.
32. La Querelle du réalisme, p. 154.
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Walter Benjamin

purement picturaux. Dans un pays où règnent encore cer-


taines libertés démocratiques33, cela n'apparaît sans doute Bibliographie
pas aussi nettement que dans un Etat où le fascisme tient Walter Benjamin
la barre. Car là-bas, il y a des peintres à qui l'on interdit de - Gesammelte Schriften (OEuvres complètes), 7 tomes en 14 volumes,
peindre ; c'est la plupart du temps leur style, et rarement Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1972-1991, édités sous la direction de
Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhaüser.
leurs sujets, qui leur a valu cette interdiction, tant le fas- - OEuvres, t. I, Mythe et violence, t. II, Poésie et Révolution, traduit et
cisme est ébranlé par leur manière de voir la réalité. La préfacé par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971.
− Sens unique, précédé d'Enfance berlinoise et suivi de Paysages
police descend chez ces peintres pour contrôler qu'ils n'aient urbains, traduit par Jean Lacoste, édition revue et corrigée, Paris, Les
rien peint depuis la dernière razzia. Ces artistes se mettent Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1988.
− Correspondance, 2 volumes, traduit par Guy Petitdemange, Paris,
au travail la nuit après avoir condamné leurs fenêtres ; pour Aubier-Montaigne, 1979.
eux, la tentation de peindre « d'après nature » est bien - Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, tra-
duit et préfacé par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982.
mince. Aussi les contrées blafardes que montrent leurs − Origine du drame baroque allemand, traduit par Sibylle Muller avec
tableaux, peuplées d'ombres et de monstres, n'imitent-elles le concours d'André Hirt, Flammarion, collection « La Philosophie en
effet », Paris 1985.
pas la nature, mais sont inspirées par l'Etat de classe. A - Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, tra-
Venise, il ne fut pas question de ces peintres ; à Paris non duit par Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris,
Flammarion, collection « La Philosophie en effet », 1986.
plus, malheureusement. Ils savent pourtant ce qui aujour- - Rastelli raconte... et autres récits, traduit par Philippe Jacottet, préface
d'hui est utile dans un tableau : chaque signe visible ou de Philippe Ivernel, Paris, Le Seuil, collection « Fiction & Cie »,1987.
secret qui montre que le fascisme s'est heurté dans l'homme
− Paris, capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf,
1989.
à des barrières tout aussi infranchissables que celles qu'il - Ecrits français, présentés et traduits par Jean-Maurice Monnoyer,
Paris, Gallimard, 1991. [On y trouve, outre la traduction française par
rencontrées sur la planète. Pierre Klossowski de la première version de « L'auvre d'art », la traduc-
tion de l'apparat critique, tel qu'il figure dans le tome I des Gesammelte
Texte traduit par Marc B. de Launay. Schriften, c'est-à-dire l'histoire de l'élaboration de ce texte ainsi que les
paralipomènes et les variantes.]
33. « Encore car à l'occasion de la grande exposition Cézanne, la feuille − Ecrits autobiographiques, traduit de l'allemand par Christophe
parisienne Choc a entrepris de mettre un terme à ce qu'elle appelle le « Jouanlanne et jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois éditeur,
bluff » Cézanne. L'exposition aurait été organisée à l'instigation de collection « Détroits », 1990.
l'actuel gouvernement de gauche français, afin « de traîner dans la boue − Sur le haschich, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier, Paris,
l'esprit artistique de tous les autres peuples, au profit de l'art français » – Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1993.
voilà pour la critique de cette feuille. Par ailleurs, il est des peintres qui - Denkbilder, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier, Paris,
semblent avoir prévu toutes les éventualités. Ils ont la même attitude que Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1997.
Raoul Dufy qui écrit : « Si j'étais allemand et que je dusse peindre le - Sonnets, traduit de l'allemand par Philippe Lacoue-Labarthe,
triomphe de l'hitlérisme, je le ferais, comme d'autres, jadis, ont traité, Alexander Garcia Düttmann et Jean-François Poirier, Paris, Christian
sans la foi, des sujets religieux » (La Querelle du réalisme, p. 187). Bourgois éditeur, collection « Détroits », 1997.

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