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LE NON-LIEU DE L’ESPRIT'? Pascal ENGSL* sun, — Anayse eritique de deus ouorages rcents dans lsquets Vine cunt Descombns ctiqne ls oneeptionscariionnese motériltes contr taines de Peep, dan point de ue néoaginsteinien. Contant @ ce fit eat nil heliomel ns xterm ull ance ne son compass ree ume coneptin cals du mental t une forme plus comploce de saturaliome Summary. — A critical analysis of treo recent books by Descombes, where he criticises contemporary Cartesian and materialistic theories of the mind from a neo-Witigensteinian standpoint. Contrary to what Fhe claims, naither holism nor externalism can be incompatible with a causaist view of the manial and a more sophisticated form af naturalism. En deux livres publiés & une année de distance, Vincent Des combes vient d’apporter sa contribution & ce qu'il appelle Tes «¢ putes de lesprit (titre callectif des deux volumes) dans la philoso- phic contemporaine. Cette contribution n’est pas mince, ne serait-ce que par Ia taille de ensemble (plus de 700 pages, qu'il faut lire, malgeé les deux volumes, comme un ensemble indisso- ciable). [ly présente une bonne partie des théories actuelles qui portent sur Ia nature de esprit, du mental, et des phénoménes mentaux surtout dans la tradition de la philoophie analytique anglo-saxonne; il les compare, 3 ta fois bistoriquement et systéma- * Université de Caen, Ux des Sciences de Homme 14092, Caen, 1. A propos de Vincent Descounbes, La denrée menuale, Paris Minuit, 1995, 950 p.itLes institutions da sens, Paris, Minuit, 1996, 350 p. Ree philsophiquy n° $1907, p. 487 & p. 59 448 Pascal Engel tiquement avec leurs antéoédents dans la philosophie classique, et avec leurs homologues et leurs rivales dans la philosophie contem- poraine de tradition plus «continentale» et en particulier francaise. Et il les discuto en les confrontant & a propre doctrine sur la nature de Fesprit, le cholisme anthropologique ». Ce faisant, il entend jeter les fondements d'une théorie renouvelée non seulement de Vesprit et du langage, mais aussi de Faction et du social, qui conduit & une philosophie des seiences humaines a la fois systéma- tique et originale. En philosophic des sciences humaines et sociales, il y a, comme on sait, denx grandes traditions: la tradition empiriste et pos viste, qui remonte & Hume, % Comte et & Mill, selon laquelle les phénoménes humains sont susceptibles d’explications causales cox parables & celles qui ont cours dans les sciences naturelles, et la tra- dition kantienne- sutique, qui remonte aux romantiques et & Dilthey et Weber, selon laquelle ces phénoménes sont avant tout des phiénoménes de sons qui font objet d’une comprehension et une interprétation. Dans chacum des eas, ces conceptions se fon dent sur des théories spécifiques de l'esprit: associationnisme psy- chologiste pour la premigre (chez Mill mais non chez Comte) et une théorie de Vintentionnalité et de la conscience dans le courant. phé noménologique. Si Yon exeepte un autre courant majeur au Xx sitole (le structuralisme, sur lequel on reviendra), ce que lon appelle aujourd'hui les « sciences cognitives» sont plutdt les héri- titres de la tradition positiviste, alors que les conceptions hermé- neutiques sont les descendantes de la phénoménologie. Les pre- iniéres passent pour avoir renouvelé & la fois les «sci esprit», comme la psychologie, les neurosciences, ou PIntelligence artificielle, mais aussi, par extension, les sciences de homme comme la linguistique, l'économie, Ia sociologie et Panthropologie (bien que [extension semble moins aisée dans ces dernitres), ot ainsi conforté le mod@le unificatenr du naturalisme ca dans le second camp par son rejet du modle «cognitiviste» et son insistance sur la division entre connaissance de Thomme et connsis- ssance de la nature; mais il serait faux, comme on va le voir, de le classer parmi les membres du courant phénoménologique-her- méneutique proprement dit, ou de voir en lui seulement un néo- diltheyen. La denrée montale (titro houreux emprunté & Mallarmé) se pré- sente avant ton comme une critique de ce que 'auteur appell, la suite de Fodor, Ia «nouvelle philosophie mentale», Elle repose en Ane phouphiqu, x AO9T,p. 4873p. 459 Le non-liew de Vesprit? 449 «2105 sur les idées suivantes: a) les phénoménes mentaux et les pro- prigtés meutales oxistent (réalisme, mentalisme) ;b) ils sont identi- ques & des phénomenes ou propriétés physiques internes aux orga- nismes qui les ont (matérialisme); c) ils sont de nature «caleulatoire» ou «computationnelle» sur le modéle des états mentaux d'un ordinateur (fonctionnalisme). Le résultat, défendu par Fodor, qui se présente aussi comme le philosophe officiel des seiences cognitives, est ce que l'on a appelé un néo-cartésianisme matérialiste. Cette alliance apparaitra contradictoize & beaucoup les cartésiens « classiques» rejetteront b) et jugeront que si Tes phé- nomines et processus mentanx sont identiques & des phénomines et processus physiques, alors ils ne sont pas « accessibles & la pretniére personne», ce qui contredit un axiome de base du cartésianisme; et les matérialistes elacsiques hésiteront & admettre a) : car si les pro- ‘eessus mentaux sont des processus physiques, comment peuvent-ils exister de facon autonome? Descombes commence par prendre Fodor au pied de la lettre, quand celui-ei proclame que son maté- iste est une résurrection de lancienne «philosophic mentale » qui régnait & la fin du Xvitr sidcle dans les universivés anglaises (et surtout éeossaises) ot qui reposait sur une conception (lockéenne) représentationnelle de esprit. Et il s'emploie a essayer de montrer que Je néo-représentationnisme est tout aussi absurde ‘que son ancétre, Sa stratégie déploie, avec beaucoup de verve et Phabileté, une double dialectique. D’une part, il prend Fodor au mot, et assimile sa position tantot a celle de Vancienne métaphysique de la way of ideas des empiristes britanniques, tantét & une métaphysique impli- cite dans Ie structuralisme francais des années soixante : de méme que le structuralisme de Lévi-Streuss cherchait une explication scientifique des phénoménes mentaux dans un «inconscient struc- tural», le cognitivisme de Fodor est & la recherche d'un incons- cient e6rébral. Mais pas plus que les structuralistes n’avaient été ‘capables de fonder leurs explications sur cette science idéale d'un inconscient matériel des signifiants, Fodor n'est capable de pro- duire les signes oérébranx qui sous-tendent les manifestations du ‘comportement selon Ini. I] travaille comme les structuralistes, sur tun plan totalement abstrait et imaginaire. D'autre part, Des- combes adresse des critiques spécifiques au mentalisme de Fodor. Pour Messentiel, il les emprunte & Ryle et & Wittgenstein: le maté- rialismte mentaliste de Fodor repose sur le mythe de processns men- taux internes qui détermineraiont les propriétés des actions externes observées. Mais, soutient notre auteur: 1/ Les représenta- enue philcophigu, 41907, p. 447 p, 459 450 Paseal Engel tions internes symboliques {inscrites dans le langage de la pensée) sont parfaitement indéterminables parce qu’elles ne peuvent étre déterminées isolément:: les « eroyances» inscrites dans la «boite & croyance» wont pas de sens en dehors d'autres eroyances (en ce sens Descombes défend le «holisme» du mental contre I’ «ato- inisme» de Fodor) ; et 2/On ne voit pas comment ces représenta- tions, en tant que aymaboles physiques et douse de contents séman- tique, pourraient avoir un pouvoir causal. Co qui sous-tend cette critique est Ia thése wittgensteinienne selon laquelle on fait une erreur de «grammaire» quand on traite les raisous comme des causes du comportement, et Ia thise rylienne-wittgensteinienne (reprise par Kenny mais plus anciennement aristotélicienne) selon Taquelle on fait une erreur de catégorie quand on dit que le cerveau [pourrait étre le sujet de la pensée: les actions, les pensées se prédi- quent de lus tout entiors, et de leurs activités, pas de leurs parties. Le dualisme cerveau/corps remplace chez Fodor le dua- lisme amefcorps. La méme critique ost adressée & la thise du cer- veau comme ordinateur sur laquelle s'appuie la version fodorienne des sciences cognitives. Le dernier groupe de critiques porte sur Ta dualité inté- ricurfextérieur qui préside a la nouvelle philosophie mentale (mais crest Tautre face de la pigee mentaliste): les états mentaux auraient, selon cette philosophie, un statut «étroit», relatif aux propriétés internes des individus, et un statut «large, relatif aux propriétés ct relations que individu a avee son environnement. A la suite de nombre de philosophes qu’on appelle «externalistes », Descombes soutient que cette dichotomie est illusoire: les états mentaux ne sont pas internes, et les contenus mentaux ne peuvent pas étre étroits>»5 ils sont nécessairement dirigés vers l'extéricur. Contre le cognitiviste, il défend ee qu'll appelle un fonetionnalisine bien compris, od Vesprit se définit non pas par les réles causaux internes & une mécanique mentale, mais par rapport & Venvironne- ment social et biologique des sujets. On pourrait penser que cela n'interdit pas une ecrtaine forme de connaissance scientifique de esprit. Mais Descombes s'attache principalement, dans La denrée mentale, & défendre la division entre Geisteswissenschaften ot Natur- twissenschaften, et par conséquent & rejeter la théorie selon laquelle iil peut y avoir une science de Mesprit au méme titre que les sciences naturelles, Son argument général pent étro résumé ainsi: @) on cexpliquant Fesprit du point de vue causal, et non pas du point de ‘vue des raisons ou de la compréhension, on commet une erreur de catégorie fondamentale, et on souscrit & une conception mécaniste Rovne philesophigus,w* ASNT, p. 447 p. 459 Le non-liou de Vosprit? 451 de lesprit (le cognitivisme) qui est une résurgence pare et simple de Vassociationnisme mécaniste du XIX" sitele: dle plus, b) cette per spective mécaniste n'est pas, malgré les apparenees, opposée & la perspective introspectionniste d'une philosophie « cartésienne » de Ja conscience, car le néo-cartésianisme contemporain dun Fodor concoit esprit comme une cause interne de processus intrinséque- ment mentaux; ¢) mais esprit n'est pas «a Tintérieur», dans un. univers de causes mentales; il est & Pextérieur, dans ses cxuvees 4d) Sil a psychologic, elle est herméncutique: elle ne peut distin- guer un régime spécial de esprit qui serait propre aux individus et qui serait dans leur téte d'un régime de lesprit qui serait dans ses couyres sociales, ou culturelles; par conséquont il no peut y avoir vraiment de psychologie ; elle se tient dans un impossible entre- deux, entre les dimensions physiquo et culturelle La théoric de l'esprit & laquelle souscrit Descombes ~ qu'il résume utilement dans les eent premiéres pages des Institutions du sens — est. ce qu'il appelle d'une part un «intentionnalisme », autre part un cholisme anthropologique». Le premier terme la range parmi les conceptions qui, a V'instar de celle de Brentano, maintiennent irréductibilité de Fintentionncl au physique, Mais ce nest pas une conception dualiste, on.I'a vu, ni phénoménologique au sens husserlion du terme, qui abstrairait les états intentionnels ct leurs contenus pour en dégager les lois d'essence & partir d'un rejet de I'e attitude naturelle», Un état intentionnel (comme V'at- tente, ow Ia recherche) et son contenu ne se donnent que par rap- port & d'autres états intentionnels, mais aussi par rapport & tout un contexte de pratiques, de régles et de dispositions, et en particulier @actions, et done de propriétés dont il faut souligner qu’elles sont xéelles et dans le monde, et non pas, comme chez Husserl, dans une sphére subjective (mais e’est une interpritation idéaliste de la phé- noménologie, que nombre d'interprétes rejettent: & tout le moins la question peut se poser de savoir si la phénoménologie n’est pas un idéalisme). L'intentionnalisme, de ee point de vue, ne tient pas tant 8 Vintentionnalité qu’a ‘intention et 3 action, C'est une thse que Yon trouve chee Wittgenstein, mais aussi chex ees disciples britan- niques comme Geach et Kenny, deux sources importantes d’inspi- ration de Descombes, ainsi que le pragmatisme de Peirce. Cette dépendance contextuelle essentielle des états mentaux attache la théorie de Descombes a ce que l'on a appelé le holisme du_ mental dans Ia philosophie américaine contemporaine, thése défendue par Quine ct Davidson, et & laquelle est consacrée une bonne partic des analyses des Institutions du sens. ‘Traditionnelle- Revue philoophiqus n° W199, p. AAT 8p 159 452 Pascal Engel ment, la notion de «holisme» désigne plutot les doctrines selon les- ‘quelles la partie nest pas séparable du tout, et s’applique surtout & la théorie en sociologie selon laquelle les totalités sociales priment sur Findividu, L'un des intéréts du livre est de chercher & rappro- cher ce sens de celui ott lon parle de holisme du mental et du sémantique, en montrant que Pun ne devrait pas aller sans l'autre. En effet, les philosophes américains entendent. par «holisme sur- tout Pidée qu'un énoneé n’a de sens, ow qu'un état mental ne pout ‘tre identifié, indépendamment d'autres (voire de tous les autres, dans une version radicale), au sein d'une collectivité d’énoneés ow Wétats. Descombes note & juste titre que ce sens reste fort abstrait, ct laisse de c6té la nature spécifique du systéme ou du tout anquel ‘un élément appartient. A cela il oppose me autre sorte de holisine, anthropologique ou structural, qui analyse les conditions dans les- quelles les totalités intgrent leurs parties. Ici le livre prend un tour complexe. Descombes y traite des ns logiques et ontologi- ques (les secondes déterminées par los premiéres) par lesquelles on peut parler de totalités. Il rejette, par des arguments assez fami- liers, V'idée individu eollectif entretenn par une certaine forme de hoolismne « collectiviste», puis spécifie les liens que le holisme strue- tural qu’il préconise doit établir entre une totalité ot ses éléments. re de priorité du tout sur les parties, qu'il faut entendre comme primat des relations sur leurs termes. Cette thise est celle qu’au début du sitcle Russell critiquait cher Leibni. et Bradley sous le nom de «doctrine des relations internes ». Le pro- pos de Descombes est de montrer qu'il y a une version modérée de cette thise, selon Iaquelle on peut rendre les relations internes & leurs termes sans pour autant réduire, comme le prétendait Russell, ‘au sujet des idéalistes ot des monistes, los xolations & leurs termes. Mais la vraie théorie logique et philosophique des relations, selon Descombes, ne se trouve pas chez Russell ni chez Leibniz; elle se trouve cher Peirce. Elle est une théoric des relations triadiques, du type «X donne ¥ a Z>. Un wordre de sens» ne peut étre, selon Peirce, une simple relation entre doux termes. Il faut un troisiéme terme, un interprétant, qui donne a la fois le lien propositionnel et les conditions d'un signe intentionnel. On aurait pu sattendre iei & ce que Fauteur s'embarque dans la théorie peircienne des icénes, index et symboles, et développe sa théorie da signe. Mais son but est principalement de montrer les conditions logiques, dans une théorie structurale et formelle dos relations, du holisme du sens. ‘A partir de la, on rejoint la conception anthropologique de V'au- teur, par une analyse de la théorie du don de Mauss (justement une Rese philovephique, w! 421997, p. 447 p 159 Le non-lien de Vesprit? 453 relation triadique) et de sa lecture par Lévi-Strauss. Descombes reprend ici ses critiques du structuralisme. Ce qu'il retient de cette doctrine, c'est la notion d'une société comme «systime objectivé Aidées» (Durkheim), et eorrélativement de Vesprit comme incarné dans cc systtme social. Mais il rejette Vidée que ces structures seraient des structures psychiques inconscientes, comme le veut la thise du « matérialism >. Ge sont des regles, parfaite- ‘ment conscientes, admises par des individus. II resto alors & au- teur a développer la théorie de I «esprit object» inearné dans ees regles au sein d'un ordre de sens social. Ce nest ni un ensemble de choses, ni'un ensemble d’actes mentaux, mais une sorte d'esprit des institutions, formé par des partenaires dans une relation triadique C'est la situation dialogique ou dinterlocution qui permet le «discornement » des pensées, au sein ‘une interaction sociale et communicationnelle, On échappe ainsi, selon Descombes, a Vobjection qu'adsesse Fodor aux holistes, de rena le sens et les contenus mentaux indéterminés, en rapportant chaque atome de sens a un tout indéfini. Quand deux individus parlent ensemble, ils peuvent savoir ce qu'ils disent et pensent en se rapportant l'un A Vautre, et en identifiant un usage collectif de leurs signes. Je viens de résumer & grands traits un ensemble complexe et riche. Le lecteur trouvera dans ces deux livres bien d’autres déve- loppements, en particulier une excellente analyse du fameux « test de Turing » en Intelligence artificielle (La denrée mentale, chap. 8), de tres utiles confrontations entre Vontologie et la logique chez Aristote, Leibniz, et, comme on I'a vu, Peirce (Les institutions du sens, chap. 16 et 17), Husserl ow Hegel (Les institutions du sens, introduction et chap. 17 et 19). Le style est en général clair, sou- vent mordant, dréle, et bourré de références distrayantes a la lit- térature (Flaubert, Balzac, Proust, Dumas, le Sapeur Car bert, ete). Mais il n’évite pas, dans son cheminement complexe, certaines digressions qui font perdre le fil, ni des redites, ni une dans certains eas quand il se laisse aller & déve- lopper un exemple. ‘Les remarques eritiques que je voudrais faire portent a Ia fois sur la stratégie dargumentation et sur le fond. On ne peut qu’ad- mirer la fagon de Pautour de donner des apereus synthétiques eur de vastes courants de pensée et de rapprocher des questions tradi- tionnelles de métaphysique, de logique, et de philosophie de Pesprit. avec leurs avatars contemporains, ainsi que le souci de montrer que les doctrines contemporaines de la philosophie analytique peuvent ewe plilosophigur, 2° W199, p. 447 8 p. 459 454 Pascal Engel ‘tre utilement confrontées avec celles auxquelles les philosophes frangais sont familiere (on particulier le structuralisme et la phéno- ménologie, ot Yon retrouve le Descombes de Le méme et Pautre, Euditions de Minuit, 1979, et de Grammaire Wobjets en tous genres, Editions de Minuit, 1983). Je ne doute pas que cette démarche per- mette, & des lecteurs que le vocabulaire des théories de esprit «américaines» rebute, de *'y retrouver mieux que quand on dis- cute cee théories dans leur vocabulaire propre. L'imtérét @Punir une culture historique et une culture «analytique» est de permettre de voir mieux les enjenx de la seconde, qui se perdent souvent dans des querelles qui semblent. purement internes a la tradition analy tique et seolastique, et ainsi d'en révéler certains présupposés. Ma cette démarche @ aussi son prix, parce qu’elle ignore le fait qu'un certain nombre de theses discutées par Descombes ont été au sein de la tradition analytique, et pourraient éelairer sa propre discus- sion, Premicr exemple: dans la littérature récente sur les phéno- ménes mentanx, il y a tout un débat opposant ee que Von appelle I windividualisme», Ia thse selon laquelle les états mentaux sont «dans la téteo et «dans Findividu », & I «externalismen, la thise selon laquelle ils sont «au dehors, qui oppose des auteurs comme Fodor & des auteurs comme Putnam, Burge et Davidson entre ‘autres. Ces dernicrs ont proposé toute une batterie d’arguments et dexpériences de pensée qui conduicent, on particulior dans ee que Yon appelle Pexternalisme «social», & des conclusions assez voi- sines de celle de Descombes. Mais les premiers ont répliqué qu’ était possible de concilier le caractére «interne » des états mentaux (cétroits») avee Ie caractire cexterne» ot social («large») des contenus mentaux. Tl aurait fallu répondre & ce genre ’arguments!. Deuxitme exemple: Descombes fait comme si toute théorie mentalist» du type de celle de Fodor était nécessairement une théorie de Pesprit mécaniste et causale, et nécessairement incompa- tible aveo une conception « externaliste ». Mais ce n’est pas évident, Pourquoi toute théorie cansale dn mental est-elle vouse & étre mécaniste? La philosophie de Davidson, dont Descombes ne dit mot, permet une telle perspective. En se focalisant sur Fodor et le cognitivisme et en faisant comme si les sciences cognitives parlaient 1, D'autant plas que dex combinaions de ces tives sont également pot bscn pilsophie site. Ainst Philip Petit (The Common Mind, OXord, 1983)» fend une forme de « holisme individualist» qu pourrait avokr oe tainer afinites aves a position de Descombes, et qui opére preciément Tes Tapprochements entre les thgories de Vespit et les théortes sociales et poi {su forme: Tartitrefond dove qtons. Reewephilvephiges 1097, p47 p. 459 Le non-liew de Vesprit? 455 seulement par la voix de Fodor, il réduit étroitement ea propre per- spective. Ce qu'il appelle P’«intentionnalisme», la thise selon laquelle la philosophio de esprit est a intégrer dans la philosophie de action, est précisément une position défendue par Davidson. Mais ce dernier ne cesse de répéter que les raisons sont des causes, Je ne suis pas sitr non plus quo l'on soit enformé dans Palterna- tive entre ou bien adopter une philosophie «mentale» des proces- ‘sus montaux inconscients (cognitivisme) ou bien revenir aux posi tions de la «philosophic de la conscience». Dans les deux cas, suggire Descombes, on souserit & une forme de eartésianisme, bien que pas du méme type. La seule porte de sortie, selon Ini, c*est la position wittgensteinienne. Mais iy on a d'autres, qui nimpliquont [pas nécessairement un rejet de toutes les hypotheses de Ia psycho- logic cognitive. On peut souscrire aux critiques de Descombes contre Ie cognitivisme de Fodor, et en général contre le modéle inécaniste da eerveau comme ordinateur, sans cependant sousorire A ses critiques contre la psychologie cognitive. Je me pense pas, pour ma part, par exemple, que la notion de « connaissance tacite » de regles de grammaire par exemple, défendue par Chomsky, soit éecssairement confuse. Descombes, dans la veine wittgenstei- nienne, fait romarquer quo ’on ne dit pas que Phomme pense avec son cerveau, ou quil «a des croyances» (a titre d'états mentaux), parce que de telles propositions sont «non grammaticales ». Mi pourquoi un théoricien n’aurait-il pas le droit d'employer certains termes dans un sens légerement déviant par rapport & leur sens usuel ? Pourquoi I' «usage» devrait-il étre la norme absolue ? Les wwittgensteiniens semblent dire que parce que nous avons adopté tune certaine fagon de parler, nous nous sommes engagés dans une théorie nécessairement fausse. Mais que dire si la fagon de parler tait une conséquence et non pas une cause de adoption d'une cer- taine théorie? Pour Descombes, si la psychologie doit s'intéresser aux causes, elle ne découvrira pas des «limites mentales du mental, mais des limites physiologiques du mental» (La denrée mentale, p. 216). Mais qu’en sait-on? Descombes, & la suite de beaucoup autres, affirme qu'une enquéte causale sur le mental ne pourra jamais que donner les conditions empiriques de capacités mentales, is jamais dire quoi que ce soit sur Pesprit en tant qu’esprit. Mais comment sait-on que ces conditions ne sont pas nécessaires, et gqu’elles sont purement contingentos ? Il a lit une volonté de régler a priori le statut dune enquéte scientifique qui cadre mal avec les déclarations répétées de Wittgenstein selon lesquelles il ne vise pas A légiférer sur les tiches du savant. Du méme coup le rejet de la Rue pileophiqe, uA | | i 456 Pascal Engel peychologie comme «science de Vesprit» apparait pour le moins prématuré! Dernier exemple: le «holisme anthropologique> et dialogique de Fautenr entend rojeter le holisme abstrait « collectiviste» dont tent essentiellement les auteurs américains & la suite de Quine, mais il a des affinités avec I «interprétationnisme » de Davidso selon Iequel le sens est construit et «discerné» au sein d'une procé: dure d’ « interprétation radicale». Outre que la position de David- son s'appuie sur un matérialisme non réductionniste qui, & mon sens, n’interdit pas lexistence réelle d’événements mentaux ind pendants de leur réalité «institutionnelle» ni un «intentionna- listne», olle est également compatible avec une certaine version de ce que 'on peut appeler une position externaliste. Je ne peux ici développer cette argumentation, mais une analogie, due & Davide son, lindiquera pout-étre. Quand je prends un coup de soleil, il est clair que mon état peut étre a la fois déerit comme étant celui de ma peau et comme le produit d'une cause extérieure & moi. En ce sens «avoir un coup de soleil» est d la fois un état purement interne de ma physiologie (qu'un dermatologue peut décrire sans référence ‘autre chose que ’état physique de mon épiderme) et un état qui pent étre déerit en référence & dos événements externes (les rayons du soleil). Transposons cela an niveau du mental. Quand j'ai un état mental intentionnel comme une croyance (et assumons, contre Descombes, que ce langage de «avoir» est sensé), j'ai bien un état interne, identique & des événements physiques ou des dispositions, descriptible par le psychologue et le neuropsychologue. Mais le contenu de cet état n'est pas non plus descriptible indépendamment de ses causes extemes dans Ue jement, aussi bien physique que social. Les conditions d’existence de cet état sont ¢ la fois Ginternes> et cexternes >». Pourquoi, par conséquent, serait-il nécessairement faux de chercher & identifier cet état par les pre= midres ct pourquoi devzait-on se contenter des secondes ? Faute de discuter option indiquée, la démarche de Descombes parait grax tuite, et me rendre compte en tous cas que d'une partie de nos tions, celles qui vont dans le sens de «Vexternaliame» social. Uy a dise 1, Fal développe ailleurs cos critiques, et autres eritiques de positions apparentéos & celles de Descorabes, dans Philosophie w psyehalgie(Galimard, «(Hoio », 1996), ety a difendu sm poychologiame bon Compr dul esse 4 Ja fois de tenie compte des propeétés'« holistiques>> et « exteralstes» di shea de rene do penne mean dase Ya peycholg dex enue phitesophig, x° W090, p. 447 A p. 450 Le noncliew de Vesprit? 457 une vaste littérature qui discute cette option, et sur laquelle Des- ‘combes ne dit rien’, Ces quelques remarques ne constituent pas véritablement des critiques, puisqu’ellcs indiquent seulement d'autres stratégies dar gumentation possibles pour développer des idées semblables & celles de Descombes, mais elles indiquent, & mon sens, que l'on ne peut ppas (du moins pas encore) sonner le glas de conceptions de esprit «qui ne réduiraient pas completement sa réalité & un ordre objectif incarné dans des institutions et des régles. Il me semble en particu: lice que le naturalisme contemporain a d'autres ressources que celles du seul Fodor et des théories du langage de la pensée pour {aves les exposés tails de diMérences de thises que pratiquent les phil: ips anajtlques. Je no dis pas que certains de ee astimiatons we Sient \onmer bla theorte de som recto avant dele rejeter Rese philesophigus 2 A7992, p. AT p 459 458 Pascal Engel Dummett, Geach et Wittgenstein, continuent de donner le primat & Ja philosophie du langage dans P'étude des structures de Pesprit, est 1h, et cette question est absente du livre de Descombes. Ce dernier se montre, ici comme ailleurs, un héritier fidéle de la conception de Ja philosophie analytique selon laquelle les conditions du sens et de Tresprit se trouvent dans le langage, et sa méthode de « traque> ogique et «grammaticale» du non-sens dans les théories menta- listes contomporaines est dans la ligne directe de celle de la tradi- tion classique analytique, qui éprouve de la suspicion pour toute théorie métaphysique de esprit et y voit nécessairement la marque d'une confusion conceptuelle!. Mais je ne suis pas siir que toutes les théories métaphysiques soient conceptuellement confuses. Le tra- vail de Descombes en ce sens apparait plus comme un développe- ment brillant des présupposés de cette conception que comme une Véritable confrontation avec les écoles mentalistes qui adinettent. une forme de primat de la pensée sur le langage, A mon sens, les dowx perspectives ne sont pas totalement inconciliables, & condition qu'on évite de parler d'une primauté absolue de Pune sur Pantre, et de déclarer que le mental est uniquement dans le cerveau ou uni quement dans le langage (ou «a V'extérieur, dans les pratiqques) Il resterait aussi & développer les conséquences de cette approche wittgensteinienne pour les sciences sociales. Un certain nombre auteurs, comme Winch, l'on fait en anthropologie et en sociologie. Mais ils n'ont pas complétement convainca que leur position conduise & antre chose qu’ une forme de relativisine, L’in- dividnalisme méthodologique qu’admet Descombes est habituelle- ment associé & une forme de psychologisme, ou tout aw moins & Fidée que la psychologie, et en particulier la psychologie sociale, a un réle & jouer dans analyse des faits sociaux (y compris en écono- ‘mie o8 la notion de rationalité ost «psychologisée, et mon sens de maniére féconde). Tei encore, on peut se demander si la théorie do Fesprit «objectif'» peut encore ménager ce réle, et si par 1a méme elle n'est pas bien plus proche de la tradition durkheimienne- structuraliste qu’elle ne le dit Néanmoins co n'est pas Tun des moindres mérites de ces ouvrages que davoir exposé clairement, avec des arguments sou- 1. Le note que Descombes comiacre (Le denrée mentale, p.11-119) at concept de métaphysique arsine call-, dane son uege Eitines 2 un foneept eopératome> et descrip des typee de catigois families Jone 8 ‘quelque choso comme ine «grammaira tu sens witigenstinie, deco ost fhe. Jo eri conta gti ane eagute naphyerquc qu noel poo ‘éesvaiemontconforme soc categorie. Revue philosophique w° #1992, pT 2 9 459 Le non-liew de esprit? 459 vent convaincants et forts, une perspective sur esprit et le fonde- ment des sciences sociales qui ne peut manquer de renouveler des Ashats qui se profilent aujourd'hui un pet partout, en sociologie, en philosophic, ot en anthropologie, du fait du «retour» du natura- lisme et du mentalisme en sciences sociales, ot sur lesquels il est vraiment temps que les philosophes interviennent de manitre moins dispersée. $i l'on compare, en particulier, ces ouvrages avec deux grands classiques de la philosophic des sciences humaines des années soixante, Les mots et les choses de Foucault et Pensée formelle ct sciences de Uhomme de Granger, qui congédiaient des débats comme eelui de 'Erkléren et du Verstehen pour développer des conceptions néo-structuralistes, on mesmrera & quel point on a aujourd'hui & la fois « changé de paradigme» tout en retrouvant des questions tr8s classiques comme celles de Weber, qu’on n'aurait sans doute jamais dé abandonner. Pascal ENGEL. eon pilosophiqus, n° M1992, p. 487 A p. $59

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