You are on page 1of 198

D’AMOUR ET DE FOLIE

D’AMOUR ET DE FOLIE

Joanne Therrien

1
D’AMOUR ET DE FOLIE

© 2009 Droits d’auteur Joanne Therrien


ISBN : 978-2-923653-07-5

2e édition : D’Amour et de folie / Joanne Therrien / Vidacom Éditeur


1ère édition publiée aux Éditions Trafford en 2007
Version anglaise intitulée : The Cost of Silence (ISBN 978-2-923653-06-8)
Conception de la couverture : Dave Maddocks, Senior Designer, MF1

Dépôt légal : 4e trimestre 2009


Bibliothèque nationale du Canada
Bibliothèque provinciale du Manitoba
Bibliothèque nationale du Québec

Avis aux bibliothécaires : un dossier de catalogage pour ce livre est disponible


à Bibliothèque et Archives Canada au : www.collectionscanada.ca/amicus

Pour commander :
Boutique du Livre
315, rue Kenny
Saint-Boniface MB R2H 3E7
Téléphone : (204) 237-3395
bdulivre@mts.net
www.boutiquedulivre.com

Afin de contribuer à l’avancement de la santé mentale, l’auteur rend


l’ouvrage disponible sans frais en version électronique (e-book) sur Amazon et
d’autres sites internet. D’Amour et de folie est disponible en version papier au
prix de détail 19,99$ Can. La reproduction intégrale ou partielle est toutefois
interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur.

Site Web de l’auteur : www.joannetherrien.com

2
D’AMOUR ET DE FOLIE

À ma famille, à mes amies Annie, Andrée, Francine et Lisa, vous avez


été des oasis de repos dans le désert de ces années difficiles. Merci de
votre grande amitié et de votre amour.

Ce livre est dédié à tous les parents et amis des personnes vivant avec
une affection mentale, ainsi qu’à ceux-là mêmes qui en sont atteints.
Plus intimement, je dédie ce livre à mes trois enfants Estée, André et
Josée. 1

1Veuillez noter que le nom de plusieurs personnes a été changé dans le livre afin
de respecter la vie privée de celles-ci.
3
D’AMOUR ET DE FOLIE

TABLES DES MATIÈRES

Préambule

1. D’Amour 8

2. Le fond du baril 28

3. Escapade dans l’inconnu 39

4. La chasse aux démons 53

5. Le retour au travail 78

6. Le diagnostic 94

7. La vie seule avec les enfants 119

8. Départ vers l’Ouest canadien 136

9. La tragédie de la maladie 166

10. Raviver la flamme de l’espoir 183

4
D’AMOUR ET DE FOLIE

Préambule

A u début de la vingtaine, j’anticipais mon futur déjà prometteur


d’une réussite familiale, professionnelle et sociale.
J’avais grandi avec mes parents et sœurs cadettes dans un
foyer chaleureux rempli de joie, de musique et d’amour, et je m’étais
épanouie au sein d’une grande famille étendue et unie. Je venais de
marier Michel, un beau jeune homme aux multiples talents,
réalisateur à la télévision, qui semblait lui aussi assuré d’un bel
avenir.
En tant que jeune adulte, je m’affairais à ma carrière de
gestionnaire de la formation dans une des principales sociétés
financières canadiennes. J’étais membre de plusieurs conseils
d’administration, chroniqueuse financière et d’affaires dans la presse
écrite et à la télévision, et je complétai le tout par une vie sociale
bien comblée.
Malgré cette vie faste, et après la naissance de nos deux
premiers enfants, notre relation de couple subissait après sept ans
de vie commune le stress du burn-out et de la dépression qui s’était
installé chez mon conjoint. Michel sombra dans l’anxiété, la
tristesse, l’épuisement, la dévalorisation de soi, la mélancolie,
l’irritabilité, le désespoir et les pensées suicidaires.

5
D’AMOUR ET DE FOLIE

Au début, je n’en chuchotais mot à personne, et plus tard, à


mes proches seulement. J’avais compris que dans la société, on
gardait généralement ce genre de propos en privé. Il était important
de se relever d’une dépression et de conserver une image de couple
heureux, de réussite professionnelle, sociale et matérielle, de porter
en silence le fardeau des sentiments de culpabilité et d’échec.
Un jour, tout bascula lorsque Michel tomba en état de
psychose, phénomène qui m’était complètement inconnu.
S’ensuivirent des années de détresse… une descente aux
confins du désespoir.
Toutes les facettes de notre vie en furent profondément
bouleversées : relation conjugale, vie familiale et professionnelle,
crises financière et émotionnelle.
Le présent récit est le témoignage d’une lutte personnelle et
familiale contre la maladie mentale, combat qui se répète partout
sous diverses formes dans tous les pays du monde, dans nos villes
et nos villages, dans presque toutes les familles, avec des
conséquences souvent malheureuses.
Une personne sur quatre sera atteinte d’une affection
mentale au cours de sa vie 2. C’est pleinement vingt-cinq pour cent
de la population, et ces derniers et leur famille vivront le plus
souvent leur drame dans la souffrance du silence.
Dans l’espoir de contribuer à l’affaissement des tabous liés
à la maladie mentale et à l’amélioration des services pour les
personnes affectées et leurs proches, je me suis résolu à mettre à nu

2 Organisation mondiale de la santé; Rapport sur la santé dans le monde 2001 : La


santé mentale : Nouvelle conception, nouveaux espoirs, Genève, 2001, p.9
6
D’AMOUR ET DE FOLIE

de nombreux détails de nos vies dans ce livre. La nôtre est une


histoire parmi tant d’autres qui se reproduit vraisemblablement dans
le foyer d’un voisin, d’un collègue ou d’un parent.
Je souhaite que cet ouvrage puisse concourir à mettre en
lumière l’impact négatif qu’ont ces drames qui se déroulent dans
l’ombre de nos sociétés. Que ce récit puisse encourager les
personnes atteintes et leurs proches aux prises avec une telle
situation à chercher de l’aide et du renfort. Il est essentiel pour nos
sociétés de voir à la réforme des lois, à la recherche, et à
l’avancement du dialogue pour la mise en œuvre de solutions à long
terme en santé mentale pour tous nos citoyens.

7
D’AMOUR ET DE FOLIE

D’Amour

Le 3 mars 1994

«C ODE 20! CODE 20! » Ces mots retentirent des haut-


parleurs et mon cœur cessa de battre pendant un instant.
J’accélérai le pas vers les ascenseurs et dès que les portes s’ouvrirent,
l’infirmière qui en sortit jeta un regard inquiet sur mes trois jeunes
enfants et m’avertit : « Attention, il y aura peut-être une altercation en
bas », faisant référence au rez-de-chaussée de l’hôpital, où nous nous
dirigions tous les quatre.
Sachant bien ce que l’infirmière voulait dire, je m’adressai à
mon conjoint Michel resté dans l'embrasure de la porte, hospitalisé
depuis peu dans cet hôpital psychiatrique de Québec, et qui venait
tout juste de nous dire au revoir. Je lui dis d'un ton de panique :
« Michel, accompagne-nous jusqu’en bas, juste au cas où… ». Dans
l’ascenseur, tandis que je serrais bien fort la main de deux de mes
enfants, et que Michel tenait l'autre dans ses bras, mon estomac se
noua nerveusement et je sentis une boule se former dans ma gorge.
Lorsque les portes s’ouvrirent enfin au rez-de-chaussée, je
lançai un regard nerveux dans toutes les directions. À mon grand
soulagement, je vis seulement deux policiers accompagnés d’un
gardien de sécurité et d’un préposé. La lutte était finie.

8
D’AMOUR ET DE FOLIE

Ce n’était pas surtout la crainte de voir la crise qui m’avait


effrayée, mais plutôt toutes les émotions que cela avait suscité en moi.
C’est que Michel avait fait l’objet du même code quelques années
auparavant.
Je pensai au fait que l’une des choses les plus difficiles dans la
vie était de voir un être cher perdre la raison au point tel qu’il fallait
six ou sept hommes pour parvenir à le maîtriser physiquement,
l’attacher à un lit et lui administrer de force une injection contenant
une dose massive de médicaments antipsychotiques. C’est un peu
comme si l’être aimé s’était éteint, mais était toujours là physiquement,
dans un état de folie effroyable. C’est ça le Code 20.
Mais revenons en arrière, douze ans plus tôt.

Au pays de Louis Riel, Gabrielle Roy et Daniel Lavoie

Ce fut le plus beau jour de ma vie! Nous étions le 11


décembre 1981, dans les prairies canadiennes, au pays du légendaire
Métis Louis Riel, de l’auteur Gabrielle Roy et du chanteur Daniel
Lavoie. Nous célébrions notre mariage en la Cathédrale de Saint-
Boniface au Manitoba. Ce fut très spécial. J’épousais l’amour de ma
vie, Michel, un beau jeune homme de vingt-trois ans. Même si je
n’avais que dix-neuf ans, je me sentais prête pour le mariage et ce fut
une journée dense en joies et en émotions de toutes sortes.
Ensemble, nous nous engagions dans une relation sérieuse;
nous avions discuté de nos projets de vie individuels et communs,
nous projetions fonder une famille, et plusieurs sujets nous unissaient
au cœur de notre intimité profonde. Il faut dire que j’avais un beau
modèle sous les yeux, celui de mes parents, un couple uni et toujours

9
D’AMOUR ET DE FOLIE

très amoureux après vingt et un ans de mariage; ils m'avaient transmis


une grande confiance en la solidité des liens d'un couple qui s'aime.
Et je me sentis particulièrement en beauté, ce jour-là. Depuis
ma tendre enfance, j’avais rêvé de porter la robe de mariée de ma
mère. Aujourd’hui, mon vœu fut exaucé. J’étais radieuse dans ma robe
de soie blanche avec une longue traîne, mon bouquet de roses rouges
soigneusement disposé sur un mouflon blanc que je portais à la main
droite en ce doux après-midi d’hiver. Après la cérémonie, une
limousine nous conduisit à une merveilleuse réception où nous
attendaient trois cents parents et amis.
Ce fut la fête. Mon oncle, traiteur, nous concocta un buffet
tout à fait délectable. Un ami commun, réalisateur à la télévision et
collègue de Michel, prononça une allocution révélatrice de nos petits
caprices à en faire rire à corps tordu la salle entière. Puis, la troupe de
danseurs folkloriques dont j’avais fait partie et avec laquelle j’avais
voyagé pendant quatre ans nous offrit un spectacle entraînant,
donnant le goût aux invités de continuer à danser jusqu’aux petites
heures du matin. En cette soirée, rien au monde ne laissait présager ce
qui nous attendait.
Après une adolescence plutôt difficile et belliqueuse, je
m’étais transformée, à dix-huit ans, en une jeune femme épanouie,
dynamique et active. J’étais engagée dans mille et un projets. Les
comités, la présidence de l’association étudiante de l’université que je
fréquentais et les nombreux voyages d’un bout à l’autre du pays
comme présidente d’une association nationale jeunesse comptaient
parmi les activités qui occupaient une grande partie de mon temps.

10
D’AMOUR ET DE FOLIE

C'est d’ailleurs par le biais d'une de ces activités que je fis la


rencontre de Michel. C’était un homme attrayant aux cheveux blonds
et aux yeux bleus, séduisant et très populaire auprès des femmes.
Je l'avais déjà aperçu au cours des années précédentes. Michel était
alors l’animateur principal d’une entreprise de disco mobile qui se
produisait lors de soirées dansantes, de noces et d'autres occasions. Je
l’avais vu à quelques reprises animer ces bals, lorsque j’étais encore
jeune adolescente. Je n’aurais jamais imaginé que je l’épouserais
quelques années plus tard.
Lorsque je siégeais à un comité, j’avais de nouveau remarqué
Michel, mais à l'époque, je fréquentais le chanteur d’un groupe
contemporain. Cette relation, hélas, se terminerait quelque temps
après.
Quelques semaines après avoir fait plus ample connaissance,
Michel m'invita à sortir. Nous étions en novembre 1980. Ce fut là une
soirée mémorable. Michel était d’une tendresse et d’un charme
exceptionnels et, en prime, il était comique. Il riait en se moquant de
lui-même allègrement. Il possédait cette qualité qui lui permettait de
vivre sa vie sans trop la prendre au sérieux. C’était rafraîchissant pour
moi qui étais plus conservatrice et plus sérieuse de nature.
L’année des fréquentations précédant notre mariage se
poursuivit agréablement. Nous avions d’ailleurs su très tôt que nous
voulions nous marier. Michel me fit une surprise en me demandant en
mariage lors d’un voyage à Québec où nous participions à un congrès
national que je présidais. La grande demande se fit dans un cadre aussi
romantique que l’on puisse l’imaginer. Michel me lut un poème qu'il
avait lui-même rédigé sur du papier parchemin, et sortit une

11
D’AMOUR ET DE FOLIE

bouteille de champagne et deux jolies coupes. Michel avait dessiné la


bague de fiançailles qu’un bijoutier avait montée selon ses
spécifications. Puis nous nous rendîmes dans un charmant restaurant
du Vieux-Québec. Le soir même, nous fêtions nos fiançailles en
compagnie du Secrétaire d’État et sa conjointe avec qui nous étions
assis au banquet de notre association.
J’étais en amour. Même les défauts de Michel passaient quasi
inaperçus et sans doute était-ce la même situation pour lui à mon
égard. Ce n’est que plus tard que certains des « petits défauts » de
Michel s’amplifieraient. Par exemple, je ne savais pas, lorsqu’il gardait
les yeux fermés et ne prononçait aucun mot pendant deux heures
après quelques-unes de nos disputes, qu’il s’agissait là d'un
comportement anormal outre mesure. Même si j’essayais par tous les
moyens soit de lui parler tendrement, lui poser des questions, le
secouer, me fâcher ou le laisser tout simplement tranquille, il n’ouvrait
les yeux que lorsqu’il se décidait à le faire. Et tout redevenait comme
avant. Mais je me disais après tout que cela ne s'était produit qu’à six
ou sept reprises pendant l'année de nos fréquentations. Le reste du
temps, tout allait pour le mieux.
Je m'étais aussi vite aperçue que le désordre régnait dans son
appartement. La vaisselle sale restait sur le comptoir pendant plusieurs
jours, et ses vêtements étaient éparpillés dans toutes les pièces. Il
gérait ses finances personnelles de la même manière. Les factures de
toutes sortes comptaient toujours un retard, des enveloppes encore
cachetées s’amoncelaient parmi tout le reste. Mais après tout, je
pensais qu’il représentait l’homme célibataire typique. De bonne foi,
j’entrepris donc de régler ses factures avec mon argent personnel,
laver sa vaisselle et nettoyer son appartement.

12
D’AMOUR ET DE FOLIE

Il avait aussi l’habitude de garder les rideaux de son


appartement fermés durant la journée, même si le logis était déjà
sombre puisque situé dans un sous-sol. Lorsque j’entrais dans
l’appartement, j’ouvrais tout simplement les rideaux pour permettre à
un peu de lumière naturelle de s’infiltrer afin d’égayer les lieux.
Michel était un peu excentrique, mais cela ajoutait à son
charme et mettait du piquant dans notre vie. Quant à ses petits
défauts que j’appréciais moins, je me disais : « Donne-toi du temps!
Avec le mariage, tu réussiras à le changer. » Évidemment, les caprices
de Michel du point de vue de son comportement n'étaient jamais
visibles au grand jour. En public, il était toujours le bon vivant
charmeur, doux, perspicace, enjôleur, bref, il était socialement très
habile dans toutes les situations.
La première année de mariage fut particulièrement pénible.
L’adaptation était difficile, laborieuse même. Michel, lui, n’avait jamais
imaginé que le mariage pourrait être un conte de fée et il n'arrêtait pas
de me dire que je m’étais fait des illusions. Il avait bien raison. On
était très loin de l'histoire de la princesse et son prince charmant.
J’avais cru que tout se déroulerait naturellement dans l’amour, la
passion et le romantisme. Maintenant que nous étions mariés, Michel
voulait de moins en moins m’accompagner, surtout lorsque nous
avions des sorties prévues avec mes amis. Je ne comprenais pas
pourquoi il refusait de sortir maintenant; je me disais que s’il m’aimait
réellement, il devrait faire des efforts. Son comportement me blessait
d'autant plus que je l’accompagnais régulièrement lors de sorties avec
ses amis. Mais rien à y faire lorsqu’il s’agissait de rencontrer les miens.
Plutôt que de sortir sans lui, je renonçai peu à peu à mes activités et je
perdis éventuellement contact avec mes amis.

13
D’AMOUR ET DE FOLIE

Parallèlement, Michel m’encourageait vivement dans la


poursuite de ma carrière au sein du secteur financier. De son côté,
Michel occupait son poste à la télévision comme assistant à la
production; son côté artistique et créatif le prédisposait naturellement
à cet emploi passionnant.
Après cette première année de mariage, les années qui
suivirent furent plus agréables. Je m’étais enfin adaptée à notre
relation et j’avais repris certaines activités en m’engageant dans le
mouvement des scouts et guides ainsi que dans quelques autres
comités.
Le temps filait. Ma carrière se poursuivait au-delà de toutes
mes espérances. J’étais chroniqueuse financière à la télévision et dans
la presse écrite. Et, comble de bonheur, j'étais devenue gestionnaire
de la formation nationale pour une des principales institutions
financières canadiennes.
Michel fut lui aussi catapulté. Il passa bientôt d'assistant à la
production à réalisateur et il contribua à plusieurs émissions diffusées
sur le réseau national. Grâce à son travail, il eut l’occasion de
rencontrer des personnalités publiques comme des chefs d’état et des
vedettes de la télévision, de la chanson et du cinéma.
Durant ces années qui se sont avérées les plus belles, nous
formions un couple heureux et nous nous aimions. Nous étions
comblés autant sur le plan amoureux que monétaire. Nous avions pu
faire l'acquisition d'une maison confortable et de voitures neuves,
voyager à notre goût et surtout, nous pouvions nous permettre de
vivre notre passion commune, la voile. Après l’achat de petites
embarcations, nous possédions maintenant un yacht de dix mètres
comprenant six couchettes, une cuisinette et un coin salon, et nous

14
D’AMOUR ET DE FOLIE

opérions à temps partiel une compagnie de vente de voiliers


d’occasion.
L’hiver, nous fouinions dans les revues et les livres sur les
voiliers, nous achetions des accessoires pour le bateau et nous
planifiions nos sorties pour l’été suivant. Dès que la glace avait fondu
sur le lac Winnipeg − une immense nappe d’eau de la superficie de la
Belgique, nous mettions notre quillard à l’eau et nous y passions les
fins de semaine ainsi que la majeure partie des vacances. Ces sorties
représentaient pour nous des moments privilégiés, un véritable
paradis pour la détente. Cette passion, nous la partagions intensément
tous les deux et, lors de ces moments passés sur le bateau, nous étions
plus amoureux que jamais. Je ne sais comment décrire ce que je
ressentais lors de ces sorties à bord, si ce n’est qu’une paix profonde
m’habitait. Je vivais une harmonie parfaite qui me liait à toute la
nature, et à mon beau Michel.
Notre vie sociale se portait aussi beaucoup mieux. Nous
nous étions fait de nouveaux amis, des couples pour la plupart, et
plusieurs d’entre eux nous accompagnaient lors de nos fins de
semaine de voile. Nous participions à des banquets et des soirées
dansantes, et nous avions des soupers intimes entre amis.
Quant aux défauts de Michel, je m’en étais bien occupée!
Étant donné que nous détestions tous les deux faire le ménage, j’avais
alors embauché quelqu’un pour le faire. Je m'occupais des finances du
couple. Je m’étais aussi assurée que la maison que nous avions choisie
était bien éclairée et gaie.
Une seule ombre au tableau durant ces belles années : nos
beaux moments vécus passionnément étaient entrecoupés de disputes
qui devenaient de plus en plus fréquentes et intenses. Le plus souvent,
le tout prenait fin lorsque Michel claquait la porte pour s'enfermer
15
D’AMOUR ET DE FOLIE

dans la chambre à coucher, sans mot dire. Et moi, je pleurais en le


suppliant désespérément d'ouvrir la porte et de me pardonner. Devant
une porte froide qui ne s’ouvrait pas, je m’éloignais frustrée, démunie
et me sentant terriblement malheureuse. Je finissais habituellement
par me juger sévèrement et me sentir coupable.
La plupart du temps, une fois la tempête passée et Michel
sorti de son mutisme, nous discutions longuement et franchement du
sujet à l’origine de nos différends; nous finissions par nous réconcilier
dans l'amour et le respect.
À trois ou quatre reprises, lors de ces disputes, Michel
menaça de s’enlever la vie. Peu familière avec ce genre de discours, je
prenais ces menaces à la légère, croyant qu’il voulait simplement
attirer mon attention. Mais un jour, lorsqu’il sortit de la maison en
claquant la porte et en disant qu’il allait se jeter en bas d'un pont, je le
pris au sérieux.
Quelques minutes plus tard, je partis à sa recherche et, ne
l’ayant pas trouvé sur un des ponts que j’avais investigués, je décidai
de revenir à la maison. Michel rentra plus tard, très calme mais vexé
d’apprendre que j'étais allée à sa recherche. « Voyons donc, me dit-il,
comme si j’avais pu faire une chose pareille! »
C’est donc moi qui avais paniqué! J’avais honte et je me
sentais coupable d’avoir cru Michel sérieux dans ses propos. Car
Michel, face aux autres, était toujours calme et serein. Même au
travail, dans le stress de l’urgence et le chaos total qui pouvaient
régner dans un studio de télévision pendant une émission de
nouvelles, il était, en apparence, le plus calme de l’équipe. J’avais
toujours peine à croire à quel point il gérait bien le stress pendant ses
émissions, ayant pu le voir à l’œuvre dans le studio à maintes reprises.

16
D’AMOUR ET DE FOLIE

J’admirais, et enviais même sa maîtrise presque parfaite de situations


extrêmement stressantes.
À part ces quelques disputes, la vie était particulièrement
belle. C’est ainsi que vers la fin de 1985, nous nous sentions tous les
deux prêts à fonder une famille. Au début de 1986, j’appris que j’étais
enceinte. Quelle joie pour nous deux! Emballés, nous fêtâmes la
venue prochaine de notre bébé.
Après quelques mois de grossesse, le comportement de
Michel prit abruptement un virage. Il se sentait soudainement anxieux
outre mesure. La cause était-elle le stress de son travail ou la pression
qu’il ressentait de devenir père de famille, ou les deux? Quoi qu’il en
soit, ses paroles virulentes se succédèrent à un rythme effréné et elles
s’envenimaient de plus en plus.
Pendant que Michel m’abreuvait d’injures de plus en plus
blessantes, j’adoptai plutôt une attitude passive, car je n’avais pas
l’énergie nécessaire pour me débattre. Au début, je ne faisais que
pleurer, j'étais extrêmement malheureuse et très vite, je n’arrivai même
plus à pleurer. Je me recroquevillais sur moi-même, m’enfermant
dans une coquille protectrice, me sentant seule au monde. J’exprimais
mon mutisme en faisant comme l’autruche, en m’enfouissant la tête
dans le sable. Je souhaitais tout simplement me cacher, tellement je
me sentais laide, inutile et mal aimée.
Même si j'étouffais en entendant les paroles violentes que
m'adressait Michel, jamais je ne glissais mot à personne de ce qui se
passait derrière les portes de la maison. Lorsque le fardeau devenait
trop lourd à porter, je me consacrais davantage à mon travail,
cumulant des heures supplémentaires au travail en soirée. C’était une
planche de salut, ma façon de survivre.

17
D’AMOUR ET DE FOLIE

Physiquement, je m’épuisais. Je développai une infection


cutanée qui mit trois mois à guérir. Je cessai avec grande tristesse mes
activités auprès des comités dont je faisais encore partie. Ma confiance
en moi diminuait et je connus régulièrement des jours de néant, des
jours où je ne sentais plus rien. J’attribuais la majeure partie de ma
tristesse et de mon épuisement à ma grossesse. Je me disais que tout
cela disparaîtrait à la naissance du bébé, que je retrouverais mon
énergie.
Une belle fille que nous nommâmes Estée vit le jour le
10 octobre 1986. Quel grand bonheur pour nous deux et du répit
pour les semaines subséquentes! Dieu seul sait combien j’en avais
besoin. Cette petite boule blonde mit de la vie et de la joie dans notre
foyer. Et Michel, en tant que père, exaltait de bonheur. Retournement
miracle : Michel avait été plein d'attention et de tendresse lors de
l’accouchement; il fut une aide précieuse au cours des semaines
suivantes.
Après trois mois, avec une bonne dose d’énergie, je repris le
travail et un rythme normal. Mais des difficultés insoupçonnées
surgirent bientôt. Michel relevait maintenant d’une nouvelle direction
au travail, qui gérait de manière autoritaire; cela provoqua chez lui de
l’anxiété aiguë.
Quelque temps avant la naissance d’Estée, nous avions acheté
une maison à la campagne, sur un beau terrain en bordure de la rivière
Rouge; nous faisions du co-voiturage pour nous rendre au bureau. À
la fin de la journée, je passais quérir Michel au travail et chaque soir,
dans un bombardement de paroles qui me martelaient la tête, je
subissais l'expression de son anxiété. Dès qu’il entrait dans

18
D’AMOUR ET DE FOLIE

l’auto, il me disait sur un ton qui frisait la panique : « Il faut que tu me


sortes d’ici; il faut que tu me trouves un commerce à acheter qui va
me délivrer de cette situation. » Me laissant entraîner avec lui dans sa
panique, je me mis à parcourir tous les jours les petites annonces sous
la rubrique « Commerces »; dès lors, nous nous mîmes à visiter des
commerces à vendre.
Nous avons failli en acheter un à maintes reprises. À ce
moment-là, gérer sa propre entreprise était la seule solution que
Michel envisageait comme formule de rechange s'il devait quitter son
emploi. À notre grand désarroi, aucun achat ne se matérialisa. Tantôt
le prix était trop élevé pour nos moyens, un autre jour le commerce
était vendu avant même que nous ne songions à l’acheter.
Et alors, nos querelles reprirent de plus belle. Malheureuse et
n'en pouvant plus, je proposai à Michel l'idée de consulter
conjointement un conseiller matrimonial. La réponse fut un « non »
catégorique. Selon lui, j’étais celle qui avait besoin d’aide, et lorsque je
« changerais », tout irait mieux entre nous. De mon côté, je croyais
que c’était plutôt un problème de communication entre nous deux, un
problème de couple. Devant son refus de m’accompagner,
j'abandonnai l'idée. Et évidemment, les disputes se multiplièrent.
Dans un effort désespéré de réconciliation, nous décidâmes
de faire un voyage de trois semaines en France, voyage auquel nous
rêvions depuis des années. Nous laissâmes Estée chez mes parents.
Ce fut une expérience mémorable. Aucune dispute ne vint assombrir
notre paradis empreint de romantisme et de plaisir en abondance.

19
D’AMOUR ET DE FOLIE

Voici quelques extraits du journal que je tenais à ce moment-là :

Le dimanche 19 avril 1987

Après notre départ de Montréal samedi soir et un vol


d’une durée de sept heures, nous sommes arrivés à
l’aéroport Charles-De-Gaulle ce matin du dimanche
de Pâques. Après avoir déposé nos bagages à l’hôtel,
nous nous sommes dirigés vers l’Opéra de Paris et
nous sommes arrêtés nous régaler sur la terrasse d’un
bistrot qui fait face à la Comédie française.
Après le déjeuner, nous nous sommes rendus sur le
terrain du Louvre. Ce dernier étant fermé en raison de
la construction de la nouvelle pyramide de verre, nous
nous sommes promenés dans les jardins des Tuileries
pour ensuite nous endormir sur le gazon pendant
deux heures.

Le vendredi 1er mai 1987

Après nous être rendus à La Rochelle et à Bordeaux,


nous nous sommes installés dans un petit hôtel à Aix-
les-Thermes, une station thermale située dans les
Pyrénées. Nous avons pris un bain de pieds dans l’eau
chaude naturelle qui s’élevait à 77oC, sur la place
centrale du village, près de l’hôpital Saint-Louis; nous
avons ensuite choisi un restaurant où le canard à
l’orange était délicieux. On ne pouvait pas quitter cet
endroit enchanteur sans profiter de la baignade à l’eau

20
D’AMOUR ET DE FOLIE

chaude en compagnie de personnes âgées atteintes de


rhumatismes. Michel « cadrait » bien avec eux, me
suis-je dit avec un sourire!

Nous avons joui de notre voyage; nous nous sommes


reposés; nous nous sommes aimés. Réfléchissant à ce voyage qui
s’était si bien déroulé, nous constations tous les deux que lorsque le
stress habituel de nos vies était écarté, nos problèmes de couple
disparaissaient. Donc, pour favoriser de nouveau l’harmonie entre
nous deux, nous avions convenu d’éliminer autant que possible les
facteurs de stress les plus contraignants, en commençant par
l’environnement de travail de Michel. De retour à la maison, nous
redoublâmes d’efforts à la recherche d’un commerce ou d’un nouveau
travail pour Michel.
Dans le feu du romantisme parisien, nous avions convenu
d’avoir un autre enfant. C’est ainsi que quelques semaines après notre
retour au Manitoba, j’appris que j’étais enceinte de notre deuxième
enfant.
Incapable de se soustraire à la situation stressante de son
travail, Michel recommença à déverser son anxiété sur moi et à me
bombarder d’injures violentes. De plus, j’étais devant un autre
dilemme. Notre maison était devenue trop petite pour notre famille
qui allait bientôt s'agrandir. Je proposai alors à Michel de faire
construire une modeste annexe à l’arrière de la maison pour l’ajout
d’une chambre à coucher. Et le projet l’emballa.
Avec ses idées grandioses, il élabora des plans
impressionnants pour la maison. Deux annexes, dont une qui
comporterait un salon et une salle à dîner et l’autre, un solarium

21
D’AMOUR ET DE FOLIE

quatre-saisons qui servirait au petit-déjeuner et à la détente. L’ancien


salon serait converti en chambre des maîtres.
Au début, je refusai catégoriquement d'avancer avec lui dans
son dessein car j’estimais que nous n’avions pas les moyens. D’autant
plus que je ne voulais d'aucune façon avoir la responsabilité de
l’entretien d’une plus grande maison. Mais Michel ne lâcha pas et son
enthousiasme grandissait jour après jour. Au fil des mois, il investit la
plupart de son temps libre à l’élaboration des plans d’agrandissement
et il revenait régulièrement à la charge pour que j’acquiesce à son
projet.
Il me supplia de consentir à cela, et demeura persévérant
pendant plusieurs mois; il fut si déterminé à faire construire ces
nouvelles pièces. Il concocta enfin un plan qui prévoyait le bâtiment
de la coquille extérieure par un entrepreneur en construction tandis
qu'il se chargerait lui-même d’achever petit à petit la finition
intérieure, ce qui aurait pour résultat de réduire considérablement la
facture.
Je me sentis finalement incapable de résister à son pouvoir de
persuasion. Je me souviens du jour où je succombai, où je baissai tout
simplement les bras en signe de défaite. Je ne pouvais plus lutter, je
voulais qu’il me fiche la paix. Ce jour-là, je me le rappelle bien, une
importante partie de moi mourut et j’en ressentis une profonde
tristesse.
Mais parallèlement à tout ce que je vivais sur le plan
personnel, un événement merveilleux se produisit cette année-là. Je
me liai d’amitié avec une collègue, Ingrid. Enfin quelqu’un à qui je
pouvais me confier! Chaque jour, nous prenions une pause tisane
ensemble pendant laquelle je lui partageais ma tristesse et mon
désespoir. Elle m’écoutait, me soutenait et se montrait tout

22
D’AMOUR ET DE FOLIE

simplement disponible. Je sortais de temps à autre le soir avec elle, et


j’appréciais énormément le temps que nous passions ensemble.
Puis l’infection dont j’avais subi lors de ma première
grossesse réapparut. L’épuisement s’ajouta cette fois-ci et mon
apparence s’en ressentit. J’étais souvent fatiguée, j’avais les yeux
cernés et tristes, sans vie. Mon visage s’amaigrissait et je n’avais pas le
goût de faire grand-chose. Il m'arrivait souvent de fermer la porte de
mon bureau pour travailler sur un document quelconque et je me
retrouvais figée. Il m’était impossible de soulever même un stylo.
Parfois, pendant quelques heures, je fixais le mur devant moi, perdue
dans le néant, immobile comme une statue, paralysée.
Suivant les conseils de mon médecin, je réduisis ma semaine
de travail de cinq à quatre jours. Me voyant décliner physiquement et
moralement, des membres de ma famille se mirent à me questionner
sur ma relation avec Michel. Depuis un certain temps, ils se doutaient
que le problème était sérieux entre Michel et moi; je n’en avais jamais
parlé, sinon que de dire pour les rassurer que nous nous disputions
comme tous les autres couples. Mais je n’en pouvais plus. La colère
réprimée que je ressentais envers Michel était trop difficile à contenir.
Le vase déborda et je commençai à me confier à ma famille.
Entre-temps, Michel avait découvert un ancien escalier caché
derrière un mur intérieur de notre maison et avait encore modifié les
plans pour y ajouter un deuxième étage, en plus des deux annexes.
Une fois les rénovations terminées, les ajouts équivaudraient aux deux
tiers de la superficie totale de la maison. Compte tenu d’un tel
agrandissement, toutes les fenêtres de la maison devraient être
changées et l’intérieur rénové pour correspondre aux nouvelles
annexes. La partie extérieure ainsi que le toit devraient être refaits à
neuf pour que l’ancien style s'agence au nouveau. Ayant maintenant

23
D’AMOUR ET DE FOLIE

obtenu le prêt hypothécaire nécessaire pour réaliser les travaux, la


construction devait débuter bientôt.
Ce projet démesuré de Michel me rendait à bout de forces.
Affaiblie par ma grossesse, et ne pouvant plus encaisser les coups de
la violence verbale, j’évitais de plus en plus la maison. Je passais donc
le plus clair de mon temps chez mes parents et chez mes sœurs pour
éviter les tensions.
À quelques reprises, je le menaçai même de divorcer et,
quelquefois, il me répliqua que si je le quittais, il se suiciderait ou
partirait avec Estée et que je ne la reverrais plus jamais. Déjà, depuis
quelques mois, il était devenu très possessif avec elle et il m’empêchait
fréquemment de l’emmener avec moi visiter ma famille. Il était jaloux
de tous ceux qui aimaient Estée.
Un jour, il tint parole. Je venais de menacer de le quitter; il
s’empara de la petite et décampa de la maison en me disant qu’il
disparaissait avec elle. Je courus derrière eux, mais il verrouilla les
portières de l'auto. J’eus beau crier, pleurer et frapper sur l'auto, rien
n’y fit. Il partit comme un éclair. Je pris alors mon auto et le suivis. Il
emprunta une route de gravier et accéléra afin de me distancer.
J’accélérai à mon tour. Lorsqu’il atteignit une vitesse dangereuse, je
ralentis, inquiète pour la vie de ma fille. Il continua à une vitesse
effrénée et je le perdis de vue très rapidement.
Ne sachant plus trop quoi faire, je rebroussai chemin et
j'attendis chez nous, angoissée, dans l’espoir qu’ils reviennent tous les
deux. Les heures passèrent et toujours aucun signe d’eux. Je me
décidai à appeler Ingrid car j’avais un grand besoin de réconfort et
d’espoir. Puis pouvant à peine tenir debout, de plus en plus
désespérée, je me rendis chez mes parents et exposai la situation à ma
mère. J’essayai d’évaluer avec elle la possibilité que Michel mette sa

24
D’AMOUR ET DE FOLIE

menace à exécution. J’appelai chez nous à maintes reprises mais en


vain; personne ne répondait. Téléphoner à la police à ce moment-ci
semblait extrême; je ne croyais pas que Michel pouvait faire du mal à
Estée car il l’aimait tant.
Tout en réfléchissant aux actions que je pourrais
entreprendre, je confiai à ma mère que Michel était probablement
quelque part en ville, dans une chambre d’hôtel avec Estée. J’évoquai
la possibilité d’appeler tous les hôtels de la ville et demander à parler à
Michel Caron. Mais dans une ville de 600 000 habitants, comptant des
centaines d’hôtels, par où commencer?
La providence était avec nous ce jour-là. Ma mère avait le
don de l'intuition bien développée. Elle me dit soudainement :
« Appelle l'hôtel Westerley Inn. Ce nom-là me vient à l’esprit. »
Je n’ai rien à perdre, pensai-je. Avant d’appeler, je pris le
temps de réfléchir sur l’attitude à adopter, les mots à dire. Même si les
chances que Michel et la petite soient là étaient minces, je ne voulais
certainement pas demander à parler à Michel, au cas où il serait bel et
bien à cet hôtel. Si on l'informait de mon appel, il pourrait bien
repartir aussitôt et se cacher ailleurs. Alors, je téléphonai à
l’établissement en question et je dis en essayant de rester calme :
« Mon conjoint, Michel Caron, doit s’inscrire à l’hôtel et je voudrais
savoir s’il est déjà arrivé. » Le maître d’hôtel vérifia et il me répondit
par l’affirmative en me confirmant qu’il était arrivé en début d’après-
midi. Incrédule et surprise, j’eus peine à contenir ma nervosité, mais je
trouvai le moyen de poursuivre calmement et lui demandai de me
donner le numéro de sa chambre. Ce qu'il fit gentiment.
Ma mère s’inquiétait pour nous, mais je partis tout de même
seule pour retrouver Michel et Estée dans cet hôtel à l’autre bout de la
ville. J’estimais pouvoir arriver à lui faire entendre raison. S’il résistait,

25
D’AMOUR ET DE FOLIE

j’étais prête à téléphoner à la police pour l’enlèvement d’Estée. La


colère de Michel pouvait être dangereuse si je faisais appel à d’autres
pour intervenir. Je préférais de loin régler le conflit moi-même. À
l’hôtel, je constatai que la porte de sa chambre donnait directement
sur le stationnement extérieur. Quoique très anxieuse, je pris soin de
me promener dans les corridors du complexe pour vérifier la
possibilité qu’il puisse s’échapper de l’intérieur, mais non…
J’aperçus une cabine téléphonique à l’extrémité du
stationnement d’où la porte de sa chambre était bien visible. J’optai
d'abord pour communiquer avec lui par téléphone, car si je me
présentais directement, il pourrait très bien piquer une colère, me
fermer la porte au nez, et surtout traumatiser Estée. Il fut étonné
d’entendre ma voix. Je lui dis que j’étais tout près. Il commença alors
par m’injurier. Je gardai mon sang-froid. Je lui dis que j’étais prête à
parler de nos problèmes, tout en prenant garde d’ajouter que nous
n’avions pas à mêler Estée à nos querelles.
Cela dut prendre une bonne vingtaine de minutes avant qu’il
retrouve son calme; il éclata aussitôt en sanglots. Sachant d'expérience
qu’il n’était plus alors sujet à la colère, je lui demandai de me laisser
entrer. Il ouvrit la porte en me suppliant de ne pas demander le
divorce. Il était désespéré et ne savait plus où donner de la tête.
J’arrivai à le convaincre de ma volonté de régler nos différends et lui
fis promettre de ne plus impliquer Estée dans nos histoires, sinon le
divorce serait inévitable.
Après un long moment, je ramenai Estée dans l’auto avec
moi tandis que Michel nous suivit dans la sienne. Comme nous
l’avions convenu, je laissai Estée chez mes parents et nous allâmes
poursuivre notre conversation dans un restaurant. Au cours des jours

26
D’AMOUR ET DE FOLIE

suivants, nous évaluâmes notre situation sérieusement et nous prîmes


rendez-vous chez un thérapeute pour couple.
Michel, qui vouait un grand amour à Estée et qui voulait son
plus grand bien, renouvela plusieurs fois sa promesse de ne plus
l’utiliser comme otage dans le règlement de nos conflits, et il tint
parole.

27
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le fond du baril

D ans mon journal, j'écrivais au mois de décembre 1987 :

En ce temps de Noël, je suis en congé de maternité.


J’attends la naissance de notre bébé prévue pour la
dernière semaine de janvier. Les travaux de la
maison vont bon train depuis quelques semaines. À
travers le vacarme de la construction, je passe mon
temps à m’inquiéter de plus en plus de notre
situation financière. En comptabilisant nos deux
généreux revenus, le montant élevé de l’hypothèque
en combinaison avec les autres prêts nous oblige à
restreindre sérieusement nos dépenses. Même si
nous arrivons à rencontrer nos paiements mensuels,
je songe aux plaisirs que nous ne pourrons plus
nous permettre. Je me reproche d’avoir consenti à
cette addition substantielle à notre maison. Je suis
envahie par la poussière, je suis fatiguée et je
commence à haïr cette maison. Comment ai-je pu me
laisser entraîner dans de si beaux draps?

28
D’AMOUR ET DE FOLIE

À Noël, je n’avais pas le goût à la fête. Dire que cette période


de l'année avait représenté tant pour moi autrefois : les rencontres
avec les cousins, les cousines, les tantes et oncles, les chants que
j'accompagnais à la guitare. Non, je n’avais plus le goût de tout cela.
J'étais déprimée et malheureuse.
Malgré tout, je me rendis chez un oncle en compagnie de ma
sœur Jocelyne et mon beau-frère Paul fêter le jour de l’An. Michel ne
voulut pas m’accompagner. Il se terrait en solitaire chez nous. Une
situation qui se répétait d’ailleurs de plus en plus lorsque je visitais ma
famille. La fête battait son plein et, tradition oblige, trois de mes
oncles et mon père formèrent leur orchestre annuel : un au piano,
l’autre au violon, un autre à la guitare hawaïenne et un dernier à la
guitare acoustique. Les cousins, les cousines et même les tout-petits se
mirent à danser avec beaucoup d’entrain. Malgré toute la joie qui
régnait autour de moi, je n’arrivais pas à sourire. Mon cœur était trop
déchiré.
Un autre oncle vint s'asseoir près de moi et passa son bras
autour de mes épaules. Comme il était spécial! C’est mon parrain et
on aurait dit que lorsque j'étais triste, il savait toujours le ressentir.
Assis côte à côte, nous regardâmes la famille danser. Au bout d’un
moment, il me dit : « Ton Michel n’a pas voulu venir? » Je restai
muette et n’en pouvant plus, j’éclatai en sanglots. Il me serra plus fort
dans ses bras pour me consoler. « Ma belle, je n’aime pas te voir
malheureuse. Qu’est-ce qui ne va pas ? » Je continuai de pleurer et il
prit le temps de m’étreindre sur son cœur. Comme c’était bon de se
sentir aimée par quelqu’un, mais combien j’aurais voulu que ce
quelqu’un soit Michel. Ne savait-il pas que je l’aimais?
Nos visites chez le thérapeute furent de courte durée. À
chaque séance, cela allait de mal en pis, jusqu’à ce que Michel refuse

29
D’AMOUR ET DE FOLIE

de continuer. Mes supplications fréquentes pour l’encourager à aller


chercher de l’aide furent également freinées par des réponses
négatives et catégoriques. C’était moi, selon lui, qui avais besoin d’une
thérapie; j’étais la cause de nos problèmes. Nous n'arrivions même
plus à discuter. C’est à partir de ce moment-là que je me laissai
emporter au fil des jours sentant que je perdais le peu qui me restait
de la maîtrise de ma vie.
Le 6 janvier 1988, je me rendis chez l’obstétricien. Celui-ci
m’avait appelé la veille pour me demander de le rencontrer à l’hôpital
et d’apporter ma valise. Mes tests sanguins démontraient une
anomalie. J’appris alors que mon sang développait des anticorps. Il n’y
avait à cela aucune logique. Michel et moi étions tous les deux du
même type sanguin, mais des examens plus poussés confirmèrent les
résultats des tests : j’étais en train de rejeter mon bébé. Le médecin
décida de provoquer l'accouchement, pour éviter que le bébé ait des
séquelles. Michel était à mes côtés, mais j’aurais préféré qu’il soit
disparu de ma vie à cet instant même. Si j’avais le malheur de
l’envisager, ce fut comme si des lames de rasoir s’éjectaient de mes
yeux tellement je lui en voulais d’être insensible.
André vit le jour quelques heures plus tard. Je me reprochai
sévèrement d'avoir mis au monde un bébé innocent dans cette
situation d'abîme. Michel m'injuria même dans la chambre d'hôpital.
Pendant plusieurs jours, je ne cessai de pleurer. Comment pouvait-il
me causer tant de peine?
Je me rendis bientôt à l’évidence que j’étais devenue la cible
de la violence verbale de mon conjoint, et je ne savais plus quoi faire
pour m’en sortir. Je ne pouvais surtout pas envisager la possibilité de
laisser Michel, avec deux bambins qui venaient à peine de commencer
leur vie. De plus, je croyais que c’était ma responsabilité en tant que

30
D’AMOUR ET DE FOLIE

femme de voir à ce que notre mariage réussisse, coûte que coûte.


J’étais rongée par la culpabilité parce que j’avais échoué.
De retour à la maison, mon calvaire se poursuivit. J’évitais
Michel à tout prix, cela me faisait trop mal d’entendre ses bordées de
jurons. Nous ne nous adressions plus la parole, c’était mieux ainsi.
Nous évitions alors les disputes. Il passait de longues heures au
bureau, et cela m’arrangeait. J’occupais mes journées, soit figée
comme pour l’éternité dans ma berceuse, soit couchée avec André,
pendant qu’Estée prenait sa sieste.
J’existais à peine, complètement vidée et déprimée. Seuls mon
Estée et mon petit André m’apportaient la chaleur humaine dont
j'avais tant besoin. Il y avait aussi mon cousin Jacques, qui travaillait à
la rénovation de notre maison. Il venait prendre ses pauses-café avec
moi pendant que je mangeais des nouilles chinoises. Faciles à préparer
en trois minutes, elles constituèrent à peu près ma seule nourriture
durant un mois. J'ajoutai quelques légumes frais à cette diète même si
j'avais perdu l’appétit, par souci pour mon fils que je nourrissais au
sein.
Au mois de mars, quelque chose se passa dans mon for
intérieur. J’avais atteint le fond du baril. J’en eus assez de mourir à
petit feu. Je voulais vivre!
Il était apparent que toutes mes tentatives pour essayer
d’améliorer notre relation au cours des deux dernières années avaient
été infructueuses. Je me rendis bien compte que Michel n’allait
vraiment pas bien et que j’avais mis du temps à comprendre la gravité
de la situation. Je décidai alors de diriger mes efforts autrement.
J’abandonnai l’idée de concentrer mes énergies pour sauver notre
mariage. Je n’avais plus rien à perdre. Le temps était enfin venu de
prendre soin de moi-même. C’était assez de blâmer Michel pour ma

31
D’AMOUR ET DE FOLIE

vie de souffrances. En fait, je pris soudainement conscience que je


possédais tout pour faire mon bonheur et cela ne dépendait pas de lui,
mais de moi seule.
Décidée, je téléphonai à la travailleuse sociale que Michel et
moi avions consultée auparavant, afin de prendre rendez-vous avec
elle. J’entrepris une thérapie hebdomadaire individuelle et déjà, après
les premières rencontres, je commençai à me sentir mieux. Grâce à
son aide, je me centrai sur moi et, lentement mais sûrement, j’acceptai
d’être responsable de ma vie, de mes pensées, de mes actions, de mon
bonheur. Quelle belle découverte! Depuis longtemps, très longtemps,
je n’étais pas arrivée à voir clair en moi; je voyais maintenant une lueur
au bout du tunnel. L’espoir renaissait.
Michel dut ressentir mon lâcher-prise face à lui. À mon grand
étonnement, il prit rendez-vous avec un conseiller. Les événements
prirent alors une tournure dramatique pour lui. Un soir, il se rendit à
son bureau à la Société Radio-Canada, prit ses effets personnels et
laissa une note annonçant qu’il quittait pour un congé de maladie. Le
conseiller qu’il rencontrait depuis deux semaines lui avait fait voir qu’il
faisait face à une dépression et un burn-out sérieux. Quel soulagement
pour nous deux d'apprendre enfin qu’il y avait un diagnostic, et une
solution. Quelques mois de repos, une thérapie intensive et il pourrait
enfin reprendre une vie normale et retourner au travail.
De mon côté, je poursuivis ma thérapie avec d'heureux
résultats. Michel, lui, suivait une thérapie individuelle deux fois par
semaine et une séance de groupe hebdomadaire. Au fil des semaines,
je m’attendais à ce que Michel aille mieux. Il ne travaillait pas mais il
continuait de se déplacer pour sa thérapie intensive. Contre toute
logique, son état empirait. Il criait de plus en plus à la maison, ses
injures s’intensifièrent, son regard devint vitreux et distant.

32
D’AMOUR ET DE FOLIE

Que se passait-il? Je n’en savais rien, mais je ne pouvais plus


vivre pareil enfer. Plus outillée par mes rencontres avec la travailleuse
sociale, j’étais maintenant décidée à ne plus tolérer cet environnement
malsain et à me défaire de la culpabilité qui m’habitait. C’est ainsi
qu’une journée de printemps, au début de mai, je pris la décision de le
quitter, du moins jusqu’à ce qu’il reprenne du mieux. Une nuit, alors
que nous étions couchés mais incapables de trouver le sommeil, je dis
à Michel, calmement mais d’un ton décidé, que je le quittais pour me
reprendre en main, pour me retrouver, pour que les enfants vivent
dans un milieu plus paisible et sain. « J’espère que ce sera temporaire,
lui dis-je, car je t’aime. Je sais que je prends un risque en te quittant, le
risque qu’on ne reprenne jamais la vie commune. Mais je ne peux plus
vivre ainsi. » Il hocha la tête et je sentis qu’il était soulagé lui aussi, que
son fardeau personnel − le burn-out et la dépression − était déjà
suffisamment lourd à porter.
Ce fut une décision pénible. Notre situation financière était
devenue accablante. Le coût de la thérapie s’ajoutait aux autres
obligations. L’été s’annonçait difficile car nous avions dû cesser les
activités de notre compagnie de vente de bateaux étant donné que
Michel ne pouvait plus l’opérer. Par surcroît, Michel n'avait pas
d'assurance salaire au travail. De mon côté, n’ayant pas les revenus
nécessaires pour me payer un loyer en plus, je dus solliciter l’aide de
mes parents.
Le lendemain, alors que Michel était sorti, et tandis que ma
mère veillait sur les petits, je déménageai mes effets personnels et
quelques meubles dans un nouvel appartement, avec l’aide d’autres
membres de ma famille. Comme je ne voulais pas être un fardeau en
vivant à proximité de mes parents, j’avais choisi d'aller habiter dans un
petit village près de Winnipeg.
33
D’AMOUR ET DE FOLIE

Cette période fut une véritable planche de salut. Je continuai


mes sessions avec la thérapeute et je redoublai d’efforts pour me
reprendre en mains tant sur le plan physique qu’émotionnel et
spirituel.
Presque immédiatement, je décidai d'aller passer une fin de
semaine de repos chez les Sœurs Oblates qui opéraient un centre de
retraite moderne. C’est dans leur bibliothèque que je découvris les
livres sur l’Ennéagramme, un processus de connaissance de soi à
travers les différentes personnalités; ce fut là une aide précieuse dans
mon processus de croissance personnelle, un outil salutaire pour me
remettre sur pied. Je m’empressai d’acheter des livres sur le
développement personnel et sur la pensée positive, une bible et une
cassette de visualisation. J’entrepris également de soigner mon corps,
voulant mettre toutes les chances de mon côté pour pouvoir retrouver
mes énergies et mon dynamisme naturel. Je faisais maintenant chaque
matin vingt minutes de jogging avant de partir pour le travail que
j'avais repris depuis peu, et je changeai mon alimentation en optant
pour un régime santé.
Le soir, lorsque les enfants étaient couchés, je lisais mes
livres, je répétais des affirmations positives et j’écoutais ma cassette de
visualisation avant d’aller au lit. J’imaginais le bonheur, je me voyais
entourée de lumière, resplendissante, avec un sentiment de bien-être,
réunie avec Michel et nos enfants.
Je ne vis pas Michel ni ne lui téléphonai durant le premier
mois de notre séparation. Le mois suivant, à quelques reprises, il
rendit visite aux enfants. Comme j’évitais de parler de notre situation
conjugale, les sujets de conversation, si brèves furent-elles, se
limitaient uniquement aux enfants.

34
D’AMOUR ET DE FOLIE

Michel semblait mieux se porter. Un jour, il m’informa de


son intention d’aller une dizaine de jours chez des proches qui
habitaient en Colombie-Britannique. Il me demanda mon accord pour
qu’Estée, âgée de deux ans et demi, puisse l’accompagner. Ils iraient
en train. Confiante qu’il aille suffisamment mieux, j’acquiesçai.
C’est dans la plus grande indifférence qu’il me salua sur le
quai de la gare lors de leur départ quelques jours plus tard. Cette scène
m’attrista profondément car, au fond de moi, j’entretenais toujours
l'espoir de pouvoir reprendre la vie commune. Michel, lui, ne semblait
éprouver aucun sentiment envers moi, aucune affection, aucune
colère, seulement une parfaite indifférence. Était-ce possible que je
l’aie perdu à jamais? C’était ce à quoi je songeais en regardant le train
quitter la gare, retenant mes larmes.
Un beau jour de juillet, j’étais assise dans mon bureau avec
Ingrid. Au moment d’une pause, je lui fis part que je sentais que la fin
de ma relation avec Michel était proche. Je n’avais jamais envisagé
auparavant cette éventualité à haute voix. Mais maintenant, je me
sentais prête à cheminer dans cette direction. Soudainement,
quelqu’un frappa à la porte de mon bureau. Surprise! Michel était là.
Mes yeux rencontrèrent les siens pour la première fois depuis des
semaines. Ingrid s’esquiva doucement.
Michel s’assit et laissa parler son cœur. Il me déclara son
amour et m’exprima son désir de reprendre la vie de couple. Il ajouta
qu’il s’était soudainement retrouvé, qu'il avait repris contact avec ses
émotions et des sentiments absents de sa vie depuis quelques mois.
C'était perturbant et j’étais stupéfaite; je ne savais plus quoi dire, j’étais
comme perdue. Sa volte-face si soudaine m’insécurisait. Je trouvai
enfin les mots pour lui dire que je voulais du temps pour réfléchir car

35
D’AMOUR ET DE FOLIE

ce qu'il venait de me dire me bouleversait et je me sentais incapable de


prendre une décision hâtive.
Au cours des semaines suivantes, il vint nous visiter
régulièrement. Plus aucune trace d’indifférence. Il était d’une
tendresse et d’une bonté exceptionnelles envers nous. Cependant, je
n’étais pas prête à reprendre la vie commune même si Michel me le
demandait à chacune de ses visites. En fait, j’appréhendais, une fois de
retour à la maison, que ses cris et ses injures reprennent de plus bel.
J’avais appris à jouir de mon autonomie, d’une nouvelle indépendance
affective, et je n’avais pas du tout envie de renoncer à ce bien-être.
Vers la fin août, avec une plus grande confiance en moi, je
décidai de retourner vivre avec Michel, d’autant plus que nous avions
longuement discuté de nos problèmes et que nous étions prêts tous
les deux à tout faire pour entretenir une relation harmonieuse. Mes
appréhensions se dissipèrent au fil des mois. Notre vie de couple allait
de mieux en mieux. Nous avions réappris à vivre ensemble et nos
quelques discussions plus sérieuses se déroulèrent dans le respect.
Nous avions appris à nous aimer sans nous faire mal et Michel ne me
dirigea plus de propos blessants. Et pourtant, nous n’étions pas au
bout de nos peines.
Nos difficultés financières représentaient un lourd fardeau.
Nous savions maintenant que Michel ne retournerait pas au travail de
sitôt. Il était suivi par son médecin et avait consulté un psychiatre qui
confirma son état d’invalidité pour une période indéfinie. Ces trois
derniers mois d’invalidité se transformaient donc en une absence
prolongée. Même si Michel allait mieux sur le plan affectif, il était
encore très angoissé et ne pouvait d’aucune façon envisager le stress
qu'occasionnerait son retour éventuel au travail.

36
D’AMOUR ET DE FOLIE

Nous dûmes nous préparer à affronter le pire. Les fins de


mois étaient particulièrement difficiles car les prestations d'invalidité
de Michel provenant d’une assurance privée étaient nettement
insuffisantes par rapport aux revenus qu’il avait gagnés en tant que
réalisateur. De plus, les recettes de notre compagnie de bateau étaient
maintenant choses du passé, Michel ne pouvant s'occuper des affaires
dans son état.
Pour combler la différence entre son salaire et les prestations
d’assurance, il fut nécessaire d’utiliser l’argent accumulé dans nos
REER. Le temps jouait contre nous, et nous dûmes nous résoudre à
vendre le bateau et la maison. Hélas, cela arrivait à un bien mauvais
moment. Le marché immobilier était à la baisse. Nous nous
retrouvions alors dans un marché d’acheteurs et non de vendeurs. De
plus, les rénovations de la maison étaient inachevées. Les travaux de
construction que nous avions entrepris constituaient seulement
l’enveloppe extérieure et nous avions obtenu une hypothèque en
fonction de ces coûts seulement. Michel avait prévu finir petit à petit
l’intérieur; maintenant, nous étions privés de moyens financiers et il
n'avait plus la santé pour entreprendre pareil chantier. Les agents
immobiliers nous avaient prévenus que ce serait difficile de trouver un
acheteur pour notre maison dans sa condition actuelle. Ils nous
conseillèrent donc de réduire le prix demandé.
De même, ce fut toute une histoire pour vendre notre bateau.
Il était ardu de trouver un acheteur sérieux pour un voilier dans un
contexte économique au ralenti. Avec un peu de bonne fortune, il se
vendrait en quelques mois, et si nous n'étions pas chanceux, cela
pourrait prendre un an et plus. La voile étant un sport encore peu
pratiqué à l'époque au Manitoba, il fallait être réalistes et patients et

37
D’AMOUR ET DE FOLIE

nous dire que l’embarcation ne se vendrait probablement pas avant


deux ou trois ans.
Aucun acheteur ne présenta d’offre pour notre maison.
Quant au bateau, on ne reçut aucun appel. Notre voiture est le seul
bien que nous avons réussi à vendre, et ce à prix escompté. Malgré
cela, nous avions encore des dettes qui s'élevaient à quelques dizaines
de milliers de dollars en plus de l’hypothèque.
Je savais que nous nous dirigions tout droit vers la
catastrophe financière si la situation persistait encore quelques mois.
Compte tenu du manque à gagner substantiel du salaire à Michel, ainsi
que l’absence de revenus de notre compagnie nautique, nous ne
pouvions plus rencontrer nos obligations financières et vivre de façon
adéquate.
Le printemps 1989 arriva et nous n’avions encore vendu ni la
maison ni le bateau. Plus d’un an s’était écoulé depuis le début de
l’invalidité de Michel et nous ressentions vivement ce manque
d’argent. J’étais découragée. Qu’allait-il nous arriver? Je me résignai à
prendre rendez-vous avec les institutions prêteuses pour prendre
arrangement. Puis nous dûmes baisser encore une fois le prix de vente
de notre maison pour réussir à éveiller l'intérêt d’acheteurs potentiels
pour une maison dont la finition intérieure était inachevée.

38
D’AMOUR ET DE FOLIE

Escapade dans l’inconnu

L e parfum des pins et des fleurs sauvages se faufilait par les


fenêtres entrouvertes en ce beau jour printanier de 1989. Michel
et moi étions assis dans l’ancien salon de notre maison et nous
songions à ce que l’avenir nous réservait. Comme tout semblait voué à
l’échec, nous envisagions une alternative financière. Je connaissais le
directeur d’une des succursales de la compagnie pour laquelle je
travaillais et dont les conseillers se taillaient un énorme succès dans la
ville de Québec. Bon nombre d’entre eux étaient parmi les meilleurs
au pays. Puis, Michel et moi avions souvent parlé de partir à l'aventure
et de nous installer dans cette ville romantique. Michel avait déjà
habité deux ans en Alberta et il avait joui de son expérience. Je fis
remarquer à Michel : « Si je réussissais dans la vente-conseil, nous
pourrions tout sauver. Au bureau de Québec, avec l’appui du
directeur, j’augmenterais considérablement mes chances de succès et il
faut faire quelque chose. Nous sommes en train de couler à pic, avec
seulement mon revenu. »

39
D’AMOUR ET DE FOLIE

« De toute façon, ajouta Michel, nous n’avons rien à perdre.


Je ne peux plus reprendre mon ancien travail. Si je devais me recycler
en vue d’une autre carrière, je trouverais cela plus encourageant de
recommencer ailleurs. » C'était donc réglé. La famille partirait pour le
Québec. Je pris contact avec le directeur de la succursale de Québec le
lendemain matin et il accepta de m’embaucher sur le champ. Des
cours pour les nouveaux conseillers seraient offerts dans deux
semaines. Michel et moi convînmes donc d’utiliser ce délai pour
préparer le déménagement.
Le directeur de la succursale ayant accepté d’avancer les
fonds pour le déménagement et la location d’une maison, je décidai de
partir seule en auto pour suivre ma formation de trois semaines et
trouver pour le 1er juillet un logement pour la famille. Pendant ce
temps, Michel s’occuperait des enfants, procéderait à une vente bric-à-
brac pour tenter d’alléger le déménagement et emballerait nos effets
personnels.
Je partis pour Québec à la fin mai. Je mis trois jours pour
faire le trajet de 2 700 kilomètres et cela me permit de jouir
pleinement de cette nouvelle liberté, de ce nouvel espoir.
J'étais partie sans inquiétude, sachant Michel sorti de la
dépression qui l’avait accablé jusqu'à quelques mois auparavant. Je
songeai à mon beau Michel qui avait repris des couleurs, gagné
quelques kilos et retrouvé son sourire. Il avait l’air en bonne santé, ses
yeux scintillaient et son visage était rayonnant. Peut-être était-il sorti
de son calvaire pour de bon? Le vent vivifiant des Grands Lacs
rafraîchissait mon visage lorsque je parcourais l’Ontario en route pour
le Québec, et j’espérais ardemment que cette aventure était le présage
d'un nouveau départ.

40
D’AMOUR ET DE FOLIE

Une fois rendue à Québec, j'étais motivée, bien entourée par


les conseillers du bureau qui me transmettaient leur optimisme. Ils
m'encourageaient. Je connaissais déjà la plupart d’entre eux, ayant eu
le bonheur de les rencontrer lors de sessions de formation que j’avais
coordonnées à Winnipeg et au Québec. D’ailleurs, certains d’entre eux
étaient devenus de bons amis. Je n’étais pas totalement en terrain
inconnu.
Un des représentants m'avait proposé d'aller habiter chez ses
beaux-parents pendant les trois semaines de formation. Une offre qui
me tombait du ciel. L’accueil chez ce couple à la retraite fut
merveilleux. Leur demeure était vaste et chaleureuse; elle était située
sur le haut d’une falaise avec une vue saisissante sur Québec. Parfois,
profitant d'un peu de temps libre, je partais seule me balader au cœur
du Vieux-Québec; j'aimais admirer le Château Frontenac dans toute sa
splendeur et sa magnificence. Qu’il faisait bon vivre dans ce lieu
enchanteur. Je tombai rapidement amoureuse de la région qui allait
devenir mon chez-moi.
La session de formation était intéressante et dynamisante. Je
goûtais pleinement cette nouvelle chance qui m’était donnée. Le soir,
je parcourais les banlieues à la recherche d’un logis et je trouvai
bientôt une jolie maison de style cottage à prix modique. Une fois ma
formation terminée, je m’envolai vers Winnipeg et je revins au
Québec avec Michel, notre petite famille et une jeune gardienne qui
demeurerait avec nous l’été.
Puis un soir, l’agent immobilier nous appela pour nous
annoncer la bonne nouvelle : notre maison à Winnipeg était enfin
vendue. Quel soulagement! La vente n’apporta tout de même pas les
résultats escomptés. Le montant de la vente couvrait à peine

41
D’AMOUR ET DE FOLIE

l’hypothèque et les frais de courtage immobiliers. Il n’y avait aucun


surplus pour régler d’autres dettes comme nous l’avions tant espéré.
Avant le déménagement, Michel s’était engagé auprès de son
groupe de thérapie à participer au voyage annuel organisé sur un
bateau ponton. Ce voyage lui tenait vraiment à cœur. Ce serait pour
lui une façon de mettre un point final à sa participation aux séances de
groupe. Un des amis du groupe s'offrit de défrayer les coûts du
voyage. Michel prit donc l’autobus pour Winnipeg au mois d’août.
Michel revint au Québec et mes inquiétudes reprirent de plus
belle lorsqu’il me fit part d’un incident survenu sur le bateau au
Manitoba. Ils étaient treize hommes sur l'embarcation. Un soir,
Michel s'était imaginé être Jésus avec ses douze apôtres, en train de les
guider dans une tempête, le groupe de thérapie ayant bel et bien été
pris dans une tornade; heureusement personne ne fut blessé. Il
entretenait maintenant l’idée qu’il était peut-être Jésus revenu sur terre
et, bien qu’il ait ri en me racontant son histoire, cela m'inquiéta car il
semblait vraiment y croire.
Peu de temps après, un ami de Michel, sa conjointe et leurs
deux enfants vinrent de Montréal nous rendre visite pendant une fin
de semaine. Michel me confia sa crainte qui prenait des allures de
véritable paranoïa. Il me prévint que la conjointe de son ami était
sorcière et qu’elle pratiquait des rites dangereux. Son ancien conjoint
faisait partie de la mafia montréalaise, disait-il. Il insistait à tout prix
que je ne laisse pas notre petite Estée seule en compagnie de cette
femme car elle cherchait sûrement à l’ensorceler. Michel en avait la
certitude et il était tellement convaincant qu’il commença à semer le
doute chez moi.
Durant la fin de semaine, Estée sortit sur la galerie et mangea
quelques graines d’oiseau. Michel conclut alors au mauvais sort de la

42
D’AMOUR ET DE FOLIE

« sorcière ». Avec son attitude paranoïaque et mon énervement, les


amis ne se sentirent sans doute pas à l’aise, bien que ni l'un ni l'autre
n’ait pu savoir réellement ce qui se passait. Ce n’est qu’après leur
départ que je repris le contrôle de mes émotions.
Peu après, Michel sombra de nouveau dans un état dépressif
et menaça encore une fois de se suicider. Je l’encourageai à chercher
de l’aide, ce qu’il fit. Il prit rendez-vous avec une psychologue qu'il
rencontra par la suite de façon hebdomadaire.
En septembre, Michel allait de mal en pis et sa dépression
m’affectait profondément. Il présentait des symptômes de lassitude,
de tristesse, d’anxiété, de mélancolie et de ralentissement de ses
facultés motrices.
Mes revenus d’emploi, quoique supérieurs à mon salaire
antérieur, ne suffisaient toujours pas à rembourser l’important retard
dans nos dettes accumulées depuis près de deux ans et couvrir à la
fois nos dépenses courantes. Je continuais tant bien que mal à
travailler mais je sentais que j'avais moins d'énergie et que ma santé
morale déclinait.
Un jour, lasse, je m’arrêtai pour contempler la situation dans
mon salon vide de tout meuble et je regardai par la fenêtre dépourvue
de rideaux. Nous ne pouvions rencontrer toutes nos obligations.
Comment allions-nous nous en sortir? Je perdis alors tout espoir.
Certains jours, je ne répondais même plus au téléphone.
J’avais une peur bleue des personnes qui téléphonaient pour
demander le paiement des factures en souffrance. D’ailleurs, cette
appréhension, je ne pouvais m’en libérer, elle demeura gravée dans
mes veilles pendant des années.
Ma sœur Dominique se mariait au Manitoba au mois
d’octobre. Mes parents nous passèrent l’argent nécessaire pour

43
D’AMOUR ET DE FOLIE

effectuer le voyage en auto. Je voulais aussi profiter de ce voyage pour


consulter comptables, conseillers financiers et syndics. Ce que je fis.
Et tous étaient catégoriques. Nous avions assez retardé la décision
finale; nous devions déclarer faillite. Selon eux, la situation était
incontournable.
De retour au Québec, je consultai de nouveau des experts
conseils et la réponse fut la même. On nous informa qu’une faillite
causée par une invalidité était chose fréquente et que de nous en sortir
s’avérerait un coup de force. Nous prîmes alors la décision tant
redoutée. Nous dresserions une liste complète de nos dettes et la
soumettrions au syndic et dès lors, nous déclarerions faillite.
Les nuits qui suivirent notre décision furent très longues. Je
songeais à ces institutions et ces gens qui nous avaient prêté de
l’argent en toute confiance. Je n'arrivais pas à me le pardonner, j'étais
en train de commettre un crime honteux envers des personnes que je
connaissais bien. La vie me semblait finie. C’est à ce moment-là que je
pris la décision de quitter mon travail. Il me semblait impossible de
poursuivre ma carrière dans le monde financier puisque je déclarais
faillite. C’était un non-sens.
Qui plus est, j’avais un secret. J’attendais un enfant. Seul
Michel le savait. Je ne pouvais croire que j’étais devenue enceinte dans
ces conditions. C’était si imprévu!
Enceinte de cinq mois et dix kilos en moins que d’habitude,
ma grossesse fut non apparente. Je me sentais tellement faible
physiquement et mentalement. Je me levais le matin avec un creux
dans l’estomac et un manque d’appétit aigu. Je sentais pourtant que le
temps était venu de lâcher prise, de me reposer et d’en finir avec cette
crise financière qui s'éternisait.

44
D’AMOUR ET DE FOLIE

Enfin vint le jour où Michel et moi devions signer la


déclaration de faillite chez le syndic. Nous savions que cela
entraînerait des conséquences par rapport à notre crédit pendant
plusieurs années. Puisque la faillite était due à une invalidité, ni Michel
ni moi n'avions à comparaître, rendant cette étape tant appréhendée
un peu moins onéreuse.
Je remis ma démission à mon employeur à la fin octobre
1989. Avec ma grossesse avancée, j’étais sous l’épuisement.
Dorénavant, Michel et moi serions tous les deux sans emploi. Nous
n'aurions que les prestations d’assurance invalidité privées de Michel
pour assumer notre coût de vie, ce qui représentait des revenus bien
en dessous du seuil de pauvreté pour une famille de quatre personnes,
bientôt cinq. Mais cela était suffisant pour couvrir les dépenses
essentielles. Entre-temps, pour réduire davantage le loyer, nous avions
déniché en région une maison bicentenaire entièrement meublée, sur
un terrain de plusieurs acres pour une somme mensuelle très
abordable. La famille pourrait maintenant se reposer, reprendre des
forces, réapprendre à vivre en pleine nature.
Je me sentis alors revivre peu à peu. Nous n'avions pas
beaucoup d’argent, mais en contrepartie, nous n’avions plus de dettes
ni de préoccupations ou d’appels des créditeurs. Je pouvais enfin en
profiter jusqu’au terme de ma grossesse.
Puis, je m’inscrivis à une activité qui portait sur les exercices
spirituels de la vie courante. Cet accompagnement me permettrait
d’approfondir ma spiritualité, de trouver un sens à ma vie durant cette
période d’accalmie. Les rencontres se tenaient aux deux semaines et
j’avais l’occasion d’échanger avec d'autres personnes. De plus, dans le
cadre de cette démarche, je m’exerçais chaque jour à la méditation, à

45
D’AMOUR ET DE FOLIE

l’écriture, à la lecture et enfin, à la contemplation de la vie quotidienne


sous tous ses aspects.
Je notais mes réflexions dans un journal et je prenais de plus
en plus goût à cet exercice. C’était devenu une sorte de thérapie qui
m’aidait à formuler mes pensées, à exprimer mes joies et mes
frustrations.
De son côté, Michel allait mieux. Il semblait sorti de sa
deuxième dépression et profitait pleinement de notre refuge dans la
nature. Un voisin plus âgé, M. Théberge, possédait une grande terre à
bois et Michel allait l’aider occasionnellement pour la coupe. M.
Théberge trouva en Michel un bon ami, un fils, et Michel trouva en
lui un mentor, un père.
Mme Théberge, qui n’avait pas encore connu la joie d’être
grand-mère, prenait plaisir à nous inviter chez elle; les enfants
adoraient ses gâteaux servis encore tout chauds, ses petites gâteries, de
même que l’attention qu’ils recevaient de cette femme, en toute
simplicité.
Les Jogues, nos voisins d’en face, étaient tout aussi
accueillants. Ils avaient trois enfants, possédaient des terres agricoles,
une ferme laitière ainsi qu’une cabane à sucre. Bientôt, nous
commençâmes à les côtoyer régulièrement. Je faisais de longues
promenades avec Doris Jogues et elle était devenue une confidente.
Elle-même en congé de maladie à cause d’un burn-out, comprenait très
bien le calvaire que Michel avait dû traverser et par conséquent, il
trouvait en elle une amie très compréhensive.
Notre budget ne nous permettait pas de faire des sorties
auxquelles un coût était rattaché; nous nous visitions donc entre
voisins, nous faisions des promenades en auto à proximité avec les
enfants, pique-niquions dans un parc. Nous recevions parfois la visite

46
D’AMOUR ET DE FOLIE

de mes parents qui prenaient plaisir à inviter toute la famille au


restaurant. Quel bonheur!
Cette année-là, nous passâmes Noël entre nous quatre, un
moment à la fois tranquille et précieux. Le bois brûlait dans la
cheminée et l’odeur du pin de Noël fraîchement coupé, gracieusement
offert par notre bon M. Théberge, ajoutait à l'atmosphère déjà
chaleureuse de notre salon au style ancien. Les tourtières et la dinde
que j’avais préparées nous firent un réveillon délectable et inoubliable.
Ce décembre-là en fut un des plus mémorables. Enfin, je pouvais
respirer pleinement l’air de la campagne, profiter de la neige
nouvellement tombée et prendre un plaisir fou à observer mes enfants
se rouler dans la neige en riant aux éclats.
Ma relation avec Michel se portait à merveille. Dans ma
chaise berceuse, devant le poêle qui dégageait sa chaleur parfumée du
bois d’érable, je regardais amoureusement Michel lorsqu’il entrait dans
le portique, les bras chargés de bûches pour nous garder au chaud. Il
les empilait soigneusement dans un vieux coffre en bois et en
conservait une ou deux afin d'alimenter le feu. Il me souriait avec ses
yeux taquins et plaçait fièrement sa main sur mon ventre gonflé. Nous
attendions avec bonheur notre petit trésor qui naîtrait dans deux
mois.
Je sentis le mois de janvier plus préoccupant. Notre bébé
naîtrait bientôt et chaque matin, j’anticipais le moment où le facteur
déposerait le courrier dans la boîte aux lettres. Nous n’avions toujours
pas les moyens d'acheter un lit de bébé, des vêtements, une poussette
et le nécessaire pour compléter le trousseau. Acculés au pied du mur,
nous demanderions bien sûr de l’aide. Mais j’espérais contre toute
attente que le facteur apporte un jour un chèque, comme par miracle.

47
D’AMOUR ET DE FOLIE

Plus la date de la naissance approchait, plus j'avais hâte de voir arriver


le facteur.
Un matin la manne se produisit! Environ trois semaines avant
la date prévue pour l’accouchement, le facteur déposa dans notre
boîte aux lettres un chèque inattendu qui m’était adressé, représentant
des prestations rétroactives du ministère de l’emploi. Nous pouvions
enfin effectuer nos achats pour le bébé, acheter des vêtements pour
nos deux autres enfants, remplir le garde-manger et le congélateur et
faire faire des réparations urgentes sur notre auto.
Le 25 février 1990, notre petite Josée vit le jour.
L’accouchement s’était bien déroulé et Josée combla de bonheur ses
parents amoureux. Quel merveilleux cadeau d’anniversaire pour nous
deux; Michel venait tout juste d'avoir trente-deux ans, et moi vingt-
huit ans.
Étant en grande forme, je rentrai à la maison trois jours après
l’accouchement. Débordante d’énergie, je pus vaquer à mes activités
normales sans de nouvelles baisses d’énergie.
Je débutai alors ma recherche d’emploi. Je trouvais cela
difficile car je n’envisageais plus retourner travailler dans le secteur
financier depuis notre faillite. La culpabilité mêlée à une perte de
confiance en moi relativement aux questions financières me
bloquaient. Comment pourrais-je donner de la formation aux gens du
milieu financier lorsque j’avais personnellement échoué dans ce
domaine? D’un autre côté, où pouvais-je travailler maintenant? Je ne
connaissais que ce milieu. Je scrutai alors les petites annonces à la
recherche d’un autre type d’emploi.
Michel continuait de rencontrer son psychologue, et malgré le
fait qu’il se portait mieux au point de vue physique et psychologique,
il appréhendait nerveusement l’éventualité d’un retour au travail. Il

48
D’AMOUR ET DE FOLIE

était évident qu’il ne pourrait plus retourner à la réalisation


d’émissions de télévision car le stress y était trop élevé depuis que sa
santé mentale était devenue fragile et instable. Ceci l’angoissait
énormément; mais avec l'aide du psychologue, il apprenait tant bien
que mal à apprivoiser ses émotions.
Quant à moi, je m’impliquai davantage dans les activités
bénévoles de notre région, la Beauce. Ayant souffert du manque de
ressources financières, je désirais maintenant apporter mon aide à
d’autres personnes, comme certains l’avaient fait pour moi
auparavant. Je m’engageai alors dans un organisme d’entraide. Une
fois par semaine, je faisais le trajet d'une quarantaine de kilomètres
pour me rendre à Moisson-Québec faire le plein de nourriture que je
ramenais dans ma petite voiture. À mon retour, je livrais des sacs
d’aliments à des familles dans le besoin. J’utilisais également mon
expérience financière pour assister quelques ménages à établir leurs
budgets ou en les aidant à s'inscrire à des programmes
gouvernementaux ou d’autres organismes de charité susceptibles de
leur venir en aide. Cette activité me valorisait et me permettait en
même temps de redonner à la vie ce que j’avais déjà reçu.

Le 28 avril 1990, j’écrivis dans mon journal :

Je dois me rappeler de vivre pleinement le moment


présent. C’est à recommencer à chaque jour :
m’arrêter, regarder les arbres, sourire à un inconnu,
apprécier un petit geste, aider quelqu’un dans le
besoin, profiter d'un moment de tendresse avec
mon conjoint, prêter une oreille attentive à mon

49
D’AMOUR ET DE FOLIE

enfant. Aujourd’hui, je m’attarde devant la nature.


Merci pour le beau soleil!

La saison se transforma et bientôt, les premières fleurs


sauvages du printemps apparurent sur le flanc des montagnes en face
de notre maison. Chaque soir, après le souper, je m'installais dans ma
chaise berceuse sur la galerie. Tout en sirotant ma tisane, j’admirais le
panorama qui se dressait devant mes yeux; chaque soir, il se modifiait.
Certains jours, l’herbe sauvage des champs tout autour se pliait de
bon gré, le vent serpentant les contours de la montagne. Un troupeau
de vaches tachetées de noir broutaient paisiblement sous un soleil
brillant et un ciel bleu dépourvu de nuages. Une sérénité profonde
m’envahissait et la lumière qui s’était éteinte en moi au cours des
années difficiles resurgissait. Je me laissais aller à la rêverie : Que
j’aime le calme et les sons de la campagne, pensai-je. Au loin, je peux
voir le toit rouge d’une maison. Cette tranquillité qui apaise, cette
beauté qui se contemple tandis que je suis assise sur mon balcon. À
ma droite, je vois des érables et à l’avant, un talus de sapins au fond
d’un champ vierge. À ma gauche se profile une colline avec ses
érables et son ruisseau, des arbres en fleurs, des oiseaux, tant
d’oiseaux qui gazouillent.
Michel et moi entreprîmes de faire un grand jardin. Le
rotoculteur emprunté à M. Théberge permit à Michel de retourner la
terre du jardin, sur laquelle M. Théberge étendit du fumier. Je profitais
durant ce temps-là des conseils de mes voisines à propos des pousses
et des semences. Nous avions réservé deux carrés pour les enfants qui
semèrent soigneusement leurs propres graines. Josée profitait du soleil
et de l’air frais dans sa poussette pendant que nous vaquions à nos
tâches, satisfaits et en rêvant déjà à la récolte.

50
D’AMOUR ET DE FOLIE

Ce que j'écrivis dans mon journal le 1er juin 1990 résume bien
mon bonheur :

Ça va tellement bien aujourd’hui! Comme je suis


heureuse et en paix! J’ai rayonné toute la journée et je
continue de le faire encore ce soir. J’ai tellement
d’énergie et même si nous n’avons pas beaucoup
d’argent, j’y songe à peine, étant trop occupée à vivre
le moment présent.

Oui, l’argent se faisait parfois rare. La compagnie d’assurance


qui versait à Michel les prestations d’invalidité cessa abruptement de
payer à deux reprises, en demandant de soumettre de nouveaux
rapports médicaux. Nous nous empressâmes alors de les fournir, mais
les délais occasionnés par les visites chez le médecin, la rédaction et
l’expédition des rapports nous causaient une grande anxiété. Notre
budget était tellement serré que la réception d'un chèque en retard de
quelques jours affectait grandement nos liquidités.
Le mois de juillet arrivait à grands pas et nous l’attendions
impatiemment. Ce serait un mois occupé. Jocelyne et Paul nous
visiteraient avec leurs enfants. Puis, à notre tour, nous partirions pour
le Manitoba en auto, afin d'assister au mariage de ma sœur Caroline.
L'harmonie régnait au sein de notre famille.

Le 12 juin 1990, je couchais notre bonheur sur papier :

Ce soir, je pense à Michel. Je me sens tellement près


de lui que je ne parviens pas à décrire l’amour que
j’éprouve à son égard. Il est d’une bonté et d’une

51
D’AMOUR ET DE FOLIE

douceur exceptionnelles; je le trouve brillant et rempli


de sagesse. Il est doué comme parent et je ne peux
imaginer un meilleur père pour nos enfants. Il est
attentionné, plein d’amour pour eux et respecte
profondément leur liberté et leur être. Merci!

Hélas, ce bonheur devait être de courte durée. Avec l’arrivée de


ma sœur et sa famille, de mauvaises surprises nous attendaient.

52
D’AMOUR ET DE FOLIE

La chasse aux démons

Le 30 juin 1990

N
os visiteurs arriveront aujourd’hui. Michel est
angoissé. Je crois qu’il éprouve de fortes
émotions à l'idée de revoir son bon ami Paul –
notre beau-frère – qu’il n’a pas revu depuis un
certain temps. Michel est encore parfois très fragile. Il
m'affirme avoir reçu la nuit passée des révélations
divines. Il dit que l’on commencerait une
communauté qui vivrait de la terre et que des millions
de personnes viendraient sur la montagne derrière
notre maison pour voir les merveilles qui s’y
produiraient. Il semble tellement y croire.

53
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 4 juillet 1990

Notre belle visite est repartie. Ils sont restés cinq


jours. Je m'inquiète pour Michel. Il est devenu très
sinistre. Sa mémoire est presque nulle; il prononce des
paroles incohérentes. Il a parlé de mysticisme – de
façon étrange – à nos invités. Il s’est mis à pleurer en
commentant la beauté de la statue de la Vierge dans la
petite grotte qu’il venait d’ériger de toutes pièces. Un
soir pendant le souper, il a plongé dans la nostalgie et
ses larmes se sont mises à couler en évoquant ses
anciens collègues du bureau de Winnipeg.
Aujourd'hui, il s'est recroquevillé sur lui-même et s'est
assis en prenant des positions bizarres. Il tient un
langage incompréhensible et quand je lui demande ce
qui se passe, il se contente de me répondre que
« quelque chose de merveilleux est en train de se
produire». Pourtant, il était si bien depuis presque un
an et cette semaine, en quelques jours, son état s’est
détérioré dangereusement. Je m’inquiète terriblement
pour lui.

Le 5 juillet 1990

J'attends Michel qui devait rentrer à 17 h. Je viens de


recevoir l'appel d’une voisine que je ne connais pas,
me disant que Michel est chez elle et qu'il semble
perdu, il est mouillé et il aurait lancé son portefeuille
dans le champ. Qu'est-ce qui lui arrive? Est-il devenu

54
D’AMOUR ET DE FOLIE

fou? Est-ce qu'il ne guérira jamais? J'ai peur. Cette


voisine est infirmière et elle évoque la possibilité que
Michel soit drogué ou saoul. Pourtant, il ne prend
aucune drogue et il est rare qu'il boive, surtout au
point de perdre la raison. Je soupçonne qu'il n'est pas
sous l’influence de la drogue ou de l’alcool mais que
c'est encore une autre dépression qui le met dans cet
état.

Finalement la dame et son mari vinrent reconduire


Michel. Quelle journée troublante!

Le 6 juillet 1990

Une autre journée très pénible. L’état de Michel


semble empirer. Nous projetions partir pour le
Manitoba vers 14 h car Michel paraissait aller mieux
ce matin. Mais, pendant que je préparais les valises,
il a décidé de procéder au grand ménage de la
maison. Il s'est mis à nettoyer les garde-robes, à trier
les photos et souvenirs de toutes sortes. Cela lui a
pris la journée entière. Michel allait tellement mieux
ces derniers temps. Se pourrait-il qu'il fasse une
rechute? Je regrette d'avoir été aussi nerveuse et
hostile envers lui aujourd'hui. Il dit qu'il n'est pas
encore prêt à partir en voyage et que je dois
patienter jusqu'au moment où il se sentira disposé.
Je crois qu’il est angoissé par la pression de
retourner au Manitoba.

55
D’AMOUR ET DE FOLIE

Les événements de ces jours-là – je m'en rendis compte plus


tard lorsque Michel me les raconta – étaient beaucoup plus sérieux
que je l'avais cru à l'époque. Voici la façon dont s'est déroulé le jour
où Michel est revenu avec le couple de voisins, après de longues
heures d’absence. Lorsque cette voisine m'avait appelée à 22 h pour
me dire qu’il était chez elle, dans un état euphorique, cela faisait déjà
huit heures que Michel était absent. Il avait quitté la maison vers 14 h
pour faire une promenade près de la montagne. Comme il avait pris
l'habitude de marcher pendant une ou deux heures, je ne m'en étais
pas trop inquiétée. En fait, au lieu de se rendre à la montagne, il s'était
dirigé vers le village voisin, à quelques kilomètres de notre demeure.
Sur le chemin du retour, il s’était arrêté longuement pour admirer une
vieille tasse brisée.
Ensuite, il avait traversé des prés, à la recherche de son
identité, m'a-t-il dit alors… Dans son état euphorique, il s'était
complètement dévêtu dans un champ pendant qu'un agriculteur, au
loin, sur son tracteur, l'avait observé. Michel avait ensuite pris son
portefeuille, en avait extrait toutes ses cartes d'identité et les avait
lancées en l'air, les éparpillant dans le but de se défaire de son
ancienne identité et d’en adopter une nouvelle. Puis, il s'était étendu et
roulé dans les marres d’eau, ici et là.
Il s’était alors rhabillé, avait continué sa promenade en
laissant son portefeuille dans le champ, et s'était retrouvé ainsi dans la
cour arrière de voisins. Les propriétaires, ayant aperçu Michel, lui
posèrent quelques questions. Michel leur parla alors avec tristesse et
des sanglots dans la voix de son grand-père décédé. Il tenait dans ses
mains un objet qui lui rappelait son grand-père. Inquiets, les voisins
invitèrent Michel à entrer dans la maison. Accueillants et bienveillants,

56
D’AMOUR ET DE FOLIE

ils lui servirent un morceau de gâteau et un café. À leur insistance,


Michel leur donna enfin son adresse et son numéro de téléphone.
Lorsque le téléphone sonna à 22 h ce soir-là, et que cette voisine
m'expliqua la situation, je me doutais bien que Michel était de
nouveau victime d'un état dépressif.
Le lendemain, j'espérais toujours partir en voyage comme
prévu. Toutefois, Michel prit encore tout son temps et me déclara
qu'il ne se sentait pas prêt à partir pour l’Ouest. La journée suivante, la
situation s'aggrava à tel point que je le retrouvai à l'étage, recroquevillé
dans la position de fœtus, tétant un biberon rempli de lait. J’étais
muette de choc. Avait-il perdu la raison? Était-il devenu fou? Je ne
savais vraiment plus quoi faire ni quoi penser. Après réflexion, je
reconnus que c’était plus qu’une dépression, qu'il était malade, très
malade et qu'il avait besoin d'aide.
Je l'implorai alors de se rendre à l'hôpital, ce qu'il refusa
sèchement en prétextant qu'il allait parfaitement bien. J’insistai
maintes fois au cours de la journée, ne serait-ce que pour parler avec
un médecin, mais ce fut peine perdue.
À un certain moment, il sortit à mon insu. Il prit une échelle
et grimpa sur le toit de la maison. Il criait vouloir chasser le démon
car, disait-il, le diable habitait dans la maison et la seule façon de
l'éloigner était de devenir un oiseau plus puissant que lui. Michel
mangea alors de la créosote croûtée qu'il retrouva sur le rebord de la
cheminée. Selon lui, cette substance chimique pouvait lui donner la
force de lutter contre les forces du mal et chasser le diable. Malgré
mes supplications, qu'il ne semblait pas entendre d'ailleurs, il
continuait à délirer. Je fus soulagée lorsqu’il se mit enfin à
redescendre.

57
D’AMOUR ET DE FOLIE

À bout de force et ne sachant quoi faire, je me rendis chez


Mme Jogues avec nos enfants. Je pleurais à chaudes larmes en lui
racontant les derniers événements. Elle s'offrit de prendre charge des
enfants pendant que je tenterais de convaincre Michel de se rendre à
l'hôpital. Pour compliquer davantage la situation, le psychologue était
en voyage au Mexique pour un mois. Cela signifiait que je ne pourrais
profiter de ses précieux conseils.
Avant de rentrer seule à la maison, je téléphonai à Jocelyne
qui était arrivée avec sa famille chez notre tante, près de Montréal.
Nous avions prévu les rejoindre pour poursuivre ensemble notre
voyage vers l’Ouest. Si Michel persistait toujours à refuser d’aller à
l'hôpital, je dis à Jocelyne que je tenterais de le convaincre de se
rendre chez notre tante comme convenu. Là-bas, je pourrais
bénéficier de l'aide de ma famille. Faute de mieux, je croyais que Paul
arriverait à le convaincre de se faire hospitaliser. Se trouvaient aussi
chez ma tante mes cousins que Michel aimait bien.
Ce n’est que le lendemain que Michel accepta mes douces
invitations à partir. En compagnie des enfants, je pris le volant, nous
prîmes la route et ce fut là le plus long et le plus difficile des voyages
que je n'eusse jamais entrepris. À quelques occasions, Michel prit un
ton affolé et exigea sans équivoque que j'immobilise l'auto. Ne
voulant pas exacerber ses sensibilités, je nous arrêtai sur l’accotement
de l’autoroute pour qu’il évacue ses émotions. Nerveuse et incrédule
devant ce Michel inconnu, je me sentais complètement démunie. Une
fois, il entreprit même d’attraper des mouches, pendant que nous
attendions patiemment qu’il remonte dans l'auto.
Nous filions sur l'autoroute depuis un bon moment et nous
dûmes nous arrêter pour faire le plein d'essence. Michel conversa
longuement avec le garagiste à propos des problèmes imaginaires de

58
D’AMOUR ET DE FOLIE

moteur de notre auto. Le garagiste fit preuve d’une patience d'ange et


s'il se douta de l'état d'esprit de Michel, il sut bien le dissimuler car il
répondit à toutes ses questions.
Désirant éviter un épisode d’agressivité et ayant comme seul
but de nous rendre à bon port, j'acquiesçai lorsque Michel voulut
s'acheter de la nourriture dans un casse-croûte. Il s'amusa au moins
une heure en jouant au vidéo poker pendant que j'attendais dans
l'auto, épuisée, rongée par l’anxiété. Heureusement, les enfants
dormaient depuis longtemps sur la banquette arrière.
Enfin, nous n’avions plus qu’une demi-heure de route à faire.
Michel exigea encore une fois que nous nous arrêtions. Il sortit de
l'auto, et je fis de même car je craignais qu'il s'éloigne et disparaisse
dans la nuit. Je ne m'attendais aucunement à ce qui se produisit
par la suite. Il sortit ses clés, prit la place du conducteur que j'avais
occupée depuis le départ, et, craignant soudainement qu'il démarre
sans moi, avec les enfants encore dans l'auto, je me précipitai sur le
siège du passager. Il ne voulait absolument plus entendre raison et me
laisser le volant. Et il démarra. J’eus la peur de ma vie. En pleine nuit,
il éteignit et ralluma les phares à répétition. Il riait diaboliquement,
disant que cela chasserait les démons qui étaient de nouveau à ses
trousses.
Enfin, dans un geste désespéré, je l'enjoignis en hurlant
d’immobiliser immédiatement l'auto pour que les enfants et moi
puissions sortir. S'il voulait se tuer, qu'il se tue seul, sans nous
entraîner avec lui! Il cessa finalement son manège, qui avait duré
quelques longues minutes, et me laissa reprendre le volant. Le voyage,
qui prenait normalement moins de quatre heures, s'était transformé en
un calvaire de onze heures.

59
D’AMOUR ET DE FOLIE

Arrivés enfin à notre destination, je pris mes clés d'auto et


celles de Michel, je rassemblai les enfants et me précipitai à l'intérieur
de la maison pour retrouver ma tante Philomène, mon oncle Georges
et les autres. Je n'en pouvais plus et je laissai Michel derrière nous.
Pendant que Jocelyne veillait aux enfants, je m'effondrai en sanglots
dans les bras de ma tante. Mon corps se convulsait de douleurs tant
j'étais mal en point. Mon beau-frère et mes cousins se hâtèrent pour
rencontrer Michel à l’extérieur.
Quelques minutes plus tard, je sortis rejoindre Michel. Hélas,
il était parti faire un tour dans les bois sous prétexte qu'il désirait être
seul. Anxieuse, je demandai à mes proches de partir avec moi à sa
recherche car il avait entretenu des propos suicidaires au cours des
derniers jours. Je retrouvai Michel dans les bois à proximité de la
route, les yeux rivés sur une herbe sauvage. À partir de cet instant,
plus personne ne le quitta, chacun se relayant pour assurer une
surveillance étroite.
Dès les premières lueurs du jour, Michel se mit à sautiller
dans le jardin, déterra un oignon espagnol et fit remarquer à mon
oncle Georges comment cet oignon était splendide et fascinant. Mon
oncle se tourna vers moi avec une grande tristesse dans les yeux face
à ce Michel que l’on ne reconnaissait pas. Devant l'absurdité de la
situation, je pouffai de rire et mon oncle éclata à son tour. Cet instant
aigre-doux fut pour moi un soulagement énorme quant au stress
ressenti depuis plusieurs jours, et cela me fit du bien.
J’étais plus détendue et confiante au sein de ma famille; nous
causâmes tranquillement pour évaluer les options. Tous étaient
unanimes : coûte que coûte, il fallait faire entrer Michel à l'hôpital.
Encore fallait-il trouver le moyen de l’y conduire. Mon cousin Jean-
Pierre avait une certaine connaissance de la maladie mentale et cela

60
D’AMOUR ET DE FOLIE

me fut d’un grand réconfort. Tout ce que je connaissais sur les


affections mentales se limitait à la dépression, et ce que Michel vivait
maintenant m'était complètement inconnu. Jean-Pierre nous indiqua
qu'il fallait envisager la possibilité que Michel soit dans un état
psychotique. Je m'empressai de chercher dans le dictionnaire la
définition du terme « psychose » car à lui seul ce mot me donnait la
chair de poule. Selon le Petit Robert : « Maladie mentale dont le malade
ne reconnaît pas le caractère morbide… [Voir] : démence, manie,
mélancolie, paranoïa, schizophrénie. » 3 Hélas, la définition semblait
correspondre à l'état de Michel.
Je me sentais toujours incapable de prendre la décision de
reconduire Michel à l’hôpital sans son accord. Chacun avait tenté de le
convaincre, mais en vain. Par moments, il semblait retrouver ses
esprits et agissait de façon plutôt normale. En d'autres temps, il avait
l'allure d'un enfant innocent, libre de tout souci, dans son monde à lui.
Quelqu'un me suggéra d’appeler l'organisme Suicide Action.
Je conversai près d'une heure avec une intervenante compatissante.
Elle m'écouta attentivement, me posa des questions et me conseilla
judicieusement. Ma description du comportement de Michel
représentait selon elle tous les symptômes critiques du suicidaire. S'il
refusait toujours de se rendre à l'hôpital, il faudrait appeler une
ambulance et l'hospitaliser contre son gré. Notre médecin de famille,
que je finis par joindre dans la Beauce, me confirma également que
Michel devait absolument aller à l'hôpital; il demeurait disponible pour
m'assister au besoin.
Je pris alors la décision de reconduire Michel à l'hôpital avec
ou sans son approbation. Lors d'une ultime tentative, mes cousins

3 Robert, Paul : Le Petit Robert 1, Dictionnaire alphabétique et analogique de la


langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1988, p. 1562.
61
D’AMOUR ET DE FOLIE

l'encerclèrent devant la maison et le mirent devant sa réalité : « Michel,


tu es malade, tu t'en viens à l'hôpital. » Il refusa catégoriquement et
leur répondit qu'ils étaient tous en train de l'étouffer, qu'ils étaient un
obstacle à sa liberté, qu'ils devaient le laisser tranquille et en paix. Paul
lui demanda s'il savait qui il était. Michel cria alors à tue-tête : « JE
SUIS MICHEL PIERRE JOSEPH de LACHENIÈRE », le nom de
famille de ses ancêtres de voilà plus de cinq cents ans, mais inutilisé
aujourd’hui.
Voyant que Michel était visiblement secoué et qu'il se sentait
suffoqué par tout ce monde qui l'entourait, Jean-Pierre trancha : « On
le laisse tranquille, les gars, je prends une marche seul avec lui. » Jean-
Pierre ajouta, pour moi, que s'il ne réussissait pas à convaincre Michel
de nous accompagner de son gré à l’hôpital, il me ferait signe pour
que je fasse venir l’ambulance.
Après avoir marché une trentaine de minutes, Jean-Pierre me
fit signe. Je téléphonai aux ambulanciers qui arrivèrent rapidement. Ils
étaient sept. « Pourquoi un si grand nombre? », leur demandai-je. Ils
me répondirent que dans une situation comme celle-ci, ils devaient
mobiliser toute l'équipe au cas où il y aurait de la résistance physique
de la part du malade. Malheureusement, nous n'étions pas au bout de
nos peines. Les ambulanciers m'informèrent qu'ils ne pouvaient
amener Michel contre son gré. Pour ce faire, il faudrait l'intervention
de la police. Une autre demi-heure s'écoula avant qu’arrivent des
policiers d’un village éloigné. Plusieurs personnes étaient maintenant
réunies sur ce petit chemin de campagne : la famille, les ambulanciers,
les policiers et quelques voisins curieux.
Un policier me posa un certain nombre de questions pendant
que l'autre s'entretint avec Michel. Lorsque je lui racontai les derniers
incidents, il me demanda d'un air réprobateur pourquoi je n'avais pas

62
D’AMOUR ET DE FOLIE

téléphoné à la police plus tôt. Je lui répondis que j’étais abasourdie


devant le comportement inconséquent de Michel. J'avouai avoir cru
que tout ceci n'était que passager et que Michel aurait vite repris ses
esprits.
Les deux policiers entreprirent de confronter Michel. La
situation commença à s'améliorer à partir de ce moment-là. Les
policiers, évidemment bien formés pour affronter de telles situations,
entamèrent la conversation avec Michel d'une main de maître. Ils
n'étaient aucunement menaçants et Michel accepta de leur parler. À
chacune des questions que les agents lui posèrent, ils revenaient
constamment à la charge en lui demandant : « Est-ce que ce sont là
des choses que tu fais régulièrement? » Michel dut leur répondre à
répétition par la négative, sans toutefois manquer d'ajouter une
explication souvent caractérisée par une pointe d'humour en tentant
de se justifier chaque fois. Mais devant l'incohérence de son jugement,
les policiers l'informèrent qu'il devait absolument voir un médecin à
l'hôpital. Michel leur demanda ce qu'ils feraient s'il persistait à refuser
de les y accompagner. Les policiers répondirent qu'ils utiliseraient la
force pour le faire monter dans l'ambulance. « Bien si c’est le cas,
j’entre moi-même dans l’ambulance », ce qu’il fit au grand
soulagement de tous.
Une fois couché sur la civière, selon les instructions des
policiers, les ambulanciers l'attachèrent pour éviter qu'il ne s'évade.
Les ambulanciers me confièrent plus tard, qu’en route vers l’hôpital
Michel avait conversé librement et joyeusement avec eux. Il leur avait
posé mille et une questions sur leur travail de même que sur leur
équipement. L'un d'eux esquissa un sourire moqueur en me
mentionnant que mon conjoint en connaissait maintenant tout autant
sinon plus qu’eux sur les ambulances.

63
D’AMOUR ET DE FOLIE

Dès son arrivée à l'hôpital, les choses se passèrent


différemment. Son humeur s’était complètement transformée en une
attitude agressive envers moi. J'avais suivi l'ambulance dans la
fourgonnette de mon oncle, en compagnie de Paul. La médecin de
garde me rencontra d'abord, pendant qu'un infirmier fut assigné à la
surveillance de Michel dans l'unité d'urgence.
La médecin me demanda de lui énumérer en détail tous les
incidents des derniers jours, ainsi que les antécédents familiaux de
Michel. Elle rencontra ensuite Michel pendant une bonne demi-heure,
au bout de laquelle elle m'invita à me joindre à eux. Elle nous informa
que Michel était en phase psychotique. Elle lui apprit qu'il était très
malade et lui demanda d'accepter de signer son entrée à l'hôpital.
Devant son refus, elle lui expliqua qu'elle devrait alors la signer elle-
même, étant donné qu'il était à un stade où il pouvait être dangereux
pour lui-même et pour les autres. Malgré la rage évidente chez Michel,
la médecin continua de nous expliquer qu'il serait placé en cure
fermée, surveillé 24 heures sur 24, et que des médicaments appropriés
lui seraient administrés.
Lorsque la médecin sortit du bureau pour entamer les
procédures pour le faire admettre à l’hôpital, Michel déversa toute sa
rage sur moi en m’injuriant grossièrement et en me faisant porter la
responsabilité de sa maladie et de son internement. Il prétendait que je
faisais tout pour lui nuire, que j'étais une traîtresse, une hypocrite.
Malgré ma peine, la très grande culpabilité qui me rongeait et mon
incertitude quant à son hospitalisation forcée, je réussis à prendre
mon courage à deux mains et à garder mon calme.
Michel m'ordonna de quitter la pièce, de sortir de sa vie; il
déclara ne plus jamais vouloir me voir. Mais je lui fis la réponse que
j'allais lui répéter pendant plusieurs jours : « Moi, je reste ici. Je t'aime

64
D’AMOUR ET DE FOLIE

et je ne te laisserai pas. Par contre, si toi tu veux quitter la pièce, tu


peux le faire. » Étant aussi obstiné que moi, Michel refusa de bouger.
Le silence d'enfer qui s’installa entre nous pendant quelques minutes
me parut une éternité.
La médecin acheva de donner ses instructions à l'infirmier
affecté à la garde et à la surveillance de Michel. Pendant que Michel
enfilait des vêtements d'hôpital, elle me demanda de rencontrer le
lendemain le psychiatre de l'établissement. Celui-ci pourrait me dire
où nous en étions actuellement puisqu'il aurait eu l'occasion d'évaluer
l’état de Michel de façon plus approfondie.
Michel se retrouvait maintenant confiné dans un coin exigu
de l'urgence. Je restai encore un long moment dans la pièce. Mais dès
que je m'assoyais près de lui, il se déplaçait. Après quelques tentatives
infructueuses pour lui parler, je décidai de m'asseoir seule pour lire.
L'infirmier de Michel m'inspirait confiance. Il l'avait toujours
à l’œil, lui servait café, jus et collations. Bref, il s’assurait de son bien-
être. « Ne vous inquiétez pas, me rassura-t-il, vous avez l'air fatiguée.
Allez donc vous reposer chez vous. Je m'occupe de lui et je ne le
perdrai pas de vue. Il sera transféré bientôt à l'unité psychiatrique et je
continuerai d’assurer sa garde à l'étage. Vous pourrez revenir demain
plus reposée. » Je le remerciai, et, soulagée, je rejoignis Paul qui
m'attendait patiemment dans la salle d'attente de l'urgence.
Le lendemain 9 juillet 1990, je pris le temps d'écrire quelques
notes dans mon journal :

Hier, on a admis Michel à l'hôpital contre son gré.


Cette décision a été difficile à prendre car je ne savais
pas si c'était la bonne chose à faire. Je suis retournée le
visiter aujourd'hui et le psychiatre juge sa condition

65
D’AMOUR ET DE FOLIE

grave. Qu'est-ce qui lui arrive? Ce qui est le plus


difficile à accepter, c'est qu'il change d'humeur
rapidement. Même si notre relation a été harmonieuse
depuis deux ans, Michel dit ne plus vouloir me voir et
qu'il veut divorcer. Mais après quelques minutes d’un
tel discours, il change tout à coup de propos, me
déclare son amour, ajoute que nous sommes faits pour
être ensemble.
Ce qui m'inquiète, ce sont les enfants. Michel sera
transféré à Québec car cet hôpital-ci ne se trouve pas
sur notre territoire de résidence. Je pourrai
difficilement concilier m'occuper du bébé que j'allaite,
veiller sur mes deux autres bambins et visiter Michel.
Je devrai partir chaque jour de la Beauce, traverser la
ville de Québec et revenir, ce qui représente à peu
près trois heures de route, sans compter le temps de
visite à l’hôpital.
On ne permet pas la visite des enfants à l'hôpital
psychiatrique. Sans le lui mentionner, j'ai décidé
d'envoyer mes deux aînés au Manitoba avec Jocelyne
et Paul. Je crois qu'ils seront davantage en sécurité
puisqu'ils seront entourés de la famille là-bas. Michel
s'opposerait sûrement à ma décision. J'ai besoin d’un
maximum de liberté pour soutenir Michel et protéger
ma propre santé mentale. Je ne pourrais d'ailleurs pas
être pleinement dévouée aux enfants ces jours-ci. Je
suis trop préoccupée et bouleversée par les incidents.
Je garderai Josée avec moi afin de continuer de
l’allaiter à court terme. Julie, ma plus jeune sœur, est

66
D’AMOUR ET DE FOLIE

présentement en expédition de canotage dans le parc


La Vérendrye au nord de Montréal. Elle viendra me
rejoindre à la maison dans deux jours et prendra soin
du bébé pendant que je rendrai visite à Michel à
l'hôpital. Elle amènera Josée avec elle en avion au
Manitoba dans une semaine. Je dois donc la sevrer
rapidement.

Le 11 juillet 1990

Quelle journée! Quelle horreur de voir Michel dans un


établissement aussi déprimant! Ce matin, il a été
transféré dans une institution psychiatrique à Québec.
Ce soir, il se fâche contre moi et pourtant, son état me
semble normal. Je suis confuse et déprimée et je me
demande comment cela est possible qu'il souffre de
maladie mentale. Je n'arrive pas à y croire. Il y a une
semaine encore, il me paraissait normal et aussi
conscient que n'importe qui. Mais ce soir, il dit
entendre des voix.
Cet après-midi, il a fait l'objet de ce que l'hôpital
appelle un Code 20. Il refusait de prendre ses doses de
médicaments et plusieurs hommes ont dû le maîtriser
et l'attacher à son lit pour que l'infirmière lui injecte
ses médicaments dans une fesse, pendant qu'il se
débattait violemment. Je suis si déprimée d’entendre
tout cela. Je suis allée prendre un café ce soir avec ma
bonne amie Andrée; elle a bien su me réconforter.

67
D’AMOUR ET DE FOLIE

Entrer dans cet hôpital psychiatrique, c’est la


désolation. Les portes principales sont verrouillées en
permanence et des portes de métal empêchent la
sortie de l'étage où Michel est confiné. Je me demande
bien ce que j'ai fait en décidant de faire admettre
Michel à l'hôpital. Il ne méritait pas d'être enfermé
dans cette prison infernale.

Michel était en cure fermée, ce qui signifiait que tous ses


privilèges lui étaient retirés jusqu'à ce qu'il présente des signes visibles
d’un meilleur état et qu’il puisse suivre les consignes de
l'établissement. On me dit que cela pouvait prendre plusieurs
semaines. Il avait le droit de circuler librement dans son pavillon, aller
au grand salon, regarder la télévision et prendre ses repas avec les
autres. Mais il ne pouvait pas sortir ou avoir accès à ses vêtements de
rue, à son argent ou à d'autres privilèges. La porte de sa chambre
devait demeurer constamment ouverte afin d’assurer sa surveillance; il
devait se tenir propre, faire son lit et respecter la routine toute simple
qu'on lui imposait. Il recevrait ses médicaments par injection jusqu'à
ce qu'il accepte de son plein gré de les prendre par voie orale.
Je devenais claustrophobe en observant tout ça. Je me
demandais comment Michel arriverait à supporter, pendant des
semaines, pareille atteinte à sa liberté, lui qui la chérissait tant. Et le
grand air de l'extérieur dont il était privé? Qu'avais-je fait?
Le lendemain matin, je téléphonai à notre médecin de famille
qui avait pris les mesures pour assurer à Michel un lit dans cet
établissement psychiatrique. Je lui dis qu’il fallait sortir Michel de là,
que c’était sinistre et cruel, qu’il était entouré de gens schizophrènes et

68
D’AMOUR ET DE FOLIE

très déprimés, bref, que ce n’était pas un endroit pour lui. Je voulais
que Michel se fasse soigner dans un hôpital « régulier ».
Le médecin m’expliqua calmement et avec grande compassion
que Michel serait bien traité dans cet établissement, qu’il serait mieux
servi dans une institution spécialisée que dans un hôpital régulier, que
la cure fermée était très efficace pour encadrer les personnes aux
prises avec ce type de souffrance parce que cela les aidait à reprendre
rapidement une routine normale. Il ajouta que les gens fuyant la réalité
doivent apprendre que les privilèges de la vie normale comportent
aussi des responsabilités à assumer, ce que Michel ne faisait plus.
J'étais quelque peu rassurée. Le médecin m’enjoignit de laisser passer
quelques jours afin de donner à Michel la chance de se rétablir. Il
m'assura que ma première impression d’un établissement
psychiatrique était parfaitement normale et compréhensible.
Ces deux jours furent particulièrement pénibles car je jonglai
avec toute la gamme des émotions. D’ailleurs, mon journal, cette
journée-là, témoigne bien de ma détresse :

Le 12 juillet 1990

Comme c’est difficile! Je pleure quand je commence à


parler avec quelqu’un. Je pleure dans l’auto. Je pleure
seule dans mon lit. J’ai l’impression de vivre le décès
de mon époux. J'ai l'impression de l’avoir perdu. Il est
vraiment très malade. Parfois, je vis l’espoir et d’autres
fois, l’enfer.
Je crains que Michel ne devienne schizophrène ou
qu’il ne soit plus jamais lui-même. Même s’il revenait à
lui, j’ai peur qu’il soit sujet aux rechutes. Et le cocktail

69
D’AMOUR ET DE FOLIE

de médicaments qu’il prend, ça rend les gens légumes.


Et la petite Josée qui est très tranquille à mes côtés…
J’ai l’impression qu’elle sait que j’ai besoin de sa paix.

Mes défenses vis-à-vis de l’hôpital psychiatrique s’estompèrent


peu à peu. Les infirmières et les préposés faisaient preuve d’une
grande gentillesse et Michel était traité de façon respectueuse malgré
son état. Sa tenue vestimentaire et son hygiène personnelle, négligées
depuis une semaine, s’améliorèrent graduellement. Il reprit l'habitude
de se raser, se laver et se peigner.
Je me mêlais maintenant aux patients et je les voyais d'un
autre oeil, non plus comme des suicidaires, des personnes dérangées
ou des gens anormaux, mais comme mes semblables qui avaient
besoin de se sentir importants et aimés peu importe leur état de
santé physique ou mentale. Je me disais que puisque j'étais là, autant
en faire une expérience d'apprentissage.
Je décidai de leur dire bonjour, de ne pas ménager mes beaux
sourires, et de discuter avec eux comme avec n’importe qui. Je me
disais qu'ils étaient tout simplement là pour se reposer, reprendre
des forces et se faire aider. Sous cette perspective, la peur que j'avais
face à des gens en soins de psychiatrie se dissipa petit à petit.

Le 13 juillet 1990

Avec Michel, ça a été comme d’habitude. Au début,


il m’a demandé de partir, mais je suis restée là sans
rien dire. Après vingt minutes, tout a changé. On a
passé deux belles heures ensemble, on a eu une belle
conversation et il était très bien. Il m’a confié qu’il

70
D’AMOUR ET DE FOLIE

avait décidé de vivre et qu’il m’aimait. Je me doute


bien que demain, tout sera à recommencer, et ainsi
tous les jours à venir, mais je préfère profiter du
moment présent, et demain s’occupera de Michel.

Le lendemain, je rencontrai le Dr Cyr, son psychiatre traitant.


Il m'expliqua que Michel vivait un épisode de névrose aiguë et que
les possibilités d’une rechute étaient minimes, que c’était une
réaction aux événements difficiles vécus au cours des dernières
années, c'est-à-dire le stress au travail, le burn-out, la perte de son
emploi pour cause d’invalidité, la faillite. Je fus soulagée d’entendre
que c’était passager.

Le 15 juillet 1990

Ce matin, je suis allée à Montréal rencontrer Aline,


une amie qui arrive du Manitoba. Ça m'a fait tellement
de bien de lui parler pendant quelques heures et de
souper avec elle. Aline a su me prêter son épaule et
me prodiguer ses précieux encouragements. Ensuite,
je suis venue ici coucher chez mes cousins, Jérôme et
Jean-Guy. J’ai pu me défouler avec eux et prendre un
petit verre de rhum.
Demain, sur le chemin du retour, je m’arrêterai avec
Julie et Josée au sanctuaire Notre-Dame-du-Cap,
avant qu’elles ne repartent pour le Manitoba toutes les
deux. Nous allumerons des lampions pour Michel.
Même si je vis des moments difficiles, je me sens
mieux, entourée de mes amis et de ma famille.

71
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 16 juillet 1990

Aujourd’hui, à mon retour du Cap-de-la-Madeleine, et


comme je m’apprêtais à partir pour rendre visite à
Michel, le téléphone a sonné. À ma grande surprise,
c'était Michel. Il m'a dit que les enfants et moi lui
manquions beaucoup et il s'est mis à pleurer. Quelle
joie de l’entendre s'exprimer de façon si lucide!
Je suis partie tout de suite pour l’hôpital et cette visite
m'a comblée de joie. Je retrouvais mon vrai mari!
Comme il était bon de le voir exprimer ses sentiments!
Il m’a même remis une carte dans laquelle il me
déclarait son amour. Il reconnaissait qu'il était malade
et qu'il avait besoin d'aide.
Je me suis retrouvée avec un Michel plus conscient.
Aujourd’hui, je me suis réveillée d’humeur maussade
et c’est lui qui m’a remonté le moral. C’est incroyable,
on dirait qu'il s’est soudainement réveillé.

Le psychiatre précisa bientôt son diagnostic : névrose


passagère à base non psychotique. Ce fut, selon lui, un genre de
crise de croissance. Le Dr Cyr nous expliqua que c’était la fin d’une
étape de vie, marquée par une crise passagère. Inutile de décrire
mon euphorie. Jamais je ne m'étais attendue à de si bonnes
nouvelles.
Le Dr Cyr m’informa qu’il prescrirait à Michel des remèdes
antidépressifs à faible dose pour trois à six mois, et qu'il n’en aurait
plus besoin par la suite. Il estimait peu probable une rechute, et
Michel pourrait obtenir son congé de l’hôpital d’ici quelques jours.

72
D’AMOUR ET DE FOLIE

À la toute fin de notre rencontre, j'indiquai au psychiatre mon


intention de partir pour le Manitoba la semaine suivante pour
assister aux noces de ma sœur Caroline et je m’enquérais à savoir si
Michel pouvait venir avec moi.
Vu le progrès de son état clinique, le médecin donna son
accord. Il précisa qu’à notre retour, Michel devait passer quelques
jours à l’hôpital pour un suivi et une réévaluation de son état. Le Dr
Cyr ajouta qu’il avait rarement rencontré un couple si amoureux et
si heureux au cours de ses nombreuses années de pratique. Ces
paroles me firent l’effet d’un baume au cœur.
Au fil des jours, je relaxai un peu plus, j’eus l’occasion de
causer avec les autres patients. J’aurais aimé en inviter quelques-uns
chez nous; ils étaient vrais et intéressants et pourtant si seuls…

Le 22 juillet 1990

Hier, j’ai eu peur. Michel était dans un état


d'hyperactivité et ça m’inquiète. Je ne veux pas que
ça recommence. Je me suis présentée à l'hôpital, en
soirée, en cherchant seulement à « être » avec lui. Je
vis cela un jour à la fois. L'important, ce n’est pas ce
qu’il fait, mais bien ce que je fais dans tout cela. Je
veux maintenir mon calme et ma paix intérieure.
Aujourd’hui il va bien et demain, on verra.

Le 25 juillet nous étions en route vers le Manitoba et la


journée se déroula bien. En arrivant à North Bay vers minuit, nous
prîmes une chambre d’hôtel. Aux petites heures du matin, la
situation commença à se détériorer : Michel avait tous ses esprits,

73
D’AMOUR ET DE FOLIE

mais il alla se promener à plusieurs reprises, car il ne pouvait pas


dormir. J’étais inquiète à cause de son état hyperactif, ce qui
m’empêchait aussi de dormir. Je sentais mes nerfs devenir à vif.
Et le lendemain? Quelle journée accablante! J’étais
découragée, frustrée et j’avais hâte d’arriver à Winnipeg pour
retrouver les enfants. Michel m’avait informé dans la matinée qu’il
avait l’intention de diminuer sa dose de médicaments, et je sentis un
fardeau de plus sur mes épaules. J’étais affolée à l’idée qu’il arrête de
prendre ses médicaments et qu’il rechute. En même temps, je
voulais lui faire confiance.
À Winnipeg depuis quelque temps déjà, j’écrivais dans mon
journal le 31 juillet 1990 :

Depuis notre arrivée, Michel ne va pas très bien. Au


mariage de Caroline et Jean-François, Michel
semblait être dans son monde à lui, même s’il a
conversé avec la plupart des invités. Il est content
d’être au Manitoba. Il demeure dans son état
« rêveur » et à mon grand soulagement, il a pris ses
pilules sans que j’aie eu à insister ou le lui rappeler.
Hier, un moment de répit : il est soudainement
redevenu lui-même et nous avons joui d’une belle
soirée, à la campagne, avec des proches.

Ce matin, je suis encore un peu mélancolique, mais


la joie de la vie me revient. Je dois continuer à me
dire que j’accepte Michel tel qu’il est, au jour le jour.
Je crois y être arrivée durant le voyage. Je suis

74
D’AMOUR ET DE FOLIE

surtout reconnaissante que notre famille soit de


nouveau réunie.

Le voyage du retour fut agréable, sauf pour de rares


occasions où Michel se comporta anormalement. Il devait retourner
à l’hôpital psychiatrique à Québec le lendemain de notre arrivée. Au
souper, je pleurai à chaudes larmes, car cela me faisait peine à
imaginer le revoir dans cette institution. Aussi difficile que c’était
par moments, je préférais être avec Michel plutôt que d’en être
séparée.
Ce séjour de Michel à l’hôpital fut bref et se déroula bien.
Toutefois, la seule pensée de son retour à la maison me troublait; il
était encore fragile et son comportement était étrange par moments.
Je ne savais pas comment j'allais en venir à bout. Je consultai un
conseiller qui me suggéra fortement de me créer un environnement
confortable et sain pour pouvoir mieux traverser cette période;
personne n’est à l’abri de « craquer » et cela valait pour moi aussi.
Par le passé, j’avais vécu en fonction des besoins de Michel et non
en fonction des miens et je m’étais retrouvée presque détruite. Je ne
voulais pas de nouveau vivre une telle situation.

Le 13 août 1990

Je suis vidée. Je ne peux plus compter sur Michel


pour m’aider avec les enfants. Le ménage
s’accumule et je manque d’énergie. Je trouve les
circonstances très difficiles, surtout lorsque Michel
est hyperactif et agit de façon étrange comme ce
matin. Est-ce qu'elles ne cesseront jamais toutes ces

75
D’AMOUR ET DE FOLIE

épreuves? J’aurais peut-être besoin d’un bon livre


pour mieux comprendre la maladie mentale. Peut-
être pourrais-je faire partie d'un groupe d’entraide
de conjoints de ceux et celles aux prises avec ce
genre de maladie? Je me sens faible et j’aurais besoin
d’être portée.

Le 17 septembre 1990

Je ne suis ni en désolation ni en consolation. La vie


continue malgré moi. Elle ne me contrôle pas mais
je ne la prends pas en charge non plus. Michel va de
mieux en mieux. Hier, j’ai fait un dépôt sur une auto
usagée pour notre famille. Je suis bien contente et
j’en prendrai possession lorsque mon
remboursement d’impôts arrivera. L’argent se fait
rare. C’est le temps de me trouver du travail.

Michel est allé voir son psychiatre pour la première


fois depuis sa sortie de l’hôpital. Le Dr Cyr le
trouvait si bien qu’il a diminué de soixante-quinze
pour cent la dose de ses trois médicaments. Il a dit à
Michel que dans un mois, si tout va bien, il en aura
terminé avec la médication.

Le Dr Cyr m’a aussi demandé depuis quand j’avais


pris deux ou trois jours pour me reposer, seule. En y
réfléchissant, je me suis rendu compte que cela fait
deux ans que je ne me suis pas accordé un temps de

76
D’AMOUR ET DE FOLIE

répit. Oui, j’ai besoin de repos. Je roule à cent milles


à l’heure et je ne me suis même pas reposée. Depuis
ce temps-là, bien des événements se sont produits :
la naissance d'André, le burn-out de Michel, une
séparation et notre retour à la maison, mon retrait
du travail puis un changement de carrière, les
difficultés financières, la vente de notre maison, le
déménagement au Québec, la grossesse,
l’accouchement de Josée, la charge des trois enfants
âgés de moins de quatre ans, l’hospitalisation de
Michel… C’est beaucoup! Je n’ai pas à me
demander pourquoi mon système est à plat. Je suis
vidée!

77
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le retour au travail

A u mois de novembre, je commençai à donner des cours


d’anglais langue seconde quelques heures par semaine,
question de réintégrer le marché du travail. Je réussis à trouver
une bonne garderie pour les enfants. Quant à Michel, il n’allait
pas bien, ayant été très déprimé dernièrement. Il était en
formation depuis trois semaines, et recevrait au bout de six mois
un certificat de technicien en imprimerie. Ceci lui permettrait de
se recycler pour un éventuel retour sur le marché du travail.

Le 9 novembre 1990

Michel n’aime pas vraiment son cours à l’école


d’imprimerie; je crois que c’est dû surtout au fait
qu’il est « rouillé » et fait beaucoup d’erreurs. Il a
encore répété qu’il s’enlèverait la vie, mais il l’a
déclaré 11tellement de fois au cours des dernières
années, qu’on ne peut pas toujours courir chez le
médecin quand il en parle. Je crois qu’il tiendra bon
pour le moment…
78
D’AMOUR ET DE FOLIE

Hier, nous sommes allés au cimetière pour


l’enterrement d’un voisin. Cela m’a fait réfléchir sur
le sens de la vie et de la mort. Et j’ai demandé à
Dieu que s’Il voulait venir chercher Michel, qu’Il le
laisse au moins mourir dans la dignité, par accident
ou par maladie, non pas par suicide. Ça serait
néfaste, surtout pour les enfants, car cela les
marquerait pour toute leur vie. Mon grand
souhait est que Michel vive, qu’il soit heureux.

Le 2 décembre 1990

Michel est de plus en plus déprimé. Il voit tout en


noir et n’espère plus rien de la vie. Je crains toujours
le laisser seul lorsqu’il est si mal en point, mais je
sais que je ne peux pas toujours être là, et les
médecins font ce qu’ils peuvent. Je porte souvent
dans l’angoisse que j’arriverai chez nous un jour,
pour le retrouver mort. Cela me fait mal, très mal de
le voir dans ce désespoir total, sans qu’il soit capable
de trouver en lui l’envie de vivre.

C’est donc avec beaucoup de tristesse que j’accueillis


l’année 1991. La dépression de Michel était toujours présente.
Un jour, je reçus un appel d’une des filiales du Mouvement
des Caisses Desjardins; on m’invitait à me présenter à une entrevue,
à la fin janvier, à la suite de la réception de mon curriculum vitae.
On aurait peut-être un contrat intéressant, soit pour l’implantation
d’un service dans les caisses et les filiales. Alors, à l’issue heureuse

79
D’AMOUR ET DE FOLIE

de nos rencontres, on m’offrit un très beau contrat de six mois


débutant au mois de mars. Celui-ci m’amènerait à travailler
régulièrement au siège social de Lévis. Pour l’instant, je poursuivrais
également l’enseignement de mes cours d’anglais langue seconde.

Le 20 février 1991

Pour Michel, cela va de mal en pis… très mal


même! Il déteste ses cours et depuis le début, il est
complètement renfermé sur lui-même. Pas de hauts,
pas de bas… il semble mourir à petit feu. Il existe à
peine et ne rit jamais. Je souffre tellement de le voir
si malheureux!
J’ai beaucoup de difficulté avec les malheurs dans le
monde présentement. Je ne peux pas lire les
journaux sans être triste, même au point parfois
d’en pleurer. Tout m’affecte : cette guerre du Golfe,
des morts qui semblent insensées, les accidents de la
route mortels, les situations difficiles que vivent
certains de mes amis ou des membres de ma famille.
Je me sens si impuissante devant toute cette
détresse. Pourquoi existe-t-il tant de misère, tant de
mal et autant de souffrance?

80
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 8 avril 1991

Que j’ai du mal à venir à bout des sautes d’humeur


de Michel! Il vient de vider le compte de banque
pour s’acheter une motocyclette! Dire que je viens
enfin de nous procurer une auto usagée de 1 500 $
avec de l’argent mis de côté à la sueur de mon front!
On n'a tellement pas d’argent et l’auto ne pourra pas
durer longtemps car c’est un vieux bolide! J’ai dû
emprunter d’Andrée parce que l’argent du compte
était destiné au loyer et à l’épicerie.
De plus, Michel m’a annoncé qu’il accepterait un
contrat de travail d’un mois et demi dans une
commission scolaire de la région de la Beauce, ceci
en plus de son cours à temps plein. Il travaillera les
soirs et le samedi et il continuera ses cours durant la
journée. Il dit avoir accepté ce contrat pour s’offrir
une lentille pour son appareil photo.
Il se relance dans les dépenses futiles, non pas par
milliers de dollars, mais tout de même, je le vois
reprendre ses vieilles habitudes de dépenser sans
trop tenir compte des dettes, des factures à payer et
encore moins, de l’épargne pour l’achat d’un
meilleur véhicule. On n’a même pas encore pris le
dessus et il dépense tant.
Et je crois qu’il n'est pas encore prêt à assumer la
surcharge de travail qu’il s’impose. Il va rechuter s’il
continue comme cela! D’autant plus qu’il n’est pas

81
D’AMOUR ET DE FOLIE

au meilleur de sa forme. Notre vie de couple s’est


détériorée, ce n’est pas le grand amour,
présentement – nous sommes plutôt distants l’un de
l’autre.

Le 10 juin 1991

Michel n’est pas rentré de la nuit. Je n’étais pas


inquiète, car dernièrement, cela se produit souvent.
Aujourd’hui, à mon retour du travail, je l’ai trouvé à
la maison dans un état pitoyable. Cela faisait
quelques semaines que je m’attendais à le trouver
dans cette condition, c’est-à-dire dans un état
psychotique. Et aujourd’hui, c’est arrivé. Je crois
qu’il se rend compte qu’il a détruit son propre
bonheur ces deux derniers mois. Je n’ai pas envie de
décrire les comportements destructeurs qu’il a fait
subir aux autres en les tourmentant
psychologiquement. Il est très malade. À mon avis,
ces jeux de harcèlement psychologique, il les joue
avec d’autres parce qu’il sait qu’il ne peut plus les
jouer avec moi.

Ce matin, j’étais prête et décidée à faire ses valises et


lui dire de s’en aller, car j’en ai marre de ses
escapades. Mais là, c’est comme s’il vient de recevoir
un violent coup sur la tête ou qu’il est tombé
brusquement, et il veut se suicider. Il avait déjà
appelé son psychiatre pour une consultation lorsque

82
D’AMOUR ET DE FOLIE

je suis arrivée, s’étant soudainement rendu compte


de son état anormal. Malgré son cri à l’aide, le Dr
Cyr n’a pas voulu l’hospitaliser car il ne le juge pas
assez malade.

Le 21 juin 1991

Le jugement de Michel est altéré; il n’est pas bien et


ne veut pas aller à l’hôpital. Il dort très peu. Hier, il
est parti vers 22 h et est revenu à 8 h 30 ce matin. Je
suis rendue à bout. Michel veut demeurer en couple,
mais il ne veut rien changer de ses habitudes. Il s’est
lié d’amitié avec une femme et il la voit assez
souvent. Il dit que ça n’ira jamais plus loin, qu’il m’a
toujours été fidèle, et je le crois. Mais en même
temps, je trouve cela dangereux. Il me reproche de
ne plus faire de choses spéciales pour lui. Il est vrai
qu’après ces deux mois « d’absence », je ne me sens
pas du tout près de lui. Il m’a fait beaucoup de peine
et j’ai tellement mal en dedans.
Je me sens si seule à concilier mon nouveau travail
avec la responsabilité de nos deux bambins et le
bébé. Je suis figée dans ma désolation et j’ai peine à
m’en sortir.
Mais il y a aussi de l’espoir : j’ai pris rendez-vous
avec une psychologue. Il y a bien longtemps que je
voulais m’accorder ce cadeau. J’espère trouver une
façon de m’outiller afin de mieux vivre cette
situation.

83
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 1er juillet 1991

Encore toute une journée! On devait partir ce matin


pour nos vacances estivales au Manitoba mais
Michel a quitté à 17 h hier et n’est revenu qu’à
10 h 30 ce matin. Il est depuis deux mois dans un
état que les psychiatres nomment manie. Ce que je
constate chez Michel correspond exactement à la
définition du Petit Robert : « Manie… : Syndrome
mental caractérisé par… exaltation euphorique,
expansivité, incohérence des idées et de l’activité
motrice. » 4 Il est hyperactif, surexcité, en mode
accéléré.
Je n’ai presque pas dormi de la nuit et j’ai beaucoup
pleuré aujourd’hui. Nous avons pris le temps de
dialoguer. Il concède qu’il est très malade. Il dit être
depuis quelque temps dans un état compulsif qui le
pousse à veiller et boire, lui qui n’est pas un grand
buveur. Il a augmenté sa dose de médicaments pour
tenter de stabiliser son état et il insiste pour qu’on
fasse notre voyage. Je veux demander l’avis de son
psychiatre et par la suite, on décidera si on part ou
non.

L’état de Michel se stabilisa à la suite de l’ajustement des


médicaments selon les instructions de son psychiatre et l’on se mit

4 Robert, Paul : Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de


la langue française. Dictionnaires le Robert, Paris, 1991, p. 1144.
84
D’AMOUR ET DE FOLIE

en route pour le Manitoba. Le voyage se passa merveilleusement


bien et Dieu seul sait à quel point j’avais besoin de ce répit. Les
mois subséquents se passèrent mieux mais la rengaine recommença
à la mi-automne.

Le 6 novembre 1991

Michel n’est pas rentré cette nuit. Après m’avoir


promis à 22 h qu’il viendrait me rejoindre pour
regarder un film, il est finalement arrivé à midi
aujourd’hui. Je n’ai pas voulu entendre ce qu’il avait
à dire. Je sais que ce n’est pas une autre relation qui
le retient la nuit. Ce comportement se produit
lorsqu’il est dans cet état de surexcitation, de manie,
où il perd sa capacité de juger et son rapport avec le
temps et que sa médication n’arrive pas à le
stabiliser. Je ne sais pas ce que je vais faire. Michel
ne voit pas le mal qu’il se fait à lui-même, à notre
relation et à notre famille. Je sais qu’il est malade, et
c’est ce qui est le plus difficile… Me séparer de mon
conjoint malade serait l’abandonner. Je l’aime, il est
le père de mes enfants et je crois en l’intégrité de
notre famille. Mais à quel prix?
Sans parler des nuits d’insomnie à m’inquiéter et à
me poser des questions, je sens que je n’ai plus de
mari. Je me sens vraiment démunie devant cette
situation. Michel a déjà consulté deux
professionnels, et pourtant ils n’ont pas réussi à
l’aider. Je peux seulement lui dire de poursuivre ses

85
D’AMOUR ET DE FOLIE

efforts et d’aller se chercher une assistance


professionnelle plus spécialisée.
J’ai seulement vingt-neuf ans et j’ai parfois
l’impression d’avoir autant de vécu qu’une personne
de soixante ans, tant je suis alourdie par les
événements. Je ne veux pas regretter mes
expériences. Elles m’ont permis, et me permettent
toujours, d'apprendre et de croître. C’est cela qui me
pousse à continuer.

Le 25 novembre 1991

C'est une journée de grande remise en question


aujourd’hui. Je suis comme une enfant perdue ou
une adulte en période de grande réflexion,
contemplant les questions face au sens de la vie.
Je veux accomplir beaucoup de choses mais ma tête
va plus vite que mon corps et je suis fatiguée
physiquement. De nombreuses idées me trottent
dans la tête, et je les envisage. Plusieurs sont très
intéressantes.
Ce qui est clair, c’est que je veux écrire des livres.
Mon désir est si vif, si puissant, même très
troublant, au point où je suis profondément
frustrée, car je n’ai pas de sujet.

86
D’AMOUR ET DE FOLIE

L’année 1992 s’avéra mouvementée comme les années


précédentes. Je n’envisageais pas de sitôt une vie stable et exempte
de changements majeurs.
Nous avions acheté une maison à l’automne et la prise de
possession devait avoir lieu trois mois plus tard. C'était notre
premier achat important depuis quelques années. Nous débutâmes
la nouvelle année avec le déménagement dans cette chaleureuse
demeure de style chalet à Vallée-Jonction. C'était la propriété de
mes rêves. J’étais fière et ravie de cette belle maison rustique et
paisible derrière laquelle coulait une petite rivière.
L'achat fut possible grâce à mon embauche en tant que
permanente chez Desjardins, après une année à leur emploi. Cette
année-là, très enrichissante et motivante, me permit de me
surpasser, de travailler à de nouveaux projets, d’être responsable de
nombreux dossiers, de rencontrer une foule de gens et de
m’épanouir. J’avais été appelée à voyager et cela me permit de
découvrir des gens et plusieurs régions du Québec.
Comme la relation était déjà difficile avec Michel et que les
événements survenus l’année précédente contribuèrent à l’aggraver,
nous avions convenu que Michel aille vivre en appartement même
si nous poursuivions notre engagement conjugal. Je n’en pouvais
plus de supporter le changement continuel dans son comportement,
c’est-à-dire les hauts et les bas, les menaces de suicide, les
dépressions, les dépenses frivoles, le fouillis parfois indescriptible de
ses effets personnels et celui de notre demeure, les périodes
d’hyperactivité et les nuits blanches.
Tout en maintenant une communication régulière avec
Michel, qui venait à la maison nous voir, je poursuivis un petit train
de vie moins turbulent, et notre aînée Estée fit son entrée scolaire.

87
D’AMOUR ET DE FOLIE

Mes parents déménagèrent également dans l’est du pays, et ce


rapprochement était le bienvenu compte tenu de notre situation
familiale.
Cette année-là, Michel fut admis de nouveau à l’hôpital
psychiatrique à Québec à la suite d'une autre psychose et y demeura
trois mois. Peu après son entrée, mon amie Annie et moi nous
rendîmes dans l'appartement de Michel, dans un village de la
Beauce, pour le nettoyer. C’était un désastre, ce qui m’attrista
profondément : dans tous les coins et sur les meubles se trouvaient
de la nourriture putréfiée et nauséabonde, des déchets. Des
vêtements s’empilaient partout et des articles d’artiste pêle-mêle
avec les tentatives échouées de créations visuelles s’amoncelaient
dans ce misérable taudis. Il y avait aussi des objets m’appartenant,
que Michel avait piqués lorsqu’il était venu à la maison. Bref, c'était
un environnement profondément morose qui présentait le visage
d’une personne aux prises avec une maladie mentale grave.
Par le passé, à chaque sortie de l’hôpital, Michel s’était
rendu compte de tout ce qu’il avait fait pendant sa psychose. Il avait
alors sombré dans une dépression profonde, dans la honte. Vu son
état fragile, et anticipant la situation, je l’accueillis pendant un
certain temps à la maison, le temps de son rétablissement.
Peu de temps après, et ayant complété son cours
d’imprimerie, la commission scolaire lui offrit un poste à temps
plein.

Le 26 janvier 1993

Michel me semble aller assez bien… Même si


l’avenir de notre relation est incertain, je me sens

88
D’AMOUR ET DE FOLIE

extrêmement soulagée de vivre seule. Je suis moins


fatiguée, moins stressée et plus en paix même si je
dois assumer toute la responsabilité des enfants. Je
sens que j’émerge d’une longue période de
désolation.
Je suis assise dans la salle à manger de l’Auberge
Cheribourg près du Mont Orford en Estrie. Je
profite de ma dernière session de formation avec les
Caisses de Sherbrooke pour m’accorder un jour de
plus dans cet établissement afin de me reposer.
Me détendre dans un chalet à l’Auberge, devant le
foyer avec la vue sur le Mont Orford entouré de la
nature sauvage, c'est tout à fait ce qu'il me faut.
Je viens de terminer un élégant souper absolument
délicieux, servi par les mains habiles d’un
restaurateur au visage gracieux et souriant. Quel
beau cadeau que cet endroit. J’envisage, en ce
moment, l’avenir avec un cœur reconnaissant et
serein.
Les enfants vont bien, ils sont heureux. J’ai
l’intention de prendre quatre jours de vacances avec
eux la fin de semaine qui vient et de rendre visite à
mes parents.

Le 21 février 1993

Le mois s’est passé de façon fabuleuse. J’ai donné


une conférence devant deux cents gestionnaires à
Québec dans le cadre de mon travail. La conférence

89
D’AMOUR ET DE FOLIE

s’est bien déroulée et a été un succès au-delà de


toutes mes espérances, si bien que les organisateurs
ont mis la vidéocassette en vente, et les copies
s’envolent comme des petits pains chauds.
Au restaurant, je viens de dire bonjour à un groupe
d’animateurs des scouts et guides de la Beauce. Je
me suis engagée en tant qu’animatrice scouts et
guides l’an passé et j’aime bien le groupe. Que cela
donne un sentiment d’appartenance!
C’était semaine de relâche pour Estée et j’en ai
profité pour passer quelques jours de congé avec
elle et les deux plus jeunes. Nous avons visité
l’Aquarium de Québec, et nous avons joué aux
quilles à Sainte-Marie. Nous avons passé une belle
semaine!

Le 21 juillet 1993

Nous sommes revenus d’un court voyage hier soir.


Michel nous y a accompagnés. Nous avons pris la
route de Tobermory et à bord du traversier, nous
avons rejoint les berges de la Baie Georgienne.
Nous nous sommes rendus ensuite aux chutes
Niagara. Nous nous sommes arrêtés à plusieurs
reprises pour marcher sur les quais et admirer les
voiliers, les îles, les herbes sauvages et le paysage.
Du bon temps!

90
D’AMOUR ET DE FOLIE

Ottawa, le 6 janvier 1994

Je me rétablis chez mes parents à Ottawa pendant


quelques jours. Ma mère est partie depuis quelques
semaines dans l’Ouest et c’est mon père et ma sœur
Julie qui me dorlotent. Je suis ébranlée et encore
sous l'effet du choc.
Il y a deux jours, j’étais partie de chez moi à Vallée-
Jonction en route vers Ottawa pour diriger des
sessions de formation auprès d’une société
partenaire de mon employeur. Une tempête faisait
rage et s’est amplifiée sur l’autoroute 20, entre
Québec et Montréal. Et c’est arrivé… Le vent s'est
levé et une bourrasque de neige a frappé de plein
fouet l’auto. On n’y voyait plus rien, et comme tous
les autres, j’ai frappé l’auto qui me précédait, et
laquelle s’était immobilisée à la suite d'un freinage
lorsqu’elle avait happé l’auto devant elle. J’ai alors
été prise dans cet énorme carambolage, qui s’était
formé d’autos et de gros véhicules de toutes sortes
devant moi, et lequel, j’apprendrais plus tard, serait
mortel pour certains, y compris pour une religieuse
dans la fourgonnette immédiatement à ma droite.
C’était un tel fouillis de véhicules et de mastodontes
pêle-mêle, les uns écrasés sur les autres. Mon auto a
été une perte totale, ayant été frappée et enfoncée
de tous côtés, par un effet de dominos des véhicules
arrivant par derrière, les uns après les autres. Je m’en
suis tirée indemne, à part un torticolis et une vive

91
D’AMOUR ET DE FOLIE

douleur au genou gauche. Le destin m’a épargnée.


Oui, je suis en vie, et combien heureuse de l’être.

Les deux directions est et ouest de l’autoroute 20 furent


fermées ce jour-là, à environ quinze minutes d’intervalle, après deux
carambolages. Quelques milliers de personnes furent accueillies
dans les gymnases et dans des résidences privées de la petite
paroisse Sainte-Hélène. Pour ma part, je fus hébergée avec quelque
cinq cents autres personnes dans l’hôtel de la place. Dans cette
situation d’urgence, les voyageurs se partagèrent leur chambre; je
me retrouvai donc dans celle d’un ingénieur et sa conjointe ainsi que
leurs jeunes enfants. J'appris plus tard que le carambolage, ce jour-
là, celui en direction ouest vers Montréal, avait compté une
trentaine de véhicules, et que l'accident avait fait trois morts et
quinze blessés graves. Dans la direction est, sur la route, à peu près
à la même hauteur, un autre carambolage avait entraîné la mort
d’une personne, tandis qu'un chauffeur d’autobus fut grièvement
blessé. La une des journaux du lendemain titrait « TEMPÊTE
MORTELLE », et tel avait été le cas.

Le 8 janvier 1994

Je suis arrivée chez moi à Vallée-Jonction hier soir.


Michel s'occupe des enfants pendant que je me
rétablis, mais il est resté complètement de marbre
devant mon accident. J’ai des soupçons. Il
commence peut-être à manifester des symptômes de
manie, qui ont tendance à apparaître en cette
période de l’année. Je suis sûre qu’il y a des causes

92
D’AMOUR ET DE FOLIE

physiologiques qui déclenchent cette récurrence.


Quand Michel entre dans cette phase, il devient plus
froid, critique, il se met rapidement en colère, et les
relations familiales le laissent indifférent.
Je suis restée au lit ce matin; j’avais très mal au
ventre, mal partout. Je fais peut-être une gastro-
entérite. Annie est arrivée, puis j’ai pleuré à gros
sanglots pendant un long moment et elle m’a
consolée. Je me suis sentie raffermie car elle m’a
remonté le moral. Je n’ai pas d’auto, n’ayant pas
encore reçu l’argent de la compagnie d’assurances
pour m’en procurer une autre. Annie m’a donc
prêté la sienne pour aller faire mon épicerie et
prendre un bon café. Quelle perle! Ce n'est pas la
peine de m'apitoyer sur mon sort. Mon désir est
grand de me réveiller de ce cauchemar des derniers
jours.

Au fil des semaines, je sortis peu à peu de cet état de choc


et je me sentis mieux physiquement. L’état de Michel devint instable
dès les premiers jours de février, puis se dégrada rapidement. À
mon grand désarroi, le calvaire recommença.

fyyu

93
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le diagnostic

T el que prévu il y avait quelque temps de cela, Michel prit un


jour l’avion pour le Manitoba pour se rendre à une fête.
Lorsque j'entrai au travail ce même matin-là, un message d’urgence
m’attendait de la part de notre médecin de famille. Il m’informa que
le patron de Michel l’avait appelé pour l’aviser que Michel avait agi
bizarrement au cours des deux semaines précédentes. De même,
quelques jours avant son départ pour le Manitoba, Michel avait
posé des gestes plus sérieux. Entre autres, il avait appelé des
membres du personnel de la commission scolaire au beau milieu de
la nuit, et il avait apporté une caisse de bière au travail pour fêter
durant la journée. À un moment donné, il s'était mis à crier à tue-
tête durant la pause-café et avait envoyé chez le diable les gens qui
avaient tenté de le calmer. Le directeur avait réussi à asseoir Michel
pour lui faire entendre raison : ou Michel lui expliquait son
problème ou il se faisait mettre à la porte. Alors Michel lui avoua
qu’il prenait des médicaments et lui donna le nom de son médecin.
Le directeur avertit promptement notre médecin, qui, à son tour,
94
D’AMOUR ET DE FOLIE

parla à Michel et le convainquit de venir le consulter dans son


cabinet le soir même. Comme Michel ne s’était pas présenté à son
rendez-vous, le médecin, inquiet, voulut m’en avertir.
Quelques minutes suivant cette conversation avec le
médecin, lorsque j’étais encore stupéfaite après avoir encaissé ce
premier coup de marteau, un représentant chez un concessionnaire
automobile de Saint-Georges m’appela pour obtenir mon numéro
d’assurance sociale. Je lui demandai la raison et il m’informa que
Michel venait d’acheter une camionnette 1994 toute neuve et qu’il
avait soumis une demande de financement en mon nom,
représentant un paiement de six cents dollars par mois. Je dis
poliment au vendeur que je n’avais rien à voir avec cela et que je
refusais une telle transaction. C’était évident que Michel était tombé
dans un nouvel état psychotique.
J’appris plus tard par un ami commun que Michel était allé
passer du temps chez lui au Manitoba. Michel lui avait confié
qu’avant de partir du Québec pour Winnipeg, il avait fait des offres
d’achat sur trois maisons. Le soir de son arrivée à Winnipeg, en
quittant l’aéroport, il avait eu un accident avec la voiture de
location. En quelques jours, il avait dépensé follement des dizaines
de milliers de dollars avec ses cartes de crédit qu’il laissa un peu
partout derrière lui dans les établissements où il était passé.
Je communiquai avec une agente immobilière de la Beauce
que Michel et moi connaissions, et effectivement, Michel avait fait
une offre d’achat sur une maison. Mais elle me rassura : « Ne
t’inquiète pas. Je me suis rendu compte que ce n’était pas le même
Michel que je connaissais, que son état me semblait anormal. Je n’ai
même pas présenté l’offre d’achat à l’autre agent. » Elle savait

95
D’AMOUR ET DE FOLIE

d’ailleurs que Michel avait eu des problèmes de santé mentale par le


passé.
J’appris au fur et à mesure que les jours se succédaient au
Manitoba, que l’état psychotique avancé dans lequel se trouvait
Michel était de plus en plus manifeste et qu’il avait effectivement
perdu le sens de la réalité. Même si le psychiatre avait demandé à
l’entourage de Michel de l’hospitaliser là-bas, ce fut des efforts en
vain; Michel savait déjouer les personnes qui tentaient de le faire
admettre dans un hôpital. Le pire était que dans cet état de folie
complète, Michel représentait un danger non seulement pour lui-
même, mais aussi pour les autres.

Le 12 février 1994

Cher journal, laisse-moi te raconter la tournure des


événements. Je viens de rendre visite à Michel à
l’hôpital. Eh oui, il est de retour au Québec. Michel
a réussi à prendre l’avion malgré sa disposition
psychotique, en direction de Québec. Dans cet état
de folie effroyable, il ne savait pas ce qu’il faisait, on
ne savait pas comment il se comporterait dans
l’avion ni où il pourrait aboutir. Le psychiatre avait
indiqué qu’il tenterait d’hospitaliser Michel dès son
arrivée à Québec. Mais encore fallait-il que Michel
se rende à Québec en transférant à l’aéroport de la
région de Montréal.
Pour ne pas le perdre en transit, j’avais demandé à
mon cousin Jérôme qui habite la région de
Montréal, de rencontrer Michel dès son arrivée à

96
D’AMOUR ET DE FOLIE

l’aéroport de Dorval pour veiller à ce qu’il prenne


bel et bien l’avion pour Québec. Michel était
content de voir Jérôme. Celui-ci avait constaté que
Michel avait une apparence douteuse, que ses
vêtements étaient froissés, ses cheveux en
broussaille et son comportement plutôt étrange.
D'un simple coup d’œil, Jérôme avait reconnu que
Michel n’était vraiment pas bien. D’ailleurs, certains
passagers, en descendant de l’avion, lui avaient jeté
un regard inquiet et Jérôme a su immédiatement que
Michel avait dû les déranger durant le vol.
Jérôme avait été présent lors de la première période
de psychose de Michel en 1991. Son comportement
ne lui était donc pas étranger. Jérôme l’a
accompagné pendant deux heures et a dû le
dissuader à maintes reprises d’acheter un billet
d’avion en direction du Texas, destination qu’il avait
choisie au hasard et sans aucune raison. Et il a
finalement pris l’avion pour Québec.
Son psychiatre traitant a quitté son poste à la
Clinique Roy-Rousseau, mais Michel continue
quand même de le voir à sa nouvelle clinique privée.
J’ai convenu avec le psychiatre que je tenterais
d’amener Michel à son cabinet où il m’attendrait en
compagnie d’un confrère.
À 16 h, Michel était au rendez-vous à l’aéroport de
Québec. Il était vêtu bizarrement mais était de
bonne humeur. Moi, j’ai adopté un air nonchalant et
lui ai proposé d’aller prendre un café, sachant très

97
D’AMOUR ET DE FOLIE

bien qu’il refuserait d’aller à l’hôpital ou chez son


psychiatre. Mais il insistait pour se rendre à un bar.
Je lui ai alors proposé d’aller jouer au billard dans un
établissement situé près du bureau du psychiatre.
C’était évident que Michel était en pleine crise
psychotique. Il tenait un langage décousu; il a enlevé
ses bas et ses souliers pour jouer au billard, pieds
nus, et il buvait sans arrêt, lui qui n’est pas buveur.
Je lui ai alors proposé d’arrêter au bureau du
médecin, mais il s’est fâché, l’a injurié et a refusé
catégoriquement d’aller le rencontrer. J’ai alors
demandé à la serveuse de lui faire la conversation
pendant que je téléphonerais au médecin, car, de
toute évidence, le personnel de l’établissement avait
constaté que Michel était dans un état étrange.
J’avais déjà appelé la police quelques minutes
auparavant, mais ils ne pouvaient rien faire pour
l’instant car, selon la loi, Michel ne pouvait être
amené de force à moins que je puisse prouver qu’il
soit un danger pour lui-même et pour les autres.
Hélas, je ne pouvais pas témoigner de ses
agissements au cours des dernières semaines
puisqu’il était au Manitoba. Je ne pouvais pas
démontrer, avec preuve à l’appui, que Michel avait
besoin d’être hospitalisé.
J’ai convenu avec le psychiatre que j’immobiliserais
l’auto devant son cabinet; il nous attendrait devant
la porte pour tenter de convaincre Michel de le
suivre à l’hôpital. Michel et moi avons quitté le

98
D’AMOUR ET DE FOLIE

billard, et comme convenu, je me suis arrêtée devant


le cabinet du médecin à deux rues de là, sans en
glisser un mot à Michel. En voyant son psychiatre
debout, nous attendant devant la porte de la
clinique, Michel s’est mis à blasphémer, a claqué la
portière et s’est dirigé, en colère, à pleine course
vers son médecin. Le Dr Cyr, très calme, lui a posé
une série de questions sans hausser la voix. Michel a
riposté que c’étaient les autres qui étaient
psychotiques, et de fil en aiguille, ses réponses
étaient absurdes. Le médecin, devant son autre
collègue psychiatre et moi-même, lui a déclaré sans
hésiter : « Michel, tu es malade, tu dois aller à
l’hôpital. » Michel, en nous regardant, nous a
demandé de confirmer son état, et nous avons
acquiescé. Devant trois personnes qui lui attestaient
son état psychotique, il a baissé les bras et a dit :
« OK, amenez-moi à l’hôpital comme vous voulez. »
Le Dr Cyr l'a invité à monter dans sa fourgonnette
et je les ai suivis dans mon auto. On l'a hospitalisé
au Centre hospitalier de l’Université Laval, qui est
tout près de la clinique.
Les psychiatres de cet établissement, que Michel
voyait pour la première fois, ont entériné son état de
psychose avancée. Après avoir pris connaissance de
tout son dossier, ces psychiatres posent enfin un
diagnostic formel : le trouble bipolaire. Cela fait
presque quatre ans depuis sa première psychose, et

99
D’AMOUR ET DE FOLIE

ce n’est que maintenant qu’on appose un nom sur sa


maladie. Michel est maniaco-dépressif.

Le 17 février 1994

Je me sens vulnérable et fatiguée aujourd’hui. J’ai


pleuré dans l’auto en m’en allant au travail et dans le
bureau de mon patron. C’était plus fort que moi. Il
comprend, qu’il me dit. Son frère est maniaco-
dépressif, et a provoqué l’écroulement de
l’entreprise de son père et a obligé la famille à
relever des défis surhumains pendant bien des
années.
Les nombreuses entrées de Michel à l’hôpital m’ont
traumatisée et en ce moment, je me sens incapable,
une fois de plus, de relever mes manches pour
l’assister. Je suis comme figée.

Quelques jours plus tard, Michel se fit de nouveau transférer


à la Clinique Roy-Rousseau, son établissement régulier. Il demanda à
rencontrer un avocat pour qu’on le sorte de l'hôpital. Il voulait
poursuivre en justice son ancien psychiatre. Sa mémoire était
déficiente; il oubliait où il se trouvait, se fourvoyait à propos des jours,
rêvait de projets grandioses et ridicules.
On lui administra des doses massives de médicaments
antipsychotiques, mais son état ne semblait pas s’améliorer. Malgré la
maladie et tous les problèmes qu’elle engendrait, je me rendis compte
que je l’aimais encore; je souhaitais toujours, au fin fond, retrouver
celui que j’avais épousé.

100
D’AMOUR ET DE FOLIE

« Qu’attendent–ils tous pour agir, pour lui prescrire du


lithium? », criai-je intérieurement. Plusieurs personnes arrivaient à
vivre une vie normale lorsqu’elles prenaient du lithium.

Le 23 février 1994

J’ai repris depuis deux ou trois jours une vie plus


productive au travail. Avec le carambolage et puis la
psychose de Michel, je me suis absentée à maintes
reprises du travail. Je me suis remise à l’œuvre et j’ai
présenté de beaux documents aujourd’hui. Demain
matin, à la première heure, je fais une présentation
au comité des vice-présidents. La prochaine semaine
s’annonce bien remplie avec des réunions et des
sessions à donner au Complexe Desjardins à
Montréal.

Et alors je veillai au bien-être des enfants, je travaillai et


rendis régulièrement visite à Michel. À l’école, notre belle Estée
s’épanouissait et avait de plus en plus confiance en elle. J’étais
reconnaissante envers mes amis qui s’occupaient souvent des
enfants en mon absence. Leur garderie en milieu familial était
devenue un deuxième chez eux. À la garderie de Janine, nos enfants
y étaient aimés. Le conjoint de Janine se comportait comme un père
à leur égard, conscient que leur père était souvent absent. Ils
devinrent des amis précieux pour notre famille et parfois, en
échange, je prenais leurs jeunes enfants chez moi afin de leur
permettre de passer une fin de semaine en amoureux…

101
D’AMOUR ET DE FOLIE

Michel fut maintenu en cure fermée pendant quelques


semaines. Il ne pouvait pas sortir de l’aile où il était et il n’avait pas
droit à ses propres vêtements; il devait porter la tenue de patient. Il
demeura ensuite encore trois mois à l’hôpital avec certains privilèges
de sortie et on lui prescrivit enfin du lithium.
J’avais peur de me retrouver responsable des dettes qu’il
avait contractées si rapidement pendant sa dernière psychose. Déjà
Michel ne respectait pas les deux cents dollars par mois pour les
frais de garde des enfants qui relevaient de sa responsabilité.
Compte tenu de son assurance-invalidité et de son salaire combinés,
son revenu net était le même que le mien. Il flambait
continuellement son argent. Je portais donc seule les responsabilités
financières de notre petite famille, et j’en sentais l’énorme poids. Je
vivais constamment serrée et c’était frustrant.

le 2 mai 1994

Michel est sorti de l’hôpital et je ne l’ai pas vu en


aussi grande forme depuis au moins quatre ans, à
l’époque où on habitait Saint-Sylvestre-de-
Beaurivage, avant sa première psychose. C’est
comme dans un rêve; il est comme je l’avais connu
autrefois, mais je ne me fais plus d’illusions. Je
connais maintenant les effets de la maladie bipolaire.
Cette période de stabilité fera place à des hauts et
des bas consécutifs, les sautes d’humeurs
recommenceront, les menaces de suicide se
répéteront, les dépressions profondes qui étouffent
notre vie de famille s’installeront pendant des

102
D’AMOUR ET DE FOLIE

semaines, voire des mois. Il y aura des achats


exorbitants imprévus, et les créditeurs appelleront
pour tenter de récupérer leur argent. Les psychoses
réapparaîtront, et ma crainte face à Michel
envisageant des actes dangereux envers les enfants,
moi-même et d’autres personnes pendant ces
périodes continuera de me hanter. Il y aura sans
doute d’autres hospitalisations.
Il était très pensif hier après-midi. Il se sent si
démuni et impuissant devant cette maladie si
accablante. Il m’a fait part de sa grande tristesse
quant au fait que nous ne tenons plus maison
commune. Je l’ai écouté avec beaucoup de
compassion et je lui ai rappelé à quel point nos
douze ans de mariage ont connu de bons et beaux
moments. Ces années feraient à jamais partie de
notre expérience de vie… Mais je lui ai fait entendre
que je suis trop épuisée. Je ne peux pas vivre sous le
même toit que lui avec les manifestations de sa
maladie.
Michel a toujours été et sera toujours un de mes
meilleurs amis, je serai là quand il voudra un appui.
Et il sera le bienvenu chez nous, afin qu’il puisse
venir s’y reposer, bénéficier de notre amitié et jouir
de la présence des enfants.

103
D’AMOUR ET DE FOLIE

le 7 mai 1994

Depuis sa sortie de l’hôpital, Michel continue de


rencontrer son nouveau psychiatre traitant, le Dr
Mirabo. La semaine dernière, celui-ci lui a signalé
qu’il souhaitait me rencontrer pour en savoir plus
sur le passé de Michel, et en connaître ma version.
Cela l’aidera à être mieux renseigné sur l’historique
de la maladie bipolaire chez Michel. Alors j’ai pris
rendez-vous pour aujourd’hui. Malgré la tempête de
neige qui sévit − 15 cm sont déjà tombés − j’ai bravé
le temps pour m’y rendre.
La rencontre s'est très bien déroulée. J’ai pu clarifier
au médecin plusieurs éléments et il a également
répondu à mes questions. Selon lui, Michel subit les
impacts sérieux de la maniaco-dépression depuis
quelques années, et il est évident que des signes
précurseurs d’une maladie mentale sérieuse étaient
manifestes avant cela. Michel l’a informé que nous
avons discuté de la possibilité d’une séparation
légale. Le Dr Mirabo m’a alors demandé mon
opinion sur la disposition actuelle de Michel, et je lui
ai répondu : « Merveilleusement bien. » Il m'a
demandé de lui rappeler les derniers moments où
Michel était dans un tel état. C'était à Saint-
Sylvestre, il y a quatre ans, et cela s'était maintenu
pendant près d’un an. J'ai ajouté que la situation
semblait trop belle pour être vraie, trop belle pour
durer.
104
D’AMOUR ET DE FOLIE

Il m’a donc rassurée en m’affirmant que cela allait


durer à partir de maintenant, dû à la prescription du
lithium à Michel durant son hospitalisation. C’est un
médicament très efficace pour le traitement de la
maladie. Le Dr Mirabo m’a expliqué que le Michel
en face de moi aujourd’hui est le vrai Michel, celui
avec qui j’avais vécu lorsqu’il était en périodes de
rémission au cours de nos douze années de mariage.
Il a ajouté que le reste du temps, Michel a été en état
maniaque ou dépressif, soit les deux polarités
extrêmes de ce trouble de l’humeur aigu, la maladie
bipolaire, plus communément appelée la maniaco-
dépression.
Il m'a fait la remarque suivante : si nos problèmes
étaient, en réalité, redevables à la maladie de Michel,
et que maintenant la maladie est traitée, peut-être le
temps démontrera-t-il que ces problèmes n'existent
plus. Et peut-être devrait-on attendre avant de
prendre des décisions sérieuses au sujet d’une
rupture éventuelle de notre union. Après tout, cela
fonctionne pour bien d’autres, après l’administration
du lithium.

Prenant en considération cette discussion avec le médecin


traitant de Michel, je réfléchis à toute la situation. Le plus
important, c'était de cesser de nous attarder sur les drames du passé,
nous donner une nouvelle chance grâce à ce nouveau médicament,
nous concentrer sur le moment présent et saisir l’occasion de nous
réapprivoiser.

105
D’AMOUR ET DE FOLIE

Je recommençai à rêver de toutes sortes de possibilités avec


Michel. Nous pouvions avoir une relation normale, ce qui fut
comme un cadeau tombé du ciel, de même que vivre des activités
en famille. Je profitai pleinement de ces moments d’agrément que je
n’avais pas vécus depuis bon nombre d’années. Même si Michel
avait toujours son appartement, il revint habiter à la maison la
majeure partie du temps. Réapprenant à vivre la vie au quotidien,
Michel s’occupait des enfants, les conduisait à l’école et les assistait
dans leurs devoirs, pendant que moi, je vaquais à mon travail. Je
l’aimais et il profitait bien de cette occasion qui lui était offerte pour
se rapprocher de nos jeunes enfants qu’il aimait et dont il était si
fier. De même, il était très tendre avec moi. Les enfants avaient
retrouvé leur père et j’avais retrouvé mon mari!
La commission scolaire lui avait trouvé un remplaçant
durant son hospitalisation. On refusait de le reprendre et le syndicat
s’esquiva, ne venant pas à sa défense. Après avoir consulté un
avocat en droit du travail, nous savions qu’il y avait matière à
discrimination à cause de sa maladie. Mais ni Michel ni moi n'avions
l’énergie ou les ressources financières pour défendre notre cause, et
nous laissâmes tomber.
La vie se poursuivit dans une légèreté et une fraîcheur
grandissantes. Je recommençai même à rire, à retrouver des instants
d’éclat qui n'avaient été que trop rares dans ma vie au cours des
années précédentes. Soulagée des lourdeurs familiales, je pouvais
désormais m'épanouir professionnellement. J’acceptai de plus en
plus de faire des présentations à l’extérieur, on m’invita à prononcer
des conférences un peu partout, et je m’y plaisais beaucoup.

106
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 14 juillet 1994

Nous sommes au Manitoba. Je suis au restaurant


avec ma petite Josée. Le moral est bon et je jouis de
mes rencontres avec mes sœurs et mes parents.
Nous sommes à deux jours du mariage de Julie et
Alain.
Michel et moi avons fait toutes sortes d'activités
avec les enfants. C’est la première fois que je
m’amuse et me repose autant en voyage. Michel
continue à bien se porter. Nous nous sommes
rendus à la piscine, aux écluses de Lockport, à la
plage au lac Manitoba dans la communauté métisse
de Saint-Laurent et au Musée des enfants à la
Fourche à Winnipeg. Ah oui, on en profite bien!

Le 9 août 1994

Nous sommes de retour à Vallée-Jonction. Je crois


bien avoir fait l’un de mes plus beaux voyages au
Manitoba. Nous sommes revenus avec notre nièce
Karine, et nous avons profité de ma dernière
semaine de vacances de façon merveilleuse en sa
compagnie. Nous avons fait le tour de l’Île
d’Orléans, avons mangé des framboises fraîches et
nous sommes baladés dans le Vieux-Québec. Nous
avons emmené les enfants sur les manèges aux
Galeries de la Capitale pour ensuite faire un tour
aux chutes Montmorency et à Sainte-Anne-de-

107
D’AMOUR ET DE FOLIE

Beaupré. Lors d’un voyage de deux jours à


Tadoussac, sur le bateau de la famille Dufour, nous
avons pu apercevoir une trentaine de baleines. La
région de Charlevoix, c’est de toute beauté. Pour
clore le tout, un méchoui nous attendait en fin de
semaine chez tante Philomène et oncle Georges à la
campagne au sud de Montréal avec un p’tit tour au
Parc Safari près de chez eux.

Le 15 septembre 1994

Avant-hier, j’étais dans un petit avion de huit


passagers qui transportait le courrier des Caisses
populaires de la Gaspésie, des Îles-de-la-Madeleine
et de la Côte-Nord. C’est un vol qui fait la navette
entre plusieurs petites villes. Mais quelle belle
expérience! C’est comme si j'étais sur une autre
planète, tellement c’était enchanteur. Nous avons
atterri à Mont-Joli, puis à Baie-Comeau, et enfin à
Bonaventure. Un responsable du congrès qui
m’attendait à l’aéroport s’est improvisé guide
touristique, pour mon plus grand bonheur. J’ai
donné ma conférence comme prévu. Après un
déjeuner et des échanges intéressants avec les gens,
j'ai repris le même avion en direction de Québec.
Les Gaspésiens sont des gens très chaleureux et
accueillants.

108
D’AMOUR ET DE FOLIE

Vers la mi-octobre, je me sentis déprimée. Tout d’un coup


Michel allait moins bien. Il dormait peu, laissa tomber sa
participation aux activités familiales et ne cherchait pas de travail.
Nos finances étaient toujours très serrées. Michel avait encore vidé
le compte de banque à mon insu. Je devenais de plus en plus
frustrée et j'éprouvais une envie de le secouer afin de le réveiller
pour qu’il décide de faire quelque chose de sa vie, pour qu’il
continue de partager les responsabilités familiales. Tout reposait de
nouveau sur moi.
La situation s’aggrava, et même si Michel respectait les
doses prescrites de lithium, son état continuait de se détériorer. Ma
santé physique et mentale en souffrait; je perdis les espoirs tant
nourris par les propos du psychiatre. Les années précédentes
avaient laissé de profondes empreintes chez moi et mon énergie
tomba rapidement en chute libre. C'était comme si je ne pouvais
plus encaisser les coups; je n’avais plus l’adrénaline nécessaire pour
affronter un autre épisode aigu de la maladie chez Michel. Après
deux mois à endurer cette situation, j’étais à bout de forces. Très
fatiguée, je dus prendre, vers la mi-décembre, quatre semaines de
congé pour épuisement physique. Je repris ensuite le travail, mais je
restais fragile.
À peu près au même moment, mon ancien employeur
revint à la charge pour m’offrir un poste de direction. On m'avait
déjà fait plusieurs offres au cours des dernières années, mais étant
heureuse dans l’emploi que j’occupais, je me contentai de les
remercier tout simplement. Mais maintenant, avec la flexibilité dont
j’avais besoin compte tenu de ma situation familiale, l’offre de ce
poste supérieur avec, en prime, éventuellement le double de mon
salaire actuel, était fort alléchante. De plus, chez mon ancien

109
D’AMOUR ET DE FOLIE

employeur, on connaissait ma situation et celle de Michel, de même


que les répercussions que cela pouvait avoir sur moi et ma capacité
de travail. On me faisait cette proposition en toute connaissance de
cause et c’était très rassurant pour moi. J’acceptai donc de
rencontrer le vice-président du Québec dans son bureau à Montréal
pour discuter de possibilités qui pouvaient m’être offertes.
Toutefois, vu ma situation, je lui mentionnai que je prendrais le
temps de réfléchir. Je n'étais pas prête à prendre une décision à ce
moment-ci.
Trois mois plus tard, j’étais dans les Laurentides, au nord
de Joliette, pour la réunion régionale annuelle de deux jours de mon
employeur. Michel, n’étant pas entré en psychose vers la fin 1994
malgré sa fragilité, assurait comme prévu sa garde parentale légale
des enfants, tout comme il le faisait dans ses périodes de stabilité.
Plutôt que d’assurer la garde dans son petit appartement pendant
que j’étais partie, il était chez nous avec les enfants. J’appelais
régulièrement à la maison lorsque j'étais à l’extérieur et cette fois-ci,
personne ne répondait au téléphone même si j’avais appelé à
plusieurs reprises. Très tard en soirée, Michel m’appela pour me
raconter toutes les activités qu’il avait faites avec les enfants, et qu’il
était rentré tard à cause du bris de son silencieux sur la route.
Malgré ses explications, j’étais inquiète.
À la première heure le lendemain matin, j’appelai à la
maison et Michel ne semblait pas dans un état normal. Je téléphonai
quelques minutes plus tard et c’est Estée qui répondit. Elle me fit
part qu’elle était seule à la maison avec les tout-petits. Elle avait
seulement neuf ans et Michel l’avait laissée seule avec eux! Je
communiquai alors avec Janine, la responsable de la garderie, pour
l'informer que je venais d’appeler le taxi du village qui lui amènerait

110
D’AMOUR ET DE FOLIE

les enfants, et que je la rappellerais dans quelques minutes pour


m’assurer qu’ils étaient arrivés sains et saufs. Je la priai de ne pas
permettre aux enfants de quitter la garderie avec leur père, s’il s’y
présentait. Je craignais qu’il ne subisse à nouveau les effets aigus de
sa maladie. Lorsque je les savais en sécurité, j’avisai mon patron de
la situation. Je quittai aussitôt la réunion pour me diriger vers chez
nous dans la Beauce; j’avais environ trois heures de route à faire.
À mon arrivée, je trouvai la maison dans un désordre
indescriptible. J’étais mise devant l’évidence d’une autre psychose :
un nouveau tableau en cours, des photos du passé étalées pêle-mêle
partout, des cadres et d’autres objets déplacés de leur endroit
habituel… Je fis face au même comportement que lors des périodes
précédentes de manie aiguë, mais cette fois-ci, je n’avais rien vu
venir. C’était arrivé si soudainement!
Je nettoyai la maison tant bien que mal avant d’aller
chercher les enfants. J’informai Michel, au téléphone, que j’étais de
retour. J’étais à peu près certaine qu’il rentrerait tard; c’était le
comportement qu’il adoptait quand il se retrouvait dans un tel état.
En conduisant les enfants à la garderie et à l’école le lendemain
matin, je croisai Michel sur la route. Je m’arrêtai un instant et on se
donna rendez-vous dans un bistrot à Sainte-Marie-de-Beauce.
Au café, je dis à Michel qu’il faisait une psychose et que s’il
ne m’accompagnait pas à l’hôpital, je devrais appeler la police qui
serait là dans les cinq minutes. Pendant une heure et demie jaillirent
en lui toute la gamme des émotions : il passa du calme à la colère,
de la tristesse à la surexcitation, à l’hostilité, à la mélancolie, et cela à
n’importe quel moment et sans préavis. Il accepta finalement de
venir avec moi et monta dans mon auto en direction de l’hôpital
psychiatrique à Québec. Le Dr Mirabo, qui avait déjà été prévenu,

111
D’AMOUR ET DE FOLIE

nous rejoignit immédiatement à notre arrivée, et après une heure de


discussion, Michel accepta de signer lui-même son entrée à l’hôpital.
Le médecin nous informa que les effets bénéfiques du lithium
furent annulés par la décision de Michel, il y avait plus d’un mois, de
réduire à mon insu sa dose du médicament. C’est ce qui l’avait
amené à l’hôpital, en ce jour.
Les semaines s’écoulèrent et l’état de Michel empira, le
temps que le dosage du lithium et des autres médicaments fassent
effet. Il devint hostile, et cela me sembla un état permanent. Le vrai
Michel, que je croyais avoir retrouvé depuis le traitement au lithium,
me manquait beaucoup ainsi qu'aux enfants qui, eux aussi, avaient
été si proches de lui au cours de la dernière année.
Durant le mois qui suivit, des amies m’apportèrent leur aide
en me soulageant d’une grande partie des tâches ménagères et ma
mère vint passer quelques jours pour s’occuper des enfants et me
donner du répit. Même l’agente immobilière, qui avait appris que
Michel était à l’hôpital, arriva un jour à l’improviste et voulut se
rendre utile. Je me trouvais bien chanceuse d’avoir la présence de si
bonnes personnes dans mon entourage.
Les moments de tendresse avec mes enfants étaient une
source d’équilibre dans ma vie. Un soir, par exemple, nous nous
rendîmes à la vieille gare de Vallée-Jonction, transformée en musée,
car Estée se voyait décerner un prix pour son dessin d’une scène à
la cabane à sucre. L’année suivante, André recevait le même prix
pour son propre dessin. Ils avaient hérité tous les deux du talent de
leur père.
Michel passa trois mois à l’hôpital et en sortit au début de
juin. Durant cette période, je décidai enfin d’accepter le poste de
direction que mon ancien employeur, le Groupe Investors, m’offrait

112
D’AMOUR ET DE FOLIE

à Rimouski. J’y passerais un an avant de revenir à Québec. Même si,


à toutes fins pratiques, notre relation de couple était terminée, l’état
de Michel était si fragile qu’il proposa de vivre sa convalescence
avec nous à Rimouski. Michel n’avait pas d’amis. Soit il les
repoussait lorsqu’ils se rapprochaient trop, soit les amis s’étaient
enfuis aux premières lueurs de psychose.
Dès que Michel prit du mieux, nous déménageâmes à
Rimouski dans une superbe maison de style canadien récemment
construite. Je la louai d’un couple d’universitaires qui bénéficiaient
d’un congé sabbatique d’une année et qui partaient pour la France
effectuer leurs travaux de recherche.
Avant de nous installer dans cette nouvelle demeure le
ler août, nous décidâmes d’aller nous reposer quelques jours au
camping de Carleton en Gaspésie avec les enfants.

Le 29 juillet 1995

Après quatre jours de camping, je crois qu’on va


abandonner. Michel traverse ce qu’il appelle la
période la plus noire qu’il n'ait jamais connue. Il est
habité par des pensées suicidaires continues, de
dégoût pour la vie, « de décrissage de la vie »,
comme il dit. Il en a assez des hospitalisations, ne
veut pas retourner au Manitoba car cela ne lui
servirait à rien, dit-il; il affirme que se tuer serait le
mieux. Lorsque je lui demande ce que je peux faire
pour l’aider, il me dit que personne ne peut rien
pour lui. J’essaie de lui soutirer un semblant de
sourire… et je lui fais promettre de ne commettre

113
D’AMOUR ET DE FOLIE

aucun geste contre sa vie, mais plutôt de concentrer


ses énergies pour traverser cette période noire.

Le 21 août 1995

J’adore notre nouvelle maison mais une atmosphère


de tristesse plane dans toutes les pièces. Je suis
démoralisée, je n’appelle plus personne. Je ne suis
pas allée au travail aujourd’hui. Michel est en
dépression, mais j’ignore à quel point; on ne se parle
même pas. Nous sommes tous les deux très
maussades et chacun se réfugie dans les confins de
sa détresse. En ce jour, je regrette mon mariage avec
Michel, mais plus précisément, d’avoir accepté qu’il
revienne vivre avec nous, alors que j’étais si bien
toute seule avec les enfants. Il n’y a pas de lumière
au bout du tunnel. Son humeur changeante, elle
stagne, elle chute, elle se stabilise, elle remonte, elle
descend. Elle oscille dans tous les sens, tant de
hauts et de bas, comme des montagnes russes et
rien en bout de ligne ne s’améliore.

Le 18 septembre 1995

Côté positif, les enfants vont merveilleusement bien.


Ils semblent heureux; ils ont beaucoup profité de la
piscine creusée dans notre cour arrière, ils ont déjà
plusieurs amis tout autour, une école de qualité, de
bons professeurs.

114
D’AMOUR ET DE FOLIE

Je les ai amenés au Mont Comi voir les clowns et se


faire maquiller. Michel, lui, n’est pas venu. Il reste
enfermé dans sa chambre depuis deux semaines.
Mauvais signe.

Au fur et à mesure que le temps passait, Michel ne reprit


pas de mieux après sa dernière hospitalisation. Il s’enferma dans son
monde intérieur, de façon quasi permanente, était plutôt déprimé,
se montrait hostile, et utilisait un langage violent dans notre
demeure. Cela se produisait même s’il respectait le dosage exact de
ses médicaments, y compris son lithium. Leur effet ne réussissait
plus à contrer la dégradation de son état et l’aggravation de sa
maladie bipolaire.
Cela ne servirait à rien de le faire hospitaliser. Il était très
malade, et il ne voulait pas y être admis. La loi exigeait qu’il présente
un danger pour lui-même ou pour les autres avant de l'hospitaliser
contre son vouloir. Pour l’instant, Michel n’avait posé aucun geste
évident qui puisse être considéré comme menaçant pour lui ou son
entourage. Le système était carrément déficient. Faute d’y avoir
assez de lits d’hôpitaux en psychiatrie, on se hâtait parfois de laisser
sortir les patients pour faire place aux cas les plus graves, et Michel,
comme tant d’autres, vivait « le syndrome de la porte tournante ».
Michel avait besoin d’aide et nous étions tous désemparés,
même ceux qui lui administraient les soins hospitaliers. On le laissait
sortir alors qu’il avait besoin d’y demeurer ou, du moins, de passer
dans une résidence spécialisée avec des soins dans un
environnement encadré. Jamais on ne lui avait donné accès à de tels
soins. Je savais que beaucoup de gens comme lui se retrouvaient
dans les rues des grandes villes avec les autres sans-abri. Et j’avais

115
D’AMOUR ET DE FOLIE

souvent craint cette éventualité pour Michel. Vu l’état pitoyable


dans lequel il se trouvait, je ne pouvais pas me résoudre à lui
demander de partir, il n’avait aucun endroit où aller vivre. Ma
culpabilité était trop grande de l’abandonner et de le voir se suicider
s’il en arrivait là.
Quelque peu perturbée par les dernières années, et voulant
tourner la page sur la noirceur de la maladie et le nuage qu’elle avait
projeté sur notre vie familiale, je m’affairai à mon travail de
directrice, je me concentrai sur les éléments positifs de notre vie de
famille et, par conséquent, je fis beaucoup d’activités seule avec les
enfants. Cet hiver-là, nous profitâmes des cours de natation, du ski
au Mont Comi ou des descentes en traîneau, et nous nous rendîmes
dans différents parcs que nous voulions découvrir.
Vers la fin novembre 1995, alors que Michel était de plus
en plus agressif et incohérent, et étant toujours impuissante à le
faire hospitaliser, je dus me résigner à le laisser seul. En effet, je
devais me rendre à Québec chez une amie avec les enfants. Estée
avait des problèmes à la vessie et une anomalie à la jambe. Elle
devait être hospitalisée pendant une semaine au Centre hospitalier
de l’Université Laval où les spécialistes en génétique et en urologie
l’examineraient. Belle Estée, elle fut gâtée à l’hôpital et reçut
d’excellents soins. On découvrit que sa jambe présentait une
anomalie congénitale tellement rare que la spécialiste de longue
expérience n’avait jamais vu de ses propres yeux un tel cas. Elle me
demanda la permission pour que les étudiants en médecine qui se
spécialisaient en génétique puissent constater ce fait exceptionnel.
Depuis sa naissance, on avait dirigé Estée tantôt en
cardiologie, tantôt en neurologie, tantôt en dermatologie pour tenter
d’élucider ce mystère, mais tous demeuraient perplexes et on n’avait

116
D’AMOUR ET DE FOLIE

pas de diagnostic. Des tests antérieurs n’avaient pas révélé de


complications. Heureusement, depuis quelques années, cette
condition rare devint plus connue, surtout en Europe, et la médecin
spécialiste au CHUL nous l’identifia enfin : cutis marmorata
telangiectatica congenita. En termes clairs, c’est un état caractérisé par
des zones de peau décolorées là où les vaisseaux sanguins
superficiels se dilatent. On nous confirma après une nouvelle
batterie de tests que cela n’affectait aucun organe ni aucune
fonction importante de sa jambe. Nous apprendrions plus tard que
la plupart des personnes atteintes de cette affection auraient subi
des conséquences graves sous forme de difformités ou de lésions
aux organes, présentes dès la naissance. Estée avait la chance d’en
être épargnée.
Pendant l’hospitalisation d’Estée à Québec, Michel fut lui
aussi hospitalisé de nouveau, à la suite d'un autre épisode
psychotique. Il s’était rendu à Drummondville pour je ne sais quelle
raison. À la suite d’un appel aux autorités de la part de résidents de
l’endroit inquiets de ses gestnes incongrus, la police le conduisit à
l’hôpital régional qui devait le transférer par ambulance à Rimouski.
Le plus inquiétant, au-delà des idées de suicide avec
lesquelles il jonglait durant cette escapade, il avait imaginé et planifié
dans sa folie nous entraîner, moi et les enfants, avec lui, dans les
ténèbres. Lorsqu'il reprit ses esprits après l’administration de
médicaments antipsychotiques, Michel se souvint de ce qui s’était
passé durant cette psychose et il me raconta tout cela. Je réalisai
avec horreur que dans ses phases psychotiques, nous étions à
risque. C’était loin d’être rassurant pour nous ses proches. Il obtint
son congé de l’hôpital à la fin février 1996. Cette fois, nous ne
reprîmes pas la vie commune, et ce, de façon définitive. La vie était

117
D’AMOUR ET DE FOLIE

devenue trop sinistre, instable, stressante et bouleversante en sa


présence.
Il s’installa dans un coquet appartement à deux rues de
chez nous, où il pouvait tout de même être à proximité des enfants
qui passaient le voir quotidiennement après l’école, dans les
périodes où il était plus stable.

118
D’AMOUR ET DE FOLIE

La vie seule avec les enfants

D ans mon journal de 1996, je n’écrivis que quelques faits


saillants sur la maladie de Michel. J’avais entrepris les
premières démarches légales pour le divorce avec le dernier épisode
psychotique, mais nous entretenions toujours des relations amicales.
La majeure partie de mes annotations portaient plutôt sur les joies
que la vie me procurait avec mes enfants, les randonnées en famille,
les défis et opportunités reliés à ma carrière. C’est un peu comme si,
au cours des années précédentes, mon journal avait été une
échappatoire et une thérapie pour traverser les moments difficiles et
les crises avec Michel. Maintenant, j’avais suffisamment déchargé
mon cœur; j'avais besoin de consacrer mes énergies à d’autres
aspects de la vie. Tout de même, je me sentais très mal de demander
le divorce. Ma culpabilité et mon anxiété face à cette décision dut
avoir un impact plus important que je le réalisais. En l'espace de
quelques mois seulement, je pris trente kilos.

119
D’AMOUR ET DE FOLIE

le 20 juillet 1996

Je suis au restaurant avec Estée pendant qu’André et


Josée sont chez des amis. Elle prend une boisson
gazeuse, moi un café. Je viens de lui acheter un
journal intime avec une serrure. Ça faisait un bout
de temps qu’elle m’en faisait la demande. Elle
griffonne ses premières notes de journal pendant
que moi, je note mes réflexions.
Je viens de vivre avec les enfants trois merveilleuses
semaines de vacances, lesquelles ont été remplies
d’activités de toutes sortes. Nous avons voyagé avec
mes parents au Village acadien au Nouveau-
Brunswick et en Gaspésie, avec un arrêt à Percé.
Ensuite, c'était une visite à la foire de Matane avec
son régal de crevettes, et une visite du Centre
d’interprétation du saumon à Sainte-Luce. De retour
dans le Bas-du-Fleuve, nous avons participé aux
pique-niques musicaux au Parc Beauséjour et au
spectacle en plein air de Daniel Lavoie à Rimouski,
dégusté des repas au restaurant, et enfin, fait des
baignades dans notre piscine et à la plage. Oui, ces
vacances ont été des plus agréables.
Les enfants grandissent à vue d'œil. Ils ont l’air
heureux. Souvent je m’inquiète pour eux. Avec tout
ce qu’ils ont vécu en raison de nos difficultés
familiales, avec la maladie de Michel, je songe aux
séquelles, aux répercussions possibles. Je ne peux

120
D’AMOUR ET DE FOLIE

rien changer au passé, je ne peux que donner aux


enfants davantage de sécurité, de stabilité,
d’encouragement, mais surtout de l’amour. Je crois
que j’y arrive assez bien malgré tous les événements
de notre vie. Peut-être eux aussi ressentent-ils le
bonheur et le soulagement que j’éprouve moi-même
en déliant les nœuds de ma fidélité à Michel qui
m’attachent et qui m’étouffent depuis longtemps…
Ils sont beaux, animés d’une grande curiosité envers
la vie. Ils bougent et s’éclatent de rire facilement. J’ai
des enfants épanouis.
Estée veut composer des chansons et je l’encourage
dans son projet. Elle est intriguée, depuis sa petite
enfance, par tout ce qui est mystérieux : les trucs de
magie, le tarot, l’au-delà. Je l’aide donc à combler sa
soif de curiosité.
André, par-dessus tout, aime lire et est très habile en
lecture ainsi qu'en écriture. Il est un assidu de la
bibliothèque. Il dévore des bouquins de toutes
sortes et lit exceptionnellement bien. Il s’intéresse
aux sciences, aux moyens de transport, aux langues.
Quant à Josée, elle est sociable, est entourée d’amis,
ne cesse de charmer la parenté, et son sourire
radieux peut à lui seul illuminer une salle entière.
Elle est intéressée par les jeux interactifs et tout ce
qui bouge.

121
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 26 juillet 1996

Je retourne à Québec pour assumer un autre poste


de direction. J’ai beaucoup aimé Rimouski, le
paysage, l’air frais salin du fleuve, les gens si
sympathiques et élégants. Mais Québec, c’est où
vivent aussi la plupart de mes amis. Je suis
maintenant mère monoparentale. Notre divorce sera
prononcé bientôt et je sens le besoin de me
rapprocher de mes amis. Michel a l’intention de se
réinstaller à Québec, mais pour l’instant, il préfère
rester à Rimouski. Il s’est trouvé un emploi qu’il
aime beaucoup durant la période estivale. Je
déménagerai avec les enfants dans quelques jours,
soit le 1er août. J’ai loué une superbe maison, avec
option d’achat, à Saint-Romuald en banlieue de
Québec. On a une vue magnifique sur le fleuve, et
une falaise derrière la maison, ce qui veut dire que la
cour est tout en verdure et à l’état sauvage. Bref,
c'est une petite place de rêve.

Le 23 septembre 1996

Une journée splendide. C’est le bonheur! Que je suis


heureuse et sereine. Les enfants se sont adaptés
facilement à Saint-Romuald et adorent la place.
C’est la meilleure école, disent-ils. Aujourd’hui, je
me laisse imprégner par la chaleur du soleil
d’automne. Je suis au bord du fleuve, devant le

122
D’AMOUR ET DE FOLIE

spectacle des arbres multicolores. J’aimerais


beaucoup acheter cette maison.
Une petite vie vient de faire son apparition dans la
maison : Froupette, une petite chienne que j’ai
offerte à Estée pour sa fête vendredi. Les enfants
sont très contents.
Au boulot, j’ai retrouvé la joie et la passion de
travailler et je reprends peu à peu confiance en moi
depuis le divorce.

Cet été-là, la police avait interpellé Michel. Il avait volé


5 000 $ de marchandises au magasin où il avait été embauché pour
l’été. La police découvrit le matériel chez lui, mais vu que les gestes
de Michel avaient été posés de façon incohérente dans le cadre de
sa condition mentale précaire, on ne le poursuivit pas en justice.
Michel fut congédié.
L’entente de divorce, nous la fîmes à l’amiable et en
douceur tout en consultant chacun notre avocat. Nos avocats
prévoyaient que Michel prendrait les enfants toutes les deux fins de
semaine avec quelques modalités de visite pendant la semaine.
Michel tenait sans équivoque à avoir la garde partagée. Déjà, je
vivais dans la peur que les enfants aillent chez lui sans surveillance,
car je ne savais jamais quand il pourrait se retrouver dans une phase
psychotique. Malgré son dossier médical accablant, et tout ce qui
avait été noté dans le passé, nos deux avocats confirmèrent que je
ne pouvais pas exiger de visites surveillées sans motif valable, c’est-
à-dire qu'il fallait qu’il y ait des preuves de manquements graves de
la part de Michel concernant spécifiquement la garde des enfants.

123
D’AMOUR ET DE FOLIE

Nous nous retrouvions donc dans une situation


potentiellement dangereuse pour les enfants, et la société ne pouvait
les protéger à moins que survienne un événement prouvant la
dangerosité de Michel. Ces lois, c’était à n’y rien comprendre. Je
constatais par des discussions avec d’autres familles que celles-ci
vivaient le même dilemme, que la société ne leur venait pas en aide
d’aucune façon. Mais surtout, elle ne les protégeait pas
convenablement. Je reconnaissais, par les expériences de ces
dernières années, que les droits de la personne atteinte de maladie
mentale étaient plus respectés que ceux de la famille. En fin de
compte, tout le monde était perdant dans cette histoire, car ces
mêmes lois empêchaient de prodiguer adéquatement les soins
appropriés à la personne malade.
C’est donc avec le cœur déchiré que je dus laisser partir les
enfants, non accompagnés, chez Michel pour ses fins de semaine de
garde, sans aucun recours légal.

Le 2 janvier 1997

Dans le cadre de l'entente de garde des enfants,


ceux-ci ont passé quelques jours avec leur père,
pour le réveillon et jusqu’au matin de Noël. Puis, à
mon tour, je suis partie pour le souper de Noël
chez tante Philomène et oncle Georges avec les
enfants. Cela a été un beau séjour des Fêtes.
Le 30 décembre, j’ai parlé à Michel au téléphone. Il
semblait plus émotif qu’à l’habitude. Je l’ai donc
invité à nous visiter pour quelques jours pour
reprendre du mieux. Il était content car la solitude

124
D’AMOUR ET DE FOLIE

lui pesait ces derniers jours. Je soupçonnais


toutefois en entendant sa voix, qu’il n’allait pas très
bien. Après avoir raccroché, j’ai questionné d’un peu
plus près les enfants sur les quatre jours qu’ils
venaient de passer avec leur père. Estée m’a alors
confié que Michel avait laissé André et Josée seuls
dans l'appartement à trois reprises. Même
lorsqu’Estée avait insisté pour rester avec eux, il
n'avait pas voulu qu’elle demeure avec eux. Il lui
avait dit qu’elle devait venir avec lui. J’ai demandé à
Estée pourquoi elle ne me l’avait pas dit lorsque je
l’avais questionnée à leur retour, et elle m’a indiqué
qu’elle avait oublié.

Dire que selon les apparences, Michel semblait aller


relativement bien. Il était vraiment capable de bluffer, de simuler le
bien-être, même envers moi, et surtout depuis que je le voyais
moins souvent et moins longtemps. Ce fut une grande chance
qu’Estée, alors âgée de onze ans, de même que les deux autres,
assez vieux maintenant, purent me raconter ce qui se passait. Bien
que je ne veuille pas empêcher les enfants de voir leur père, je ne les
laissai jamais plus aller dormir seuls chez lui pendant qu’ils étaient
encore tout jeunes. Une consultation auprès de mon avocate
confirma que c’était là un manquement grave à l’entente de garde et
cela l’empêcherait dorénavant de prendre les enfants chez lui. Une
option possible était qu’il puisse les voir sous supervision dans un
établissement des services à l’enfance. Étant donné que nous étions
en bons termes, je décidai qu’à l’avenir, je le laisserais voir les

125
D’AMOUR ET DE FOLIE

enfants chez nous, pendant que j’y étais, une option que j’estimais
plus agréable pour lui et les enfants.

Le 3 janvier 1997

Lorsque Michel est arrivé chez nous très tard le soir


du 30 décembre, et bien qu’il soit visiblement dans
un état fragile, cela a été un soulagement pour lui
d’être parmi nous. Nous avons passé un bel après-
midi avec les enfants au cinéma IMAX le jour de
l’An. Mais c’est la journée d’hier qui m'a peinée.
Michel était extrêmement angoissé en me parlant de
ses souffrances mentales et émotives qui ne cessent
de le tourmenter; il s'est mis à pleurer à fendre
l’âme, ce qui m'a fait à mon tour pleurer à chaudes
larmes… Il souffrait tellement et je ne pouvais rien
faire pour l’aider. Il disait vouloir mourir, qu’il
dépérissait et que son plus grand regret serait de
laisser un vide pour ses proches après sa mort…
Je ne pouvais rien pour lui, alors je l’ai tout
simplement écouté se vider le cœur pendant de
longues heures, ce qu’il n’a pas fait depuis
longtemps. Hier soir, il m'a demandé de le
reconduire à l’hôpital à Québec. C'était la première
fois depuis le début de sa maladie, et si tôt avant
qu’une psychose se déclare, qu’il décidait de son
propre gré de se faire amener à l’hôpital. Alors, c'est
ce que j'ai fait.

126
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 5 janvier 1997

Oui, je pleure depuis deux jours car je suis en


quelque sorte replongée dans le passé. Dire que
Michel, dans son essence profonde, est un homme
doux, tendre et attentionné, profond et à l’écoute
des gens, un bon père et un époux aimant et aimé.
C’est ce qu’il aurait été, si la maladie bipolaire l’avait
épargnée.
Sa vie a été perturbée à cause de sa maniaco-
dépression, caractérisée par de l’anxiété, des
dépressions, des manies, des angoisses, des
souffrances; c’est un trouble de l’humeur très
sérieux. Je pleure parce que je l’ai vu pleurer chez
moi, le 2 janvier, à chaudes larmes. Mon cœur
s’alourdit. Qui peut aider cet homme qui souffre si
profondément? Qui peut l’aider? Quelqu’un, faites
quelque chose!!! Il crie de désespoir.

Le 18 janvier 1997

J’ai reçu un appel de Sébastien, un ami de Michel


qui vit à Montréal. Michel a abouti chez lui il y a
deux jours. Les psychiatres ont laissé Michel sortir
de l’hôpital après moins de trois semaines, sans
avertir personne. Sébastien m’a alors informé que
Michel est en pleine psychose et qu'il l’a incité à
rentrer chez moi. Sébastien lui a fait promettre de
retourner directement chez moi et Michel s’y est

127
D’AMOUR ET DE FOLIE

engagé. Sébastien m’a téléphoné pour s’assurer que


Michel s’était bien rendu. Oui, il s'est rendu, mais
avant d’arriver chez moi, bien des événements se
sont produits : il a eu un accident d’auto, a pris une
surdose de pilules, a égaré son permis de conduire, a
déliré, s’est échappé dans ses culottes et s'est fait
arrêter par la police parce qu’il zigzaguait d’une voie
à l’autre sur la route, mais on l’a laissé repartir.

J’étais aussi furieuse d’apprendre par Michel qu’une


infirmière de l’établissement avait pris avantage de lui durant son
séjour et avait eu des relations sexuelles avec lui pendant ses sorties
autorisées le jour. Je ne l’aurais pas cru s’il ne m’avait pas montré
plusieurs photos prises en amoureux ainsi que les lettres d’amour de
l’infirmière bien signées de sa main et que j’avais pris soin de
conserver. Cette infirmière, je la reconnus immédiatement de l’étage
de Michel. Pire, Michel m’informa plus tard – je n’avais pas cherché
à vérifier ces faits – que plusieurs membres du personnel de
l’hôpital ainsi que son spécialiste soignant étaient au courant de
l'affaire. J’étais divorcée de Michel, bien sûr, mais je trouvais
immoral et contre toute éthique d’abuser de la fragilité d’une
personne en soins hospitaliers, dans un état d’instabilité mentale.
Mais j’en avais plein les mains, et ne confrontai pas l’établissement.
Toutefois, j’appris plus tard que l’infirmière en question avait été
mutée discrètement peu après vers un établissement pour personnes
âgées. On avait tiré le rideau sur l’affaire.

128
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 21 janvier 1997

J’ai réussi enfin à convaincre Michel de retourner à


l’hôpital et je l’y ai reconduit. Après l’y avoir amené,
les médecins l'ont laissé partir, car, comble du
ridicule, Michel paraissait normal, et il ne voulait pas
rester. Et Michel qui se vantait encore il y a
quelques jours de les avoir bien eus, ces médecins,
en les laissant supposer qu’il était revenu à son état
normal. En pleine phase psychotique, ils le laissent
repartir en soirée. En tout cas, je leur ai bien laissé
savoir ce que j’en pensais de leur système stupide.
Fallait-il qu’il tente de se tuer ou qu’il tue quelqu’un
pour qu’ils s’en occupent? Le reste était réservé au
destin. J’ai dit à Michel ce matin, lorsqu’il m’a appelé
de chez une amie, que s’il ne veut pas se faire traiter,
qu’il s’arrange avec ses affaires.

Le 25 janvier 1997

Je n’ai pas entendu parler de Michel depuis quelques


jours. Je vis simplement des beaux moments avec
mes enfants qui ont besoin de mon attention. Je les
accompagne aux cours de natation qu’ils adorent.
Juste à voir leur grand sourire lorsqu’ils réussissent
un « exploit » à la nage, lorsqu’ils dirigent leur regard
dans ma direction pour un signe ou un sourire
approbateur, ce sont là des moments précieux. Les
cours de ski du dimanche sont aussi une belle sortie.

129
D’AMOUR ET DE FOLIE

Toutes ces activités augmentent leur confiance en


eux tout en développant leurs habiletés physiques.
Josée, qui avait peur de l’eau l’an passé et qui a
pleuré la première fois qu’elle a chaussé des skis, est
devenue un vrai petit poisson et une skieuse
audacieuse. Elle est toujours la première sur le
plongeon et la première à vouloir descendre la pente
de ski.
André, le cérébral et lecteur vorace, était, par le
passé, moins habile dans les sports. Mais il a fait
beaucoup de progrès depuis en natation et au ski. Je
n’en revenais pas dimanche de le voir descendre en
skis. Deux descentes parfaites, sans osciller, comme
un vrai pro; il en était bien fier.
Pour Estée, c’est la natation son sport préféré. Elle
excelle et est toujours la meilleure de son groupe.
Très compétitive, elle ira loin dans les sports. Elle
aime moins le ski, mais elle finira ses cours, et cela
lui donnera une bonne base.
Et que dire de tous nos précieux moments passés
ensemble à la maison, à lire, à converser, à bricoler,
à jouer. Que je les aime.

Je sus quelques jours plus tard que Michel était retourné


vivre chez lui à Rimouski. Il avait mis le feu à son appartement, et
tous les résidents de l'immeuble avaient été évacués sans blessures,
heureusement. Michel avait allumé, me dit-on, plusieurs dizaines de
chandelles dans son appartement, et étant dans un état de psychose,
et plutôt inconscient de ses gestes, avait quitté son appartement

130
D’AMOUR ET DE FOLIE

sans éteindre les chandelles. Les pompiers estimèrent qu’une des


chandelles avait été placée sous les rideaux car le feu avait pris à cet
endroit. Michel était si mal en point à son retour à l’appartement
que les gens se rendirent vite à l’évidence qu’il était très malade. Par
conséquent, la police le fit admettre à l’hôpital de Rimouski. Il va
sans dire que Michel avait à peu près tout perdu dans l'incendie.
Je devais quitter Québec pour quelques jours pour affaires.
J’étais inquiète, car Michel était à l'hôpital et on lui avait permis d'en
faire le va-et-vient librement. À n’y rien comprendre. Il était malade,
potentiellement dangereux, et l’hôpital le laissait aller et venir
comme cela. Il affirmait à tous et chacun qu’il sortirait de l’hôpital
dans une semaine et qu’il irait chercher les enfants.
J’avisai tous mes amis et la gardienne de ne jamais laisser
partir les enfants avec leur père s’il venait les chercher. Pour ce qui
était de mon absence, cette fois-ci, je ne lui en avais rien dit et il ne
savait pas l’endroit où étaient les enfants, par mesure de précaution.
C’est ainsi que je devais vivre dorénavant, souvent dans la peur et
l’appréhension de ce que Michel pouvait faire pendant ses périodes
de manie ou de profonde dépression.
Je déplorais que le système juridique, les lois, les
institutions, bref, les systèmes en place, ne permettent souvent pas
aux proches d’une personne malade de se faire entendre. Dans un
état de psychose aiguë, il y avait un risque que la personne tue son
conjoint ou sa conjointe, son ex ou ses enfants, pour se suicider par
la suite. Ce sont des conséquences extrêmement troublantes
souvent associées à la maladie mentale. On n’a qu’à lire les journaux
pour se rendre compte de l’ampleur et de la régularité de ces
drames. Sauf dans de rares exceptions, j’avais constaté que l’avis de
la famille immédiate comptait peu dans la balance et maintenant que

131
D’AMOUR ET DE FOLIE

nous étions divorcés, c’était moins évident encore. Comme Michel


était seul, que j’étais la mère de ses enfants et encore son amie, il
m’incombait souvent par défaut de le faire hospitaliser, à la fois
pour notre sécurité et par amitié, pour qu’il puisse se faire soigner.
Mais ce système déficient ne nous appuyait pas et, en bout de ligne,
il servait à quoi de toute façon? Tout était toujours à recommencer.
En 1997, pour la première fois, les enfants profitèrent
pleinement d’activités que je pus leur offrir en raison d’une plus
grande capacité financière : les cours de natation, les cours
d’informatique, les scouts, la ligue de quilles junior, les cours de ski
alpin, un abonnement à des revues pour jeunes, le camp des
Débrouillards, de nombreux livres et bandes dessinées. Ensuite, il y
eut le voyage d’été au Manitoba, des voyages chez ma tante et mon
oncle, d’autres en Beauce, à Montréal et à Ottawa. Le temps n’était
pas si loin où j’avais eu de la difficulté à vêtir les enfants
convenablement. Ce fut pour eux une année où enfin ils profitèrent
des effets de la paix qui régnait à la maison et de mon bonheur
retrouvé, ce qui eut des répercussions heureuses sur eux.
J’obtins, en début d’année, mon diplôme de planificateur
financier. Au travail et en tant que directrice, 1997 fut une année de
bonnes amitiés avec les membres de mon groupe. Nous formions
une équipe dynamique, veillions à nous occuper soigneusement de
notre clientèle et vivions dans l’abondance dans ses sens multiples.
Je fis le tour de l’est du Québec et de la Gaspésie à maintes reprises.
Cette région est l’une des plus belles fresques grandeur nature au
Canada.
Je m'appropriai de la réalisation de plusieurs objectifs de vie
en participant à de nombreuses sessions de programmation
neurolinguistique (PNL). Je pouvais maintenant viser plus haut, car

132
D’AMOUR ET DE FOLIE

mes projets furent tout aussi grands, mes revenus encore meilleurs.
Ce n’était pas encore fini, j’avais du rattrapage à faire pour les
maigres années passées, mais c’était un bon début. Une grande
réalisation au travail fut la position de notre division dans le premier
quartile de la compagnie, alors qu’en 1995, la division avait occupé
le tout dernier rang au pays.
Enfin, ce fut une année pendant laquelle je me découvris
plein de talents cachés, je me reconnus moi-même, je
m'épanouissais et j’étais fière de la femme que j’étais devenue.

Le 23 mai 1997

Je me sens si fortunée d’avoir ces gens qui


m’accompagnent : Ronald qui m’aide en PNL,
Bernice qui s’occupe de mon corporel par la
massothérapie pour mon mieux-être et la relaxation,
Pierre Lessard, le bien connu naturopathe, qui me
garde en pleine forme avec ses thérapies
énergétiques et les soins par les plantes, puis Aline
avec qui je travaille ma spiritualité et ma croissance
personnelle par l’Ennéagramme. Et je suis comblée
par mes amis et des gens sympathiques au travail. Il
n’y a pas de mots pour exprimer ma gratitude pour
tant d’abondance.

133
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 30 juin 1997

Rocher Percé est droit devant moi ce soir; j’ai été


exposée à cette vue spectaculaire et majestueuse
toute la journée. Je suis avec les enfants au motel Le
Mirage à Percé, et heureusement que nous sommes
arrivés juste avant la haute saison. Même si je suis
en Gaspésie pour le travail, je me sens en vacances
car les enfants m’accompagnent. Je respire le grand
air de la mer. Je louerai un chalet pour quelques
jours lors de mon voyage pour affaires à Carleton.
Que la mer me va bien. Ici, les odeurs, les parfums
de la nature et de la mer sont tellement invitants,
une vraie aromathérapie du matin au soir. Toute
cette beauté devant mes yeux – je suis privilégiée de
me retrouver dans cet endroit de méditation qui
m’inspire tant.

Le 13 juillet 1997

André part pour le camp des Débrouillards ce soir.


Depuis deux semaines, je vis une paix, une sérénité.
Je suis rendue à une sphère de mon âme plus
profonde que je n’en ai jamais vécue. Je suis passée
à une nouvelle dimension et ce que je vis est
merveilleux.
Mais je sentais venir tout ceci depuis des mois. Un
profond changement s’est effectué en moi, comme
si toutes mes années de difficultés, de misère, de

134
D’AMOUR ET DE FOLIE

questionnement, de croissance ont abouti à ce que


je vis aujourd’hui, pour baigner dans cette lumière
resplendissante qu’autrefois, je ne faisais
qu’apercevoir au bout du tunnel proverbial.
Mes activités publiques ont repris, c’est-à-dire mes
conférences, ma participation à des projets
communautaires. Tout à coup, je sors de l’ombre et
toutes mes connaissances, surtout mon expérience
et ma sagesse acquises durant mes années sombres,
concourent aujourd’hui à un succès croissant dans
tout ce que j’entreprends.
Mes trois dernières conférences ont été bien
réussies. Ma confiance en moi a pris un élan et ça
transpire dans ce que j’accomplis. Mes talents se
manifestent et j’en découvre de nouveaux. Je n’ai
pas peur de demander de l’aide, de montrer mes
faiblesses. En fait, je suis devenue transparente et les
gens me voient comme je suis – forte et courageuse
parfois, faible et fragile d’autres fois. Et ça va
comme ça. Je suis devenue VRAIE.

135
D’AMOUR ET DE FOLIE

Départ vers l’Ouest canadien

A près avoir passé deux mois dans l’Ouest canadien, Michel


était venu chez moi voir les enfants. Durant sa visite de
quelques heures, il réussit à semer le bruit, il tenta de prendre
contrôle de la maison et me lança toutes sortes d’injures. Je lui dis
fermement que cela suffisait, qu’il ne pouvait plus remettre les pieds
chez moi avec ce comportement, que dorénavant, il faudrait qu'il
aille voir les enfants ailleurs, comme à la Maison de la famille. Il
cria, essaya de m’intimider, mais je tins à mes propos. Pas facile à
faire cependant, car chaque fois que je le revoyais, j'étais encore
attirée par lui, et tous les beaux souvenirs du passé refaisaient
surface. Les quelques fois où il revint à la maison, son
comportement était plus civilisé. De mon côté, je me tenais plus à
l’écart dans la maison, en gardant toujours un oeil vigilant sur les
enfants.

136
D’AMOUR ET DE FOLIE

Au bureau, le travail lié à mon poste de direction se porta à


merveille. Le directeur régional était devenu un bon ami; il possédait
cette qualité qui le rendait très humain. Il était une grande
inspiration pour moi, un ami proche, un confident, un mentor
malgré le fait qu’il avait mon âge. Je partageais avec lui mes joies,
mes peines, mes succès et mes défis. Il m’épaulait. C’était un
homme humain, honnête, intègre, solide, bref, un leader idéal et un
visionnaire. Lorsque je lui parlais de mes rêves de devenir auteur et
conférencière, de mes projets éventuels à l'international, il ne
bronchait jamais. Plutôt que de me ridiculiser ou d’écarter ces
aspirations comme étant difficiles, trop grandioses ou impossibles, il
m’encourageait, ne voyait aucune limite à ce que les gens pouvaient
accomplir, bien sûr avec une discipline, de bons outils et un plan
d’action réfléchi. Je compris vite que cet homme irait loin dans la
vie. Il avait eu un impact positif dans ma vie au moment où j’en
avais eu besoin.

Le 30 décembre 1997

Plusieurs heures de méditation se sont écoulées. Je


contemple mon paradoxe : vouloir m’enfermer dans
le silence pendant de longs jours ou de longs mois,
surtout dans le creux de l’hiver, la saison où j'aime
méditer; et le désir de me présenter en public, de
prononcer des discours, présenter des conférences
et des témoignages sur la maladie mentale, donner
des cours animés et vivants dans mes domaines
d’expertise, soit en relations humaines et en

137
D’AMOUR ET DE FOLIE

communication. Ces deux vœux sont ardents et je


brûle de pouvoir les vivre.
Au fait, peut-être ne sont-ils pas si paradoxaux que
ça? Pour pouvoir bien transmettre des propos
profonds et recherchés en public, un temps de
silence est essentiel. Pour écrire aussi, des périodes
de tranquillité prolongées sont nécessaires.
Voilà pourquoi, à travers mon travail exigeant et
passionnant, mes enfants, nos loisirs, les obligations
quotidiennes et mes amis, il ne me reste que peu de
temps pour méditer et écrire. Si j’en avais davantage
l’occasion, je me retrouverais dans des endroits de
profonde inspiration comme sur le quai devant le
Rocher Percé dans la saison basse. J’apprivoiserais la
solitude pendant de longs moments, en descendant
au cœur de mon âme, là où je retrouve ma plus
grande créativité.

Le 17 janvier 1998

Je viens de passer une semaine singulière, pas très


agréable à bien des points de vue.
C'est Michel qui revient dans ma vie, et pas en
forme non plus. Je l’ai aidé à vider sa chambre à
Rivière-du-Loup, où il avait emménagé il y a
quelques semaines pour suivre un cours. Il reçoit
toujours ses prestations d’invalidité; toutefois, il était
retourné aux études en arts graphiques là-bas. Les
gens le trouvaient bizarre, aucune équipe ne voulait

138
D’AMOUR ET DE FOLIE

travailler avec lui. C’est sûr qu'il est dans une phase
qui semble annoncer le début d’une autre psychose.
Finalement, le cégep lui a demandé de quitter le
cours. De toute façon, il voulait repartir dans
l’Ouest alors il a aussitôt repris le chemin du retour.

Le 19 janvier 1998

C’est l’enfer à Montréal depuis deux semaines. Les


tempêtes de verglas ont causé une catastrophe pour
le réseau des tours à haute tension dont bon
nombre se sont écroulées. Par conséquent, des
millions de gens ont été privés d’électricité, des
centaines de milliers le sont encore et ça fait les
manchettes mondialement. Le sud de Montréal et la
Montérégie sont des zones sinistrées.
Une chance qu’Estée est revenue de Winnipeg le
5 janvier, avant que tout cela se produise. Le
lendemain, les avions n’atterrissaient plus en raison
de la glace. Je suis partie de Québec pour aller la
chercher à l’aéroport Dorval à Montréal. Elle avait
passé les Fêtes dans ma famille à Saint-Boniface.
Elle était accompagnée lors du vol par un de mes
amis anciennement du Manitoba qui revenait aussi
chez lui au Québec.
Ce soir là, en revenant de Montréal, la tempête
venait tout juste de commencer. Ça m’a pris huit
heures plutôt que les trois heures habituelles pour
faire le trajet Montréal-Québec à cause de l'état des

139
D’AMOUR ET DE FOLIE

routes glacées. À l'heure actuelle, les conditions


d’urgence sont toujours présentes et l’armée est en
grand déploiement. À Québec, on a été peu affectés,
mais la propriété boisée de tante Philomène et oncle
Georges au sud de Montréal a été ravagée.

le 17 février 1998

J’ai reçu des appels de l’Ouest; ils sont au désespoir.


Michel est là, et est en période de manie. Il a été mis
en prison deux fois au cours des dernières semaines.
Ses proches ont eu de la difficulté à le faire
hospitaliser, puisqu'il leur faut tant de preuves en
cour à cause des lois, du système et des services
inadéquats pour traiter avec les gens atteints de
maladie mentale en état de psychose. J’ai plus
d’expérience maintenant avec le système, mais
même à ça, il faut toujours me débattre, essayer de
convaincre du danger.
L’entourage de Michel est aux prises avec cette
situation de crise et ne sait plus quoi faire. Michel
sait comment « redevenir normal » devant la
présence d’un juge ou d’un psychiatre. C’est son
manège à Michel et la ruse qu'il emploie,
probablement à demi-conscient. C’est un
comportement qu’adoptent souvent les personnes
atteintes d’une psychose.

140
D’AMOUR ET DE FOLIE

Voici comment le tout se déroule : le malade se


présente en semblant tout à fait normal. La famille
tente de démontrer que son parent affecté est
psychotique et potentiellement dangereux. Mais
devant le comportement « normal » du malade,
souvent les tribunaux ne peuvent entrevoir la
maladie. On nous dit qu’il faut que la personne
agisse de façon à mettre sa vie ou celle des autres en
danger pour qu’on puisse l'hospitaliser. Pourtant,
comme on peut le constater dans le monde
d’aujourd’hui, il arrive fréquemment qu'il soit trop
tard pour les proches : vies brisées, suicide, tentative
de meurtres sinon des meurtres, conjoint ou famille
entière tués par un parent en état de psychose ou de
rage folle, qui ne se rend même pas compte de ce
qu'il fait.
Dans le but de respecter les droits de la personne,
et afin de réduire à court terme les coûts du système
de santé, on a procédé à la réinsertion massive des
personnes atteintes d’un trouble mental dans la
communauté. C’est un effort louable qui permet à
beaucoup de personnes de vivre dans un
environnement plus normal. Cependant, on est
maintenant rendus à l’autre extrême et on subit
l’envers de la médaille. La loi protège les droits des
individus malades, plus que ceux de leur
environnement familial et de la société en général.
De plus, on n'a pas veillé à encadrer les personnes

141
D’AMOUR ET DE FOLIE

malades et outiller les familles. Bref, tout le monde


est perdant.
Ce que j’ai trouvé toutefois, même avec toutes ces
lois largement défectueuses, c’est que les corps
policiers sont bien outillés, expérimentés et habiles à
traiter avec des personnes en psychose. J’admire leur
savoir-faire et leurs talents qu'ils appliquent dans des
circonstances potentiellement compliquées et
dangereuses, lorsqu'ils ont à intervenir avec des
individus qui ont perdu la raison. Ils sont sans doute
eux aussi frustrés par ce système qui ne leur permet
pas de bien encadrer ou de placer dans des services
appropriés et contre leur gré ces personnes
visiblement en état d'instabilité mentale grave.
La recherche sur les affections mentales a depuis
trop longtemps été reléguée presque aux oubliettes
malgré que ces troubles soient à peu près partout, et
touchent un segment important de la société. Je ne
possède pas les connaissances médicales ou
scientifiques sur ces troubles psychiques, mais
d'après ce que j'ai appris au cours des années, ce
sont des déséquilibres chimiques dans le cerveau,
qui ont une base physiologique et qui entraînent dans
leur sillage des conséquences psychiques.
Est-ce que certains événements de la vie ou des
facteurs externes comme l'environnement, des
toxines, des bactéries ou l'alimentation ou encore
des traumatismes pourraient causer des
déséquilibres chimiques dans le cerveau qui, à leur

142
D’AMOUR ET DE FOLIE

tour, déclencheraient la maladie? Il y a des


recherches qui s’effectuent pour ces troubles, mais
les projets de recherche sont nettement sous-
financés par rapport à d’autres maladies.
On sait que la génétique y compte pour beaucoup.
Dans la généalogie de Michel, il y en a quelques-uns
qui ont eu des affections diverses telles la maniaco-
dépression et la dépression clinique. Quel rôle les
gènes jouent-ils dans la transmission de ces
affections? Y a-t-il des personnes porteuses qui ne
développeront jamais la maladie et si oui, pourquoi?
Quels sont les éléments déclencheurs?
Il y a tant de choses à découvrir, à mieux
comprendre, tant de recherches scientifiques et
médicales à entamer ou approfondir. Et pourtant, ce
sont des maladies taboues, que les familles
continuent de cacher, que la société trouve
honteuses. La société cherche à trouver des causes
uniquement psychologiques. Elles demeurent donc
des maladies de peur et de honte, et par conséquent,
on y investit peu de ressources financières.
Beaucoup plus facile de donner à des causes comme
le cancer ou les maladies du cœur. On comprend
mieux ces affections, et celles-ci ne causent pas de
crises épeurantes comme la psychose. Sans
minimiser le fléau de ces deux maladies – j’en suis
une donatrice − on laisse pour compte tant de
personnes affectées par la maladie mentale, sans
parler des familles brisées qui en sont trop souvent
143
D’AMOUR ET DE FOLIE

le résultat. Nous pourrions tous, de l'individu à la


famille, et jusqu'à la société en général, bénéficier de
la recherche et de la guérison éventuelle des troubles
de l'humeur et de la maladie mentale en général.

Le 8 mars 1998

Josée est au camp scout d’hiver depuis hier et elle


revient cet après-midi alors je suis installée au resto
Chez Ulysse et Pénéloppe avec André et Estée. Ils
jouent au Nintendo pendant que j’écris et sirote
mon café.
C’était le camp scout à André aussi la semaine
dernière, donc j’ai fait des desserts à la tonne pour
les deux camps. La semaine de relâche se termine.
Les enfants ont fait plein d’activités et on est allés au
Mont Tourbillon sur les glissades sur chambre à air
avec mon amie Janine et ses enfants. Tout le monde
semble bien s’épanouir. J’ai su il y a environ deux
semaines que Michel est finalement rentré à l’hôpital
à Kelowna après avoir été examiné par un
psychiatre avant sa deuxième parution devant un
juge pour méfaits publics. Ils l’ont ensuite transféré
à Vancouver tellement ils jugeaient son état sérieux.
Michel m’a appelé il y a une semaine et il semblait
de bonne humeur même s’il était enfermé dans une
aile psychiatrique; il était sur un high. Ils vont essayer
de lui administrer de nouveaux médicaments qui
viennent d'être mis sur le marché car le lithium a

144
D’AMOUR ET DE FOLIE

peu ou pas d’effets sur lui. Qui sait? Rien n’est


impossible. Et si ça marchait? Je ne peux pas
l’oublier, je l’aime toujours. Malgré sa maladie et
notre divorce, je sais qu’il est mon âme sœur, que
nous partageons la même grandeur d’amour l’un
pour l’autre, au-delà des dépendances affectives
mutuelles que nous avons pu entretenir à certaines
périodes au cours de notre mariage. De la
perspective passionnelle, je n’ai jamais autant aimé
quelqu’un de toute ma vie.
Je ne me fais pas d’illusions. Dans sa maladie, je ne
me rapprocherais pas, mais s’il venait à guérir, qui
sait? Je connais aussi son amour pour moi, et il est
grand. Ça, je le sais du plus profond de mon âme.
Michel, puisses-tu un jour guérir.

À l’été 1998, je me rendis au Manitoba pour trois semaines


de vacances dans ma famille. Tantôt je devins la tante gardienne
pour mes neveux et nièces plus jeunes que mes enfants et tantôt je
fis la grasse matinée ou de la lecture, pris un café avec une amie de
jadis et fis de la voile sur le lac Winnipeg. Je laissai ensuite les
enfants avec mes parents afin de me rendre à Calgary en Alberta où,
pendant quatre jours, j’assisterais à une conférence organisée par
mon employeur et dont le conférencier principal serait l’ancien
président américain George Bush, père.
J’en profiterais pour saluer une dernière fois les collègues à
l’extérieur de mon bureau régional, car il y avait quelques mois,
j’avais avisé mon supérieur que je quitterais bientôt pour démarrer
mon entreprise en formation. Malgré le fait que cette grande société

145
D’AMOUR ET DE FOLIE

préparait pour moi des opportunités de carrière importantes, je


voulais absolument lancer ma propre entreprise et réaliser un rêve
de longue date. Michel était maintenant malade la plupart du temps
et incapable de s’occuper des enfants. J’étais chef de famille
monoparentale sans assises financières, et j'avais toujours le poids
de mes dettes et toutes celles de Michel, que j’avais volontairement
assumées après notre divorce. Et je n’avais aucune garantie pour
obtenir du financement pour cette nouvelle entreprise. Néanmoins,
la vie me disait qu'il était temps de passer à l’action.
Je ne voulais pas atteindre l’âge de retraite et avoir des
regrets. J’étais prête à prendre un risque calculé. Calculé, dans le
sens que je faisais plutôt du travail contractuel depuis la dernière
année chez mon employeur, afin de me permettre en parallèle de
monter ma compagnie. Je donnais aussi à l’extérieur des cours de
formation en gestion et en Ennéagramme depuis quelque temps.
Afin de vérifier que mes cours étaient bien rodés, j’en offris
plusieurs durant cette période, et cela me permit en même temps de
me bâtir une clientèle.
Je commençai aussi à écrire un livre sur la typologie des
personnalités inspirée de l’Ennéagramme. Les pages, je les rédigeais
une à une aussitôt les enfants couchés le soir. Compte tenu de tout
cela, je volerais de mes propres ailes au moment propice,
probablement le printemps prochain.
Michel était encore sous la garde de l'hôpital psychiatrique
à Vancouver. Cependant, il avait été transféré dans une résidence
spécialisée et avait des droits de sortie prolongée. Puisqu’il n’avait
pas vu les enfants depuis son départ du Québec pour l’Ouest six
mois plus tôt, il vint par avion les voir au Manitoba pendant
quelques jours avant que nous devions repartir pour l’Est. Il avait

146
D’AMOUR ET DE FOLIE

beaucoup maigri. Nous en profitâmes pour faire prendre une


dernière photo de famille, car même si Michel et moi étions
divorcés, les enfants avaient souhaité avoir une photo avec leurs
deux parents.
Durant son séjour à Winnipeg, il se rendit à bicyclette à
Gimli, une petite municipalité située à une centaine de kilomètres de
Winnipeg. Il arriva vers 21 h, sans avertissement, au bateau de Paul
et Jocelyne. Ils étaient craintifs car Michel semblait anormalement
hyperactif. Faute d’espace, ils lui offrirent de dormir dans leur
familiale et lui prêtèrent une couverture et un oreiller afin qu’il
puisse s’y installer plus ou moins confortablement pour la nuit. Pas
de problème, il était content, mais les autres se sont couchés dans le
bateau, inquiets.
Le matin vers 6 h, un membre du club de voile le trouva
endormi, étendu sur le gazon devant les toilettes. Il avait
visiblement perturbé les habitués du club ce matin-là, mais tout de
même, ma sœur et mon beau-frère l'emmenèrent faire une petite
croisière sur leur bateau. Michel était bien content de se retrouver
sur l'eau, mais agissait de façon étrange aux yeux des autres. Le soir
venu, pas question de le laisser repartir seul en vélo. On attacha sa
bicyclette à l'auto, et on le reconduisit en ville.

147
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 23 juillet 1998

Depuis longtemps, les prairies m’inspirent. La


grandeur des espaces, la présence imposante du ciel
et du soleil et la majesté du lac Winnipeg m’ont
façonnée, ont sculpté en grande partie la personne
que je suis aujourd’hui. Je partais souvent à la
campagne dans le temps. J’ai même retracé les
chemins qu’empruntait Gabrielle Roy dans son
roman La Route d’Altamont. Je croyais être à la
recherche de la liberté, mais je me rends compte
maintenant combien c’est le vent des prairies, la
pureté de l’air dont j’avais besoin pour grandir, pour
faire un retour aux sources, pour retrouver mon
essence profonde. Vent, cieux, air si pur, vous me
comprenez, vous captez mes vibrations et me les
retournez purifiées.
Plus je regarde en arrière, plus je vois combien j’ai
toujours recherché le vent dans ma vie : le vent m’a
donné de l'énergie, m’a effrayée, a propulsé les
voiles de mon voilier, m’a inspirée, m’a endormie,
m’a rebranchée, m’a apaisée, m’a relaxée, m’a
rappelé la grandeur et la puissance de la nature.

Le 30 août 1998

Je suis assise au paradis. Le ciel est bleu clair, le


soleil est radieux, pas la moindre trace de nuages
dans le ciel. Je suis bien installée sur un banc faisant

148
D’AMOUR ET DE FOLIE

face à la mer, avec mon café à saveur de noisettes.


Les enfants jouent dans le parc à proximité et je
regarde les canards s’amuser sur l’eau. Ils nagent,
dansent, courent sur la berge, boivent, se taquinent.
L’eau scintille : des petits cristaux apparaissent à la
surface puis disparaissent aussitôt.
Nous sommes à Camden Harbor dans le Maine et
l’endroit est pittoresque. Le soleil plombe et
réchauffe mon cœur, le vent léger éveille mon
inspiration et j’entends les bruits familiers des
voiliers : les mâts qui craquent, les pneus de défense
qui frottent contre les quais dans le port de
plaisance, les cordes qui sifflent dans le vent, le
cognement des fils de métal contre les mâts
d’aluminium. Des bateaux de pêche aux homards
sont accostés devant moi dans la petite baie, des
voiliers modernes côtoient sept grands vaisseaux
d’autrefois qui rappellent le Marie-Clarisse. Un bel
été.

Le 14 octobre 1998

J’avance dans l’écriture de mon livre sur


l’Ennéagramme. Je travaille les soirs et les fins de
semaine avec Annie et Andrée. En fait, l’automne
me ramène dans mes souvenirs de matins paresseux
avec mon amoureux. Dire que j’aimerais passer
toutes mes journées confortablement installée dans
mes divans douillets avec Michel, à parler de tout et

149
D’AMOUR ET DE FOLIE

de rien, comme on faisait autrefois dans nos


meilleurs moments.
Ma carrière et mes projets me gardent très occupée.
Avant, je consacrais beaucoup de temps à épauler
Michel. Maintenant, je ne pense pas constamment à
lui. Mais cela me manque lorsqu’on parle
longuement au téléphone. Il va beaucoup mieux. Il
existe un programme complet en Colombie-
Britannique pour les personnes atteintes de maladie
mentale. Lorsque le patient sort de l’hôpital, il est
suivi et se retrouve en résidence spécialisée pendant
au moins trois mois afin de faciliter une
réintégration plus harmonieuse dans la société. Je
vois une grande différence chez Michel, qu’il est
bien encadré dans cette approche. Peut-être que je
me fais des illusions, mais je crois aux miracles. Y
aurait-il une chance qu'il s’en produise un? Ce serait
une belle fin d'histoire pour mon deuxième livre,
D’Amour et de folie, que j’écris depuis maintenant huit
ans, et dont l'histoire n'est toujours pas terminée.
En tout cas, il vient à Noël, du 8 décembre au
8 janvier, une histoire à suivre…

Le 10 décembre 1998

Michel est arrivé avant-hier soir. Je ne l’ai pas vu si


bien depuis des années. Ils ont changé sa
médication et cela semble avoir un bon effet sur lui.
Wow! C’est si bon de le voir comme ça.

150
D’AMOUR ET DE FOLIE

La fin décembre arriva et passa. Ces semaines avec Michel


et nos enfants furent tellement bonnes et belles. Il fit de bons
progrès chaque semaine avec ses visites chez le naturopathe à
Québec. Je retrouvai peu à peu le vrai Michel que j’avais connu
autrefois. Nos amis étaient épatés du changement très visible dans
son apparence et son comportement. Il avait retrouvé son bonheur.
Michel aurait aimé rester après son mois passé chez nous. Mais
nous étions divorcés depuis déjà deux ans et je ne voulais plus avoir
de faux espoirs.

Le 1er mars 1999

Je suis allée chercher Michel à la gare d’autobus; il


arrivait de la Colombie-Britannique. Il s’intéresse à
tous mes projets et s’informe au sujet de mon livre
D’Amour et de folie qu’il sait que j’écris depuis
quelques années. Il voudrait que je l’interviewe et
que j’écrive un livre à propos de lui, sur ce qu’il a
vécu dans la maniaco-dépression parallèlement à
mon histoire. Imaginez, moi qui écris sur mon vécu
par rapport aux conséquences de sa maladie sur
notre vie familiale et mes propres luttes à travers
tout ça, et qui transcris en même temps sur ce que
lui, il a dû affronter dans la détresse de sa maladie.
Le rêve de tout psychologue.
Il a commencé à lire ce que j’ai rédigé jusqu'à
maintenant; il n’avait rien lu avant ça. J’espère que
ce ne sera pas trop dur pour lui. De toute façon, je
lui ai toujours dit que je ne publierais pas le livre

151
D’AMOUR ET DE FOLIE

sans son accord. Il restera sans être publié s’il ne le


veut pas. Mais nous voulions ouvrir les esprits et
provoquer les discussions sur la maladie mentale.

le 14 juin 1999

Incroyable! Plus de deux mois se sont écoulés


depuis la dernière entrée dans mon journal de
réflexions.
C’est que je n’ai pas arrêté. J’ai dû rencontrer des
délais serrés pour la publication de mon premier
livre qui est enfin chez l’imprimeur.
Le lancement officiel aura lieu au Musée du Québec.
Je suis tellement occupée à faire des contrats,
donner des cours et publier mon livre que j'ai à
peine le temps de respirer. Je me suis enfin lancée à
temps plein dans mon entreprise le mois passé et
c’est le grand début.
Michel est au Québec depuis le mois de mars. Il
s’est trouvé un bel appartement à proximité de
notre demeure. La vie est paisible. Je suis si fière
qu’il puisse être présent au lancement de mon
premier livre. C’est émouvant.

Le 13 juillet 1999

Depuis une semaine et demie je vis sur mon bateau.


Je profite de la tranquillité pour me ressourcer, vivre
dans la nature et réfléchir. Le soleil est rayonnant ce

152
D’AMOUR ET DE FOLIE

matin. Je suis assise dans le cockpit du voilier et


j’essaie d’écrire avec cette lumière, presque
aveuglante, tout autour de moi.
Chaque jour, un nouveau panorama s’offre à nous.
Le ciel du Manitoba est constamment changeant, les
nuages dessinent des formes gigantesques et
disparaissent parfois pour découvrir un ciel bleu
clair qui se laisse voir jusqu’à l’horizon. Une tribu de
pélicans vient d'atterrir au bout du quai. Ils sont si
beaux en vol et au repos.
Vivre dans la nature avec le vent, le soleil, l’eau, les
insectes, les oiseaux, la pluie, les orages – finalement
vivre avec soi-même et face à ses peurs, ça ramène à
l’essentiel. Bon, je fais une sieste sous ce soleil
éclatant.

Le 23 septembre 1999

Cher petit cahier : à présent, Michel fait des


progrès. Il est stable et sain d’esprit depuis un long
moment maintenant. L’année 1999, c’est la seule
année où il n’a pas été admis à l’hôpital. Les
nouveaux médicaments, la naturopathie et
l’encadrement suite à sa sortie de l’hôpital l’an
dernier semblent avoir été une combinaison
efficace. Le temps est venu de publier D’Amour et
de folie car la fin de l’histoire me semble être enfin
écrite.

153
D’AMOUR ET DE FOLIE

Il ne me reste qu’à la coucher sur papier, préparer


le livre et le faire publier. Mais Michel doit être
consentant. Ce n’est pas facile de voir sa vie étalée
au grand jour. Il a tellement souffert après avoir
traversé tout cet enfer.

Le 1er janvier 2000

En ce premier jour du nouveau millénaire, nous


sommes au Manitoba pour célébrer l’arrivée de l’an
2000 avec toute la famille, parents et grands-parents,
frères et sœurs, oncles et tantes, cousins et cousines,
neveux et nièces. On m'avait désigné maître de
cérémonie pour la soirée de la veille du jour de l’An.
Les enfants sont bien contents car ils sont entourés
de cent vingt de leurs siens, et on a réservé tout un
hôtel juste pour la famille pour deux jours. Les
enfants s’amusent sans cesse dans la piscine
intérieure avec leurs glissades d’eau. Bon nouveau
millénaire. Bonne année 2000, ma petite famille!

Aussitôt de retour au Québec, dans ma maison avec les


enfants, Michel dans son appartement, tout à coup plus rien n’allait.
Une descente rapide, une douche glacée après une année et demie
stable et paisible. Bien que Michel ne soit pas en pleine psychose,
son humeur devint de nouveau instable. Il s’enfonça avec zèle dans
le fondamentalisme chrétien. Cette situation fit en sorte de le
propulser encore plus rapidement dans un état de précarité mentale
pendant la période de l’année qui, par le passé, n'avait jamais été

154
D’AMOUR ET DE FOLIE

favorable à son équilibre chimique. J’étais mal à l’aise d’apprendre


qu’il avait adhéré à cette église. Toutefois, je respectais son choix. Il
disait trouver là un certain appui, une communauté qui l’acceptait à
bras ouverts et qui lui apportait du réconfort. Sans dire que les
membres de l’église étaient mal intentionnés – bien au contraire –
leurs pratiques nuisirent néanmoins à la santé mentale de Michel. À
titre d'exemple, il m’informa qu’on l'avait découragé de continuer à
voir le naturopathe qui l'avait tant aidé au cours de l’année
précédente. Sa thérapie énergétique était contraire à leur religion,
car il s’agissait selon eux une pratique « ésotérique malveillante ». De
plus, Michel croyait que Jésus-Christ l’avait guéri lorsque
l’assemblée avait prié et posé les mains sur lui en rituel de guérison
dans l’église. Par conséquent, il décida – j’ignorais à l’époque ce fait
– de réduire la dose de ses médicaments antipsychotiques et son
lithium. Il crut dès lors que la guérison de sa maladie serait assurée
par Jésus, donc, dorénavant, il aurait de moins en moins besoin de
ses médicaments. Je ne sais pas si Michel avait pris cette décision
seul ou s’il avait été influencé par d’autres. Ce qui est clair c’est que
ce groupe ne se rendait pas compte de la sévérité de la maladie de
Michel et des impacts potentiellement néfastes de tels rituels sur des
personnes aux prises avec la maladie mentale.
La conjonction de deux conditions – celle de la réduction
du dosage de médicaments et celle de la venue de la période de
l’année où sa maladie se manifestait de façon plus prononcée – fit
en sorte que la situation se dégrada rapidement. Et moi, j’en avais
assez. C’était la goutte qui fit déborder le vase; je vis que rien ne
changerait, et au contraire que Michel, qui avait bénéficié, au cours
des quelque dix-huit derniers mois, de bons soins psychiatriques, de
meilleurs médicaments et de médecine complémentaire naturelle,

155
D’AMOUR ET DE FOLIE

était en train de tout flanquer à la poubelle. Tous mes plaidoyers


pour qu’il entende raison ne firent rien.
Je traversais aussi une période financière difficile après les
débuts réussis de ma compagnie. J’avais certes une clientèle
institutionnelle régulière et des références abondantes pour mes
sessions de formation. J’étais passionnée en tant que formatrice et
les retombées positives s’accumulaient au sein des sociétés qui
retenaient mes services de perfectionnement professionnel pour
leurs gestionnaires ou pour l’ensemble de leur personnel. Il y avait
toutefois des périodes de l’année qui me causaient des soucis. Les
cours de formation cessaient pendant environ trois mois à l’été et
un mois durant les Fêtes, puisque les entreprises ne tenaient pas,
pour la plupart, de sessions de formation durant ces temps de
l’année. Je vivais déjà avec une marge de manœuvre très mince entre
les revenus et les dépenses dans les périodes plus fastes et donc ce
fut encore plus problématique lorsque je ne donnais pas de sessions
de formation; je ne tirais aucun revenu d’entreprise mais j'encourais
toujours les dépenses opérationnelles, et je devais toujours subvenir
aux besoins de ma famille. N’ayant aucune réserve financière
personnelle, je dus donc emprunter de mes amis durant ces
périodes.
Il n’était pas question pour moi de faire marche arrière.
J’étais sûre que je voulais poursuivre ce travail, mais je réalisais que
je devais mieux planifier et diversifier mes services aux entreprises
afin de générer des activités durant les périodes creuses. Je m’attelai
à la tâche et je fis appel aux services conseils de la Banque de
développement du Canada (BDC) à Québec. Des conseillers
hautement compétents m’assistèrent pour la mise en place d’une
nouvelle structure pour ma compagnie en y intégrant des

156
D’AMOUR ET DE FOLIE

actionnaires partenaires. Cette restructuration aurait pour effet


d’élargir l’équipe, de permettre une planification stratégique efficace
et diversifiée en trois champs d’activités connexes et enfin d’assurer
le succès de l’entreprise et une meilleure stabilité.
Depuis au moins deux ans, les enfants tentaient de me
persuader de retourner habiter au Manitoba près de ma famille. Au
début, j’avais dit un non catégorique. Nous avions refait notre vie
au Québec, mes bons amis étaient tous là, comme le boulot,
d’ailleurs. Mais maintenant que j’avais des actionnaires partenaires et
une nouvelle structure solide, j'étais en mesure de faire affaires
n’importe où. Mes partenaires pouvaient s’occuper des affaires sur
place au Québec.
Je commençai à considérer la requête de mes enfants.
Estée avait déjà treize ans, André en avait douze et Josée, dix. Par
ailleurs, je m’inquiétais du fait qu’André n’avait pas réellement de
modèle masculin auquel s’identifier. Il était entièrement entouré de
femmes – sa mère, ses sœurs et mes amies. Il voyait son père de
temps à autre, mais n’avait pu bénéficier de sa présence
bienveillante qu’en de rares périodes durant une bonne partie de sa
vie. Le fait qu’il soit près de ses grands-parents et de ses oncles lui
permettrait de profiter d’une présence masculine. Je sentais aussi
que j’avais besoin d'appui familial pour mes enfants au stade de
l’adolescence. Étant donné l’état à nouveau déclinant de Michel et
ses illusions d’être guéri, il retomberait bientôt. Ce n’était qu’une
question de temps.
Après quelques mois de réflexion, je décidai de préparer
notre départ. J’encourageai Michel à venir habiter près des enfants
au Manitoba. Il avait habité dans l’Ouest l’année précédente et
recevait toujours ses prestations d’invalidité. Il n’y avait rien qui le

157
D’AMOUR ET DE FOLIE

retenait au Québec. Bien qu’il appréhende ce déménagement, je lui


dis que les enfants insistaient d’être près de la famille étendue et
qu’ils en ressentaient un grand besoin à ce moment de leur vie.
Néanmoins, il déclina, du moins pour l’instant.
Je mis la maison à vendre et, à l’été 2000, nous
emménagions dans l’Ouest. J’avertis bien ma mère que j’avais
l’intention de vivre temporairement au Manitoba, pour les enfants.
Plus tard, lorsqu’ils auraient atteint l’âge adulte, je repartirais de
nouveau pour vivre dans l’Est, car je chérissais tant mon deuxième
chez nous, le Québec.
Compte tenu de toutes les activités reliées à ma compagnie
au Québec, j'avais l'intention d’y retourner aux six semaines, surtout
au début, pour remplir mes engagements contractuels. Au
Manitoba, je signai un contrat de neuf mois, un mandat très
intéressant, qui m’assurerait un revenu stable et qui serait un bon
départ pour mon entreprise dans l’Ouest.

Le 27 août 2000

Je sais que le retour au Manitoba est positif pour les


enfants sur plusieurs plans, en particulier pour
André qui a besoin d’être près de la famille pour
augmenter sa confiance en lui. Chers enfants, Estée,
André et Josée, que je vous aime. Je vous regarde
aujourd’hui, et je suis tellement fière de vous, ce que
vous êtes devenus, chacun à votre façon, unique et
spécial.

158
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 20 septembre 2000

J’ai eu des papillons dans l’estomac hier lorsque j’ai


rencontré un monsieur sur le quai au lac Winnipeg.
Il visitait Jocelyne et Paul sur leur bateau, car
Jocelyne lui enseigne le français. Il est scientifique
de renommée internationale. Je l’ai trouvé à mon
goût, mais je n’ai pas envie d’entreprendre une autre
relation. Je suis bien, seule, depuis plus de trois ans
maintenant. J’ai juré que je ne me remarierais pas,
que si jamais j’avais une relation, ce serait pour des
sorties quelques fois par mois, sans plus. J’ai donc
fait mine de rien, échangé des politesses. Mais il a
réveillé quelque chose en moi que je n’ai pas ressenti
depuis très, très longtemps.

Le 16 décembre 2000

Enfin, l’année 2000 tire à sa fin. Ça a été une rude


année, mais combien formatrice, comme le sont
toutes les périodes difficiles. Je sens que j’ai atteint
un seuil critique, pour me retrouver dans l’équilibre
et la stabilité, sans toutefois perdre de vue mes rêves
et objectifs. C’est peut-être seulement maintenant, à
trente-huit ans, avec une vie moins houleuse et un
bagage rempli d'expériences que j'atteindrai et
réaliserai ces rêves et objectifs dans l’harmonie et la
constance.

159
D’AMOUR ET DE FOLIE

Mon entreprise est sur les rails, avec des bons


partenaires en formation, des associés et des
actionnaires engagés et compétents. Nous avons
diversifié nos activités en ressources humaines et en
communication pour assurer des contrats à
longueur d'année. J’ai des amis d’autrefois ici au
Manitoba, je ne ressens pas le besoin de chercher de
nouvelles amitiés, surtout du fait que j’ai tellement
d’amis merveilleux au Québec et mon amie Ingrid à
Toronto. Ma famille est si grande par ici, et les
membres tellement proches, que ce sont eux mes
amis. De toute façon, Jocelyne est mon amie la plus
intime, et je la retrouve enfin plus près de moi en
revenant au Manitoba.

Le 26 décembre 2000

Michel est parti avec les enfants pour la journée. Il


est au Manitoba depuis un certain temps et il est
assez stable pour pouvoir les prendre seul. J’en ai
donc profité pour aller faire une randonnée à
Kenora au lac des Bois. Ça fait du bien de
« disparaître » dans la nature sauvage.
La veille de Noël et le jour de Noël ont été exquis,
passés en bonne compagnie, avec les cadeaux et les
mets traditionnels : tourtière, ci-pâte, ragoût de
pattes de cochon, salades, vins, fromages et desserts.
Les enfants sont allés dans la famille de Michel pour

160
D’AMOUR ET DE FOLIE

célébrer et le temps des Fêtes se déroule dans


l'agrément.

Le 25 février 2001

Un autre beau contrat en ressources humaines que


je viens de signer pour le secteur de la santé et peut-
être un autre à l’horizon avec l’hôpital pour le
développement de la formation. Les affaires roulent
déjà bien. Ça bouillonne dans le sens positif, mais je
garde les pieds bien sur terre, n’oubliant pas que la
période de consolidation des nouvelles activités de
mon entreprise n’est pas encore terminée. J’aime
aussi beaucoup animer ma nouvelle émission
hebdomadaire à la radio communautaire.
Le mois de février est pour moi, en fait, enchanteur.
Je fréquente David, le scientifique que j’avais
rencontré sur le voilier de Jocelyne et Paul
l’automne dernier, depuis qu’il m’a invité à un
banquet à l’université. Hier soir, cela adonnait qu’on
prenne tous les deux l’avion vers l’est du pays, lui en
direction d’Ottawa et moi en direction de Québec,
nos vols étant à une trentaine de minutes
d’intervalle. On s’est donc rencontrés à l’aéroport et
il m’a invitée à prendre un verre avec lui au Salon
Feuille d’érable… un tout nouveau monde qui me
donne des papillons. Ma nouvelle vie amoureuse
défile à une allure ahurissante depuis les dernières
semaines, malgré moi.

161
D’AMOUR ET DE FOLIE

À la maison, les enfants sont plus heureux et plus


actifs. À la fin mars, c'est la semaine de relâche et je
pars avec les enfants pour le Québec. Je dois y aller
pour un contrat de travail, tandis qu'ils pourront
passer du temps avec leur père et leurs amis.

Le 1er avril 2001

David parle déjà de nous bâtir la maison de nos


rêves. On parle de se marier un jour; je suis tombée
si vite en amour. Il est si gentil à mon égard, élégant,
un gentleman, généreux, patient, attentionné, tendre.
Il voyage partout dans le monde pour donner et
présider des conférences scientifiques. Nous
partageons la même passion de découvrir le monde,
quoique je n’aie pas, contrairement à lui, parcouru le
globe. Nous avons des conversations fascinantes. Il
parle quatre langues et est natif du Moyen-Orient. Il
est venu au Canada pour poursuivre ses études
doctorales il y a trente-cinq ans, et il a adopté ce
pays comme le sien.

Michel vint passer l’été au Manitoba pour être avec les


enfants et je l’enjoignis encore de déménager au Manitoba pour être
près des enfants en permanence. De son propre aveu, il n’y avait
rien qui le retenait au Québec, et j'étais prête à défrayer les coûts du
déménagement. Nous étions divorcés depuis maintenant cinq ans,
et nous étions toujours de bons amis et en bons termes. J'avais
pensé qu’il pourrait rétablir des liens plus étroits avec les enfants à

162
D’AMOUR ET DE FOLIE

ce stade de leur adolescence. Michel y songeait sérieusement et


m’indiqua qu’il envisagerait déménager au cours des prochains
mois. Entre-temps, il fit aussi brièvement la connaissance de David,
et le tout se passa bien.
Lors d’une sortie au patinodrome avec les enfants durant ce
séjour, Michel bascula et se fractura une cheville. On lui posa un
plâtre, ce qui limita ses mouvements pendant plusieurs mois. Il ne
put même pas conduire lui-même son auto jusqu’à Québec lorsqu'il
y retourna au bout de deux mois. Cet incident fâcheux retarda le
déménagement de Michel au Manitoba.

Le 9 juillet 2001

Je suis dans le quartier historique de Boston, sur une


terrasse dans le port Boston Harbor.
Je suis en vacances; David et moi sommes aussi allés
faire un saut à Rhode Island et à Cape Cod. David
est en congrès ici à Boston et m’a demandé de
l’accompagner. Il est intéressant, le monde
scientifique, complètement mystérieux pour moi.
J’ai l’occasion de rencontrer des scientifiques de la
NASA, ceux qui travaillent sur le Mars Pathfinder,
d’autres qui viennent du Japon, enfin d'un peu
partout dans le monde. Moi qui appréhendais leur
parler, je ne savais pas ce que je pourrais bien leur
dire! Bien au contraire, ils sont tous intéressés à ce
que je leur parle de l’Ennéagramme et des
personnalités humaines et ont hâte que le livre soit
disponible en anglais!

163
D’AMOUR ET DE FOLIE

Drôle, la vie – on aurait tendance à penser que les


scientifiques de renommée internationale sont
inaccessibles ou trop savants pour qu’on puisse
converser de façon terre-à-terre avec eux. Malgré
que leur langage soit très pointu dans leur domaine
de spécialisation, je suis émerveillée de voir à quel
point la plupart d’entre eux sont des personnes
approchables et humbles, incluant, bien sûr, mon
David. Je pense justement à David qui est en
conférence pendant que moi, je me balade en ville,
et je prends le temps d’écrire sur le quai. Je l’aime
tellement, je n’avais pas imaginé devenir amoureuse
de lui à ce point, surtout dans un amour aussi bon,
aussi constant, aussi sain. Notre relation évolue si
bien que nous avons décidé de nous marier, mais ce
sera pour plus tard.

Le 12 septembre 2001
Il y a eu une grande tragédie hier. Les deux tours
du World Trade Center et une partie de l’édifice du
Pentagone ont été détruites. Quelle horreur!
Qu’arrivera-t-il de ce monde? Tant de personnes
disparues… C’est difficile d’imaginer un monde
avec des terroristes remplis d'une si grande haine et
d'autant de colère. Notre monde a tant besoin de
s'harmoniser.

L’année finit gracieusement dans notre vie familiale malgré


les tristes événements extérieurs. Comme la plupart des gens en

164
D’AMOUR ET DE FOLIE

Amérique du Nord, nous étions plus enclins à rester près des nôtres
après la tragédie du 11 septembre et je profitai de ma vie avec les
enfants et David.
Michel revint aussi en décembre. Il était si engagé dans des
projets de Noël au sein de son église qu’il préféra passer du temps
avec les enfants juste avant la période des Fêtes. Il viendrait donc
passer une semaine avec eux avant Noël pour ensuite retourner à
Québec pour préparer des grands repas des Fêtes pour les moins
bien nantis et les sans-abri.
À son arrivée à Winnipeg, j'estimai que son état de santé
était assez bon pour qu’il puisse passer la semaine entière seul avec
les enfants. Je lui prêtai mon auto et mon bureau qui servait aussi
d'appartement afin qu'ils soient tous ensemble. De toute façon,
Estée avait maintenant quinze ans, André en avait treize et Josée,
douze. Estée, de nature responsable et déjà très indépendante,
connaissait les symptômes d’une psychose et savait reconnaître les
signes précurseurs chez son père, ayant été souvent témoin des
débuts d’une manie. Sachant aussi que la phase préliminaire d’une
manie aiguë prenait quelques jours à s’installer chez Michel, il y
aurait suffisamment de temps pour qu’elle m’avise si quelque chose
commençait à se développer.
Au terme de la semaine, les enfants affirmèrent qu’ils
n’avaient jamais passé d’aussi bons moments en compagnie de leur
père. Ils avaient rempli leur semaine d’activités, et Michel les avait
bien gâtés. Michel me laissa une note de remerciement pour le prêt
de l’auto et du logis, et je trouvai sur le comptoir une théière et une
variété de tisanes à l’intention de David et moi. Il repartit pour le
Québec préparer ses repas des Fêtes.

165
D’AMOUR ET DE FOLIE

La tragédie de la maladie

Le 13 janvier 2002

J
’ai reçu un coup de téléphone hier soir, celui que
j’avais redouté pendant des années, mais que je
n'attendais plus. Michel a été retrouvé mort dans
son appartement. On dit qu’il se serait suicidé en se
poignardant. Dès que j’ai raccroché, je me suis mise
à pleurer. J’étais complètement atterrée. David était
à mes ĉotés dans le salon. Je n’arrivais pas à lui dire
ce qui se passait, les sanglots m’en empêchaient. J’ai
enfin réussi à reprendre mon souffle pour lui dire ce
qui s’était produit, et je devais maintenant apprendre
la terrible nouvelle aux enfants.

166
D’AMOUR ET DE FOLIE

Après m'être reprise, je suis descendue au sous-sol


trouver André qui était à l'ordinateur. Estée et Josée
gardaient les enfants de Julie et Alain chez mes
parents.
Aussitôt que j’ai eu annoncé à André que son père
était mort, il a dit : « Tu fais des farces. » J'ai répliqué
que non, c’était vrai, que des policiers l’avaient
retrouvé mort dans son appartement à Québec. Il
est tombé dans mes bras et a sangloté pendant un
long moment.
André et moi étions tous les deux sous l'effet du
choc. C'est donc David qui nous a reconduit chez
mes parents retrouver Estée et Josée. Quand nous
sommes arrivés, David a pris le bébé et André a
occupé les deux autres enfants pendant que j'ai
réuni Josée et Estée pour leur annoncer la triste
nouvelle. À leur tour, elles ont éclaté en sanglots, et
nous avons tous pleuré ensemble.
Dire que pendant tant d’années, j’avais craint que
Michel mette ses multiples menaces de suicide à
exécution. Mais dernièrement, on s’y en attendait
moins, puisqu'il venait de passer une si belle
semaine avec les enfants au début de décembre. Il
avait aussi téléphoné aux enfants durant la période
des Fêtes et après Noël. La dernière fois que
quelqu’un de la famille lui avait parlé, c’était le
7 janvier au soir. Il s'était entretenu avec André qui
fêtait ses quatorze ans cette journée-là, et j’avais,

167
D’AMOUR ET DE FOLIE

moi aussi, pris un moment pour partager quelques


mots avec Michel.
Les policiers croient qu’il est mort le 9 ou le 10
janvier. Ils l’ont trouvé hier, dans son appartement,
lorsqu’un ami, ayant été témoin de son
comportement bizarre et n’ayant pas eu de ses
nouvelles depuis quelques jours, avait alerté la police
après avoir frappé à sa porte en vain.
Au téléphone la dernière fois, en raccrochant, j’avais
dit à Estée, qui était assise à côté de moi : « Ton
père est sur un high », en voulant dire qu'il était agité.
« Je crois qu’il n’est pas bien. » Pourtant, il avait été
dans un état de surexcitation maintes fois par le
passé, sans pour autant entrer en pleine psychose.
Et ce 7 janvier, il semblait hyperactif, sans avoir
perdu de vue la réalité, puisqu'il avait pris la peine
d’appeler André pour son anniversaire.
Et voilà que mes enfants sont dans le deuil, et moi
de même. Nous nous sommes tous rassemblés dans
ma famille étendue pour nous réconforter les uns
les autres dans les heures qui ont suivi. Mes parents
sont en vacances dans le sud des États-Unis mais ils
reviennent en toute urgence pour être avec nous et
pour les funérailles. J'en ai tellement besoin à mes
côtés, ainsi que Jocelyne qui vit maintenant à
Vancouver, et Annie de la Beauce, qui viendront
aussi nous rejoindre.

168
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 6 février 2002

Je suis dans l’avion avec Estée en direction de


Winnipeg.
Après avoir passé deux semaines très difficiles à
Winnipeg dans le cadre des funérailles, de tous ces
souvenirs de ma vie avec Michel et la perte de leur
père pour mes enfants, nous avons pu, Estée et moi,
faire un deuil et un au revoir à Michel à Québec.
Même si cela fait à peine dix-huit mois que nous
sommes de retour au Manitoba, j’ai été étonnée de
tout l’appui et l’amour de ma famille étendue et de
la communauté. La plupart de mes cousins ont
assisté aux funérailles. Un ancien professeur de
Michel, prêtre, a dit la messe tandis que deux autres
prêtres amis de la famille se sont offerts pour la
célébrer avec lui. Il y avait là des amis d’enfance, des
connaissances et des collègues que je n’avais pas vus
depuis des années. Nous avons reçu des cartes et
des mots de sympathie des anciens collègues de
travail de Michel, des personnes avec qui je travaille
présentement, et bien sûr de mes bons amis du
Québec et d’ailleurs. Les deux écoles de mes
enfants ont offert immédiatement de leur venir en
aide et les conseillers se sont mobilisés pour les
appuyer et les écouter. Bref, j’ai été surprise qu’il y
ait aujourd’hui autant de compassion et de
compréhension dans le cadre d’un décès par suicide.

169
D’AMOUR ET DE FOLIE

Tout cela m'est d'un grand soutien, car je sens tant


le besoin d’être portée, et j'ai à mon tour à supporter
ce poids pour les enfants. David fait preuve d’une
patience et d’une douceur réconfortantes. Cela a dû
être difficile pour lui de me voir en si grande peine
évidente pour mon premier mari. Je vois son grand
amour pour moi par sa douceur et son appui
tranquilles, et j’en suis entièrement reconnaissante
dans cette période où je marche et fonctionne
comme un zombie.
J’ai été profondément attristée par la mort de
Michel, bien plus que je ne l’aurais pensé, puisque
nous ne formions plus un couple. Mais il a été mon
époux, mon ami, mon amour, le père de mes
enfants, et nous avons traversé tant de choses
ensemble, toutes ces joies, et toutes ces peines. Et
soudain, il est disparu, et avec lui, ses souffrances
sur terre. Michel a été et restera toujours une partie
importante de moi, et malgré les ravages sur notre
vie causés par sa maladie, je l’ai beaucoup aimé.
Maintenant, l’appartement de Michel doit être vidé.
On nous a informé que l’on doit donner un avis de
trois mois, donc Estée et moi sommes allées faire
un premier tri dans ses affaires afin d’en rapporter
pour les enfants, et, en même temps, faire notre
deuil sur place. Estée a passé à travers les effets
personnels de Michel, et les a rangés dans des boîtes
que les enfants conserveront.

170
D’AMOUR ET DE FOLIE

J’ai des cours à donner dans quelques semaines à


Québec, donc je reviendrai finir de nettoyer
l'appartement avec André à ce moment-là. Josée ne
veut pas venir. Elle préfère faire son deuil autrement
et ne veut pas voir l’appartement, là où son père a
trouvé la mort.
Après avoir parlé à plusieurs voisins et à des amis de
Michel, j’ai pu retracer en grande partie les
circonstances qui ont marqué ses derniers jours.
Michel était de toute évidence en pleine psychose
lorsqu’il a commis son geste désespéré. Mais il y
avait aussi chez lui une conscience qui lui permettait
d’entrevoir encore une autre descente aux enfers qui
le ramènerait à l’hôpital, qu’il subirait encore une
fois le syndrome de la porte tournante, qu’il serait
engouffré dans une spirale sans fin. Finalement, je
crois qu’il ne ressentait plus la force de supporter la
tragédie de sa maladie.
Hélas, c’est l'épisode qui termine cette partie de
notre vie d'antan. Bien que ce ne soit pas fini pour
nos enfants qui ne reverront plus jamais leur père,
ils peuvent au moins clore eux-mêmes ce chapitre et
faire leur deuil à Québec.

Le 22 février 2002

Il y a deux jours, cela aurait été la fête de Michel.


Aujourd’hui, André est entré à l'hôpital. Je suis à la
cafétéria de l’Hôpital pour enfants de Winnipeg et

171
D’AMOUR ET DE FOLIE

André est dans la salle d’opération pour une


chirurgie mineure. Je dois attendre au moins deux
heures avant qu’il ne sorte. La vie a été pénible
dernièrement. Je suis en déprime. C'est que la mort
de Michel m’a vraiment secouée, et j’ai du mal à me
sortir de cette stupeur… J’ai tant envie de me
reposer, de dormir à travers tout ceci.
Les enfants réagissent chacun à leur façon à la mort
de leur papa. Je les emmène partout avec moi, je les
surprotège, je les garde près de moi, je suis sur les
nerfs. Je suis maintenant leur seul parent. Même si
Michel était malade et pas en mesure de s’occuper
des enfants, ceux-ci avaient encore leur père.
Lorsqu’il était dans un état assez stable, il était
quand même présent et aimait ses enfants. Hélas, ils
n’ont plus leur père.
Quand je vais dans sa chambre lui dire bonne nuit,
André me répète que son père « est toujours dans
ma tête », qu'il ne réussit pas à se débarrasser de son
image. Estée, qui parle peu habituellement, a pleuré
et a parlé presque sans arrêt pendant la semaine qui
a suivi le décès de Michel. Elle a regardé des photos,
a parlé de ses souvenirs, s’est attardé sur les cadeaux
que Michel lui avait faits. Elle a réussi à évacuer le
trop plein d’émotions au fur et à mesure.
Pour ce qui est de Josée, je suis plus inquiète. À part
les premières journées où elle a manifesté davantage
sa tristesse, elle semble tout refouler et montre
plutôt un air de grande joie. Je crains que cela

172
D’AMOUR ET DE FOLIE

explose mais elle ne veut pas en parler. Je sais


qu’elle se sent coupable. Elle qui tentait toujours de
mettre du soleil dans la vie de son père, surtout
quand il allait moins bien, c’est elle qui lui remontait
le moral. Alors, avec son décès, elle a peut-être
l'impression d’avoir échoué?
Je prends cela un jour à la fois. C’est une période
lourde, très lourde, et noire. Ce n’est pas facile pour
notre famille et je passe mes journées plutôt de
façon robotique. J’évite les tâches qui demandent
réflexion et me tourne plutôt du côté des activités
des plus routinières ou mécaniques. Je suis dans la
brume, et il m'est impossible de penser
normalement. Mon travail laisse à désirer depuis
quelques semaines, j'ai oublié des tâches
importantes à certains moments, et je décide donc
de rester tranquillement chez moi avec les enfants, à
l’écart, afin de soigner nos blessures dans l'intimité
familiale.

Le 23 mars 2002

Le train Via Rail sillonne la vallée entre les


majestueuses montagnes Rocheuses. Je suis assise
dans le car avec Estée, André et Josée, à deux portes
de Jasper. C’est la semaine de relâche pour les
enfants et on est en voyage pour douze jours. Cela
fait deux mois et demi que Michel est décédé; il était
temps de remettre un peu de gaieté dans nos vies.

173
D’AMOUR ET DE FOLIE

Nos vacances chez Jocelyne et Paul à Vancouver, en


présence de leurs quatre enfants à peu près du
même âge que les miens, feront sûrement des
merveilles pour notre moral. Nous avons d’abord
pris l’avion de Winnipeg à Edmonton où nous
avons passé une journée au Edmonton Mall, avant
de prendre le train – première fois pour les
enfants – en route pour Vancouver. David nous
rejoindra plus tard à Vancouver. Nous partirons
ensuite tous les deux pour l’Australie où il doit
prononcer une conférence. Les enfants célébreront
Pâques avec Jocelyne et sa famille.
Pour l’instant, Estée et moi avons somptueusement
dîné dans le wagon-car où on nous a servi des mets
raffinés. Josée et André ont préféré rester dans leur
siège pour déguster des plats qui leur paraissaient
moins exotiques, disons!

Ce voyage fut pour nous un véritable baume sur nos


blessures. Le fait de partir, rire ensemble une fois de plus, voir de
nouveaux paysages, découvrir les montagnes Rocheuses, faire une
escapade en train que les enfants adorèrent, et passer du temps avec
leurs cousins à Vancouver – c’était exactement ce dont nous avions
besoin pour refaire nos forces physiques et morales.
Le voyage avec David par la suite fut également
merveilleux. Nous visitâmes Sydney, Brisbane, Cairns et de
magnifiques forêts pluviales et nous fîmes du schnorkel dans les
récifs de la Grande Barrière, une des sept merveilles naturelles du
monde. Effectivement, je n’avais jamais rien vu de pareil. Ces

174
D’AMOUR ET DE FOLIE

scènes de poissons multicolores dans les paysages sous l’eau qu'on


aurait dit sortaient directement d’un film de fantaisie, bref, c'était à
en couper le souffle. Je n’oublierai jamais ces tableaux vivants qui
défilaient devant mes yeux. J’étais à l’autre bout du monde, en
Australie. Je n’aurais même vraiment jamais osé rêver voir cela un
jour. Quel privilège!
Je laissai dorénavant aller les enfants un peu plus, car ils
avaient besoin, eux aussi, de respirer. Cette courte séparation fit en
sorte que les retrouvailles furent d’autant plus précieuses.
À notre retour, nous vaquâmes à nos occupations, et même
si nous parlions de souvenirs de Michel entre nous, la vie reprit son
cours le plus normalement possible. André et moi fîmes le voyage à
Québec et il put, lui aussi, faire ses derniers adieux à son père. Sur
ce, nous fermions la porte de son appartement pour la dernière fois.
Puis, c’était le camp scolaire de Josée, et j’y participai comme aide-
parent. Nous commencions aussi à préparer un grand voyage de
famille en Europe, prévu pour l'été suivant, que je n’aurais pu me
permettre financièrement d’offrir à mes enfants à ce point-ci de ma
vie. Mais c’est que Michel avait laissé le fruit d’une petite police
d’assurance vie à l’intention des enfants, et parce qu’il n’avait pas la
stabilité de se souvenir de toujours payer les primes, c’est moi qui
en avais assuré les paiements durant toutes ces années. Après son
décès, on avait investi la plus grande partie dans des comptes pour
les études post-secondaires des trois enfants; le reste servit à
défrayer une partie de leur voyage en Europe. David en assuma
aussi une partie.

Le 22 novembre 2002

175
D’AMOUR ET DE FOLIE

Je suis au Québec avec Josée depuis trois jours.


C'était enfin son tour de m’accompagner; elle me
l’avait demandé récemment et l'occasion s’est
présentée lorsqu’une entreprise m’a demandé de
donner une session de formation en gestion à
Montréal. Même si Josée désirait revenir au Québec
pour faire son deuil à son tour, elle ne veut pas aller
près de l’ancien immeuble où vivait son père. Elle se
contente de revoir ses amis d'école et notre ancien
voisinage, et puis de passer devant nos anciennes
demeures, de respirer l’air de la province où elle est
née et où elle a passé dix des douze années de sa vie.
Josée, c’est notre petite Québécoise.

Plus tard cette année-là, David et moi nous sommes mariés


et ce fut un événement joyeux pour nos familles étendues. Mon
entreprise prospéra et je collaborais maintenant avec plusieurs
consultants associés. J’installai mes bureaux au cœur de Saint-
Boniface, et je me mis à écrire mes livres à un rythme plus accéléré.
J’assumai la présidence de deux associations, siégeai à
quelques conseils d’administration et comités, dont celui de la
maison de l’auteur Gabrielle Roy. Cette maison, convertie en musée
qui lui est dédié, est située rue Deschambault, du même nom que ce
roman rendu célèbre. Gabrielle Roy, dont la lecture de son roman
intitulé La Route d’Altamont m’avait particulièrement inspirée au
secondaire, était une petite cousine lointaine; nos deux grands-
mères étaient parentes. Durant mon adolescence, je passai des
heures dans le grenier dont elle avait tant parlé dans Rue
Deschambault, car à cette époque, la maison appartenait aux parents

176
D’AMOUR ET DE FOLIE

d’une amie d’école. Nous passions de longs moments à nous


imaginer dans la peau de Gabrielle Roy qui relata tant de ses
souvenirs d’enfance dans cette pièce. En 2002, cette superbe
maison avait été achetée et depuis, avait été restaurée en tant que
musée, et je participai à son rayonnement.
La vie en 2004 continua d’être belle, douce, stable, mais
aussi trépidante par tous ces voyages, la voile sur le lac Winnipeg et
les nouvelles expériences de toutes sortes. Estée, maintenant âgée
de dix-sept ans, entrait à l’université et voulait se diriger en
psychologie. André, à seize ans, savait depuis des années qu’il
s’orienterait du côté de l’informatique et de la production virtuelle,
et Josée, à quatorze ans, avait encore le temps de décider, mais elle
parlait souvent d’une carrière en enseignement ou en santé. De
toute façon, aujourd’hui, on peut changer plusieurs fois sa carrière
dans sa vie, et la seule chose que je puisse leur souhaiter, c’est de
faire des choix qui les passionnent.
Les enfants et moi parlions régulièrement de leur père.
Certains événements spéciaux étaient particulièrement marqués par
son absence, notamment lors de la remise des diplômes d’Estée,
Noël, l'anniversaire des enfants. Estée me fit remarquer un jour que
lorsqu’elle aurait des enfants, ceux-ci ne connaîtraient jamais leur
grand-père… et elle se mit à pleurer. Josée vécut enfin le deuil de
son père environ huit mois après son décès, mais de façon si
troublante que je dus l’amener en thérapie. En regardant les photos
de famille, elle disait regretter une vie de famille qu’elle aurait
souhaité meilleure.
La commission scolaire avait offert, l’année suivant le décès
de Michel, les services d’un psychologue pour André, dans le cadre
d’un projet pilote pour les enfants ayant perdu un parent par

177
D’AMOUR ET DE FOLIE

suicide. J’étais reconnaissante de l’appui précieux des écoles et de la


commission scolaire depuis notre arrivée au Manitoba en l’an 2000.
Les conseillers et la direction, les travailleurs sociaux et une
psychologue hautement compétente, avaient tout fait, malgré leur
charge évidente de travail, pour aider notre famille.
Josée désirait tant une famille avec deux parents. David
assurait une présence bienveillante. Mis à part Josée qui était encore
assez jeune lorsque nous avons recomposé notre famille, les autres
ne cherchaient pas nécessairement à avoir un beau-père. Par
conséquent, la relation demeura cordiale et respectueuse. Une
stabilité s’installa chez les enfants, situation qu’ils n’avaient pas
vraiment connue en raison de la maladie bipolaire présente pendant
si longtemps dans leur vie.
Les psychologues qui avaient reçu les enfants en
consultation par le passé notèrent eux aussi le changement après le
départ de Michel. Les séquelles émotives négatives laissées sur les
enfants s’estompèrent peu à peu pour faire place à une santé
mentale plus saine. De mon côté, je sentais que mon esprit était
plus libre et que j’avais par le fait même plus de temps à consacrer
aux enfants. Cela arrivait à point pour les aider à vivre leur
adolescence le plus pleinement possible avant qu’ils soient en âge de
voler de leurs propres ailes.

178
D’AMOUR ET DE FOLIE

Le 14 mai 2004

Je vois mes enfants grandir avec un soupir de


soulagement et une grande fierté. Je dis bien
soulagement parce que je craignais que nos années
difficiles, à Michel et moi, que la maladie de Michel,
les marquent de façon permanente. Je suis
consciente que leurs enfants pourraient un jour être
atteints de maladie bipolaire, puisque la génétique
joue un rôle dans le développement de l'affection.
Peu importe ce qu'il adviendra, ils ont reçu de
l’amour, ont bénéficié de bons amis, de bonnes
gardiennes, d'une grande famille et de thérapeutes
qui les ont accompagnés en cours de route. Et ils
savent à quel point leur père les a aimés.
Ce que je désire le plus pour eux, c’est qu’ils
trouvent leur bonheur, leur voie propre dans cette
vie, et qu’ils découvrent eux-mêmes à quel point ils
sont chacun si merveilleux. Je vous aime, Estée,
André et Josée. Soyez enveloppés de l’Amour
universel.

Le 20 août 2004

Une toile semi-transparente semble recouvrir le


spectacle enchanteur des montagnes devant moi.
Du balcon de ma chambre d’hôtel, j'admire ce
paysage inconnu et je sais que je suis en Orient.

179
D’AMOUR ET DE FOLIE

La densité démographique, le brouhaha du trafic, le


toit retroussé des temples bouddhistes, une verdure
intense et vierge à flanc de montagnes que les
habitants considèrent sacrées, les petites dames
élégantes aux kimonos somptueux qui se baladent
tranquillement dans la rue à quelques étages plus
bas. Tout m'éblouit. C'est dans ce décor exotique
que j'ai le bonheur de siroter un thé vert dans une
tasse minuscule décorée de fleurs à l’orientale.
Et ces jeunes filles en kimono qui ont aperçu le
grand André plus tôt ce matin, et qui lui ont
esquissé des sourires intéressés… Il est plutôt rare
de voir de jeunes hommes occidentaux dans cette
région au nord du Japon, et malgré qu'il soit de
nature plutôt timide, André semble aimer cette
attention dont il est l’objet. Découvrir le Japon, c’est
découvrir un monde moderne, avec toutes les
technologies les plus avancées, qui croise un monde
traditionnel avec sa spiritualité et ses traditions. Un
pays de contrastes mystérieux, rangé le jour,
décontracté la nuit; moderne, et ancien; brillant de
néons, à la fois subtile et privé.
Je ne sais quel oiseau pépie, près du temple au loin,
au pied du roc. Différent, ce pays, que je garderai
parmi de très bons souvenirs. Je te dis au revoir
pour le moment, ô magnifique Japon. Merci de
miroiter l’essence de la vie par tes pagodes
paradisiaques au loin qui invitent à inspirer la vie, et
puis à la rayonner. Merci à la vie de me donner

180
D’AMOUR ET DE FOLIE

l'occasion de voir à quel point la paix est présente


partout, dans les différents coins du monde. Il suffit
de la chercher un peu… et de la laisser pénétrer
dans l’âme.

Le 16 avril 2005, Petite-Rivière-Saint-François,


Charlevoix (Québec)

Assise devant la grande fenêtre donnant sur le


fleuve, je contemple les paysages que Gabrielle Roy
observait d’ici, de sa maison d’été où elle a écrit
pendant les trente dernières années de sa vie. Au
loin, un paquebot glisse sur le fleuve calme. Sans
doute ressentait-elle la même liberté, respirait-elle le
même air frais en contemplant cette nature
impressionnante?
Je sens que je suis en lien avec elle, nous qui avons
le même sang norvégien, le même sang Viking qui
coule dans nos veines. Cet attrait de l’eau, des côtes
accidentées, nous vient de nos ancêtres qui sont
passés par l’Écosse avant de s’installer au Québec,
puis au Manitoba. Dire que toutes deux, nous
sommes si passionnées de la langue française. Je
sens que je porte cette même ardeur pour la vie,
l’écriture, la contemplation, l’eau et la nature.
Pourtant, nous sommes tellement différentes, elle et
moi. Alors qu'elle était intensément privée et artiste
et vivait pour son oeuvre, moi, je suis active
politiquement et engagée dans des causes sociales.

181
D’AMOUR ET DE FOLIE

Une chose cependant nous a marquées


profondément toutes les deux : le Manitoba français
et les défis de vivre dans une situation de langue
minoritaire. Par ailleurs, me retrouver aujourd’hui
engagée auprès de son musée est un grand honneur.
Il y a des gens, comme Gabrielle Roy, qui se
démarquent publiquement, qui brillent par leurs
accomplissements et leurs talents. Toujours est-il
que tous sur terre sont aussi importants les uns
comme les autres, que tous et chacun représentent
les maillons individuels dans une toile qui tisse
l’humanité. Chaque maillon que l’on laisse briser fait
en sorte de briser peu à peu l’humanité. Chaque
maillon que l’on édifie, que l’on soulève, que l’on
célèbre, contribue à restituer et élever l’humanité.
Ces maillons de la riche tapisserie représentent l'arc-
en-ciel humain – les jeunes comme les vieux, les
riches comme les pauvres, les femmes et les
hommes, les peuples du Nord, et ceux du Sud, les
personnes en santé, et celles qui sont malades. Le
temps est arrivé de s'occuper de nos concitoyens du
monde entier aux prises avec la maladie mentale
ainsi que leurs proches. Nous ne pouvons plus les
laisser souffrir ainsi.

182
D’AMOUR ET DE FOLIE

10

Raviver la flamme de l’espoir

« C'est la mort qui console, hélas, et qui fait vivre »


(Baudelaire).

L’effet papillon : se mobiliser pour enrayer ce fléau

S ’il y a dans ma vie une cause à laquelle j’ai tant désiré


contribuer, c’est bien celle de la
l’affaissement des tabous envers les affections mentales.
démystification et
Le
moment est venu pour que l’ensemble des enjeux à l’égard de la
santé mentale se concrétise par la matérialisation d’un projet de
société pour l’humanité.
C’est pourquoi mon engagement personnel commence par
la publication de ce livre sur ma vie avec Michel, au moyen duquel
je me suis résolue à mettre à nu de nombreux détails de nos vies.
À dessein de thérapie personnelle, j’ai témoigné avec
assiduité dans mon journal de mes joies et de mes peines pendant
toutes ces années. Mon journal représentait pour moi une

183
D’AMOUR ET DE FOLIE

échappatoire saine, le meilleur endroit où évacuer mes émotions.


Les entrées dans mon journal se sont glissées dans les pages de ce
livre pour permettre d’entrevoir les défis, les pensées et les
émotions du moment.
Afin de raviver la flamme de l’espoir dans les périodes les
plus sombres de ma vie, je réussissais à me convaincre que nous ne
traversions pas cet enfer en vain. Il ne pouvait faire autrement que
toute cette souffrance serve un jour à contrer la maladie. Je me
disais que l’écriture éventuelle d’un livre témoignant de l’expérience
de ma famille contribuerait à démontrer jusqu’à quel point les
affections mentales brisent des vies, que tout le monde est
perdant… et que nous pouvons, ensemble, reprendre ce portrait si
triste qui se répète partout dans le monde et le repeindre.
Ainsi, chacun de nous dispose de moyens lui permettant de
contribuer à sa façon à l’avancement d’une nouvelle ère de
conscientisation qui s’amorce à l’échelle mondiale. L’Organisation
mondiale de la santé (OMS) et quelques régions avant-gardistes
l’ont bien compris et leurs actions les positionnent en peloton de
tête dans ce domaine. Nous n’avons qu’à appliquer l’analogie de
l’effet papillon à la mobilisation, à l’action concertée pour la santé
mentale.
Ce phénomène mathématique baptisé ainsi par le
météorologue Edward Lorenz du Massachusetts Institute of
Technology (MIT), démontre comment une variation anodine tel le
battement d’aile d’un papillon à Montréal peut entraîner une série
de mouvements qui provoqueront une tempête à Paris ou à Dakar.

184
D’AMOUR ET DE FOLIE

Dans un discours prononcé en 2002 concernant l’humanité


et l’environnement, le secrétaire général des Nations Unies, Kofi
Annan, affirma :

« Les scientifiques nous disent que le monde de la nature est si petit et


interdépendant qu’un papillon battant des ailes en Amazonie peut provoquer
un violent orage à l’autre bout du monde. Ce principe, on l’appelle l’effet
papillon. Aujourd’hui, nous nous rendons compte, peut-être plus que jamais,
du fait que l‘ensemble des activités humaines a lui aussi son propre effet papillon
– pour le mieux ou le pire. Voilà pourquoi nous avons besoin d’action collective.
Nous sommes conscients également que le « nous » comprend non
seulement les gouvernements qui s’engagent à faire des contributions, mais aussi
tous ceux qui peuvent faire la différence. Les gouvernements doivent s’entendre
sur un plan d’action commun et ensuite l’adopter. Pour faire en sorte de le
solidifier, le plan doit être fondé sur la collaboration volontaire de la part de
nombreux intervenants : les gouvernements, le secteur des affaires, les organismes
non gouvernementaux, les communautés locales, la communauté académique et
les individus intéressés à l’échelle de la planète ». 5

C’est dire que nous sommes en mesure d’entamer des


actions pour la santé mentale qui peuvent sembler lilliputiens au
début, mais qui, de fil en aiguille, changeront le cours des
événements, et qui auront pour résultat de déclencher des
retombées importantes à grande échelle.
Dans l’esprit de l’effet papillon, il est important de faire
notre part en posant des gestes et ouvrir la voie au changement :

5 Communiqué de presse des Nations Unies, 03/09/2002, SG/SM/8363,

AFR/473, ENV/DEV/698,
www.un.org/News/Press/docs/2002/sgsm8363.doc.htm, Johannesburg, 2002.
185
D’AMOUR ET DE FOLIE

nous renseigner sur la maladie mentale, appuyer un individu ou une


famille dans notre entourage, faire des dons auprès d’organisations
ou pour la recherche, dénoncer les services inégaux, faire preuve de
tolérance envers ces personnes souvent déjà marginalisées, inciter
nos gouvernements à agir. Nous pouvons faire un effort de
compréhension et de compassion envers les individus atteints d’une
affection mentale et contribuer à restituer leur dignité.
Les pays doivent s’empresser d’emboîter le pas pour faire
en sorte que les lois et les systèmes de santé encadrent, informent et
appuient les personnes souffrant d’un trouble, ainsi que leur famille.
Depuis trop longtemps, l’accès inadéquat aux soins de santé pour
les individus aux prises avec la maladie mentale transgresse les
droits fondamentaux de la personne. Ils représentent les grands
oubliés de nos sociétés; ils sombrent souvent dans l’indigence, la
maladie, la pauvreté ou l’isolement.
On sait aujourd’hui que la maladie mentale se manifestera
chez une personne sur quatre au cours de sa vie. 6 C’est dire qu’à
peu près toutes les familles du monde entier verront au moins l’un
de leurs proches atteint de maladie mentale, que ce soit sous forme
de dépression, de trouble de l’anxiété ou de l’humeur, ou de
détresse psychologique. C’est dû aux facteurs sociaux et peut-être
physiologiques que les femmes subissent un taux plus élevé de
dépression et de certaines autres affections mentales. Pour une
maladie dite universelle, pour celle qui est sans doute la plus présente
aux quatre coins du globe, la maladie mentale est pourtant si
négligée et étouffée sous un silence inavoué.

6 Organisation mondiale de la santé; Rapport sur la santé dans le monde 2001 : La


santé mentale : Nouvelle conception, nouveaux espoirs, Genève, 2001, p. 9.
186
D’AMOUR ET DE FOLIE

Combien de Michel ont vécu et vivront encore des


dépressions débilitantes, un trouble du comportement ou de la
personnalité, un dysfonctionnement psychique? On parle de
centaines de millions de personnes provenant de tous les pays du
monde, de toute société, de tout métier, qu’ils soient hommes,
femmes, enfants, riches ou pauvres. Ces individus et leur famille ont
besoin de notre appui, notre bienveillance et notre action concertée
pour traverser avec courage les aléas de leur maladie.
On ne peut parler de pauvreté, de violence, d’itinérance,
d’alcoolisme, de faillite, de familles brisées ou de suicide sans parler
de maladie mentale. On sait que 90 pour cent des victimes de
suicide souffraient de maladie mentale. 7 Souvent, le recours à
l’alcool ou la drogue par des personnes atteintes de maladie mentale
est une tentative subconsciente d’automédication. D’ailleurs, selon
une étude effectuée à Edmonton en Alberta, près d’un tiers des
personnes de 18 à 55 ans souffrant de toxicomanie ou d’alcoolisme
seraient atteintes de maladie mentale 8, condition sous-jacente à la
consommation des drogues.
La désinstitutionalisation des années 1960 et 1970 n’a pas
rendu service aux personnes ayant la maladie mentale grave ni aux
familles confrontées à une problématique sérieuse ni à la société en
général. Ce n’est pas dire que la désinstitutionalisation est mauvaise
en soi. Mais elle a déposé brusquement les difficultés dans les mains
des familles mal équipées, des hôpitaux et des services sociaux

7 Payeur, Sophie, Découvrir : Équilibre et santé mentale des Québécois, Volume 23, no 1,

janv.-fév. 2002, Acfas, Montréal, 2003.


8 The Concurrent Disorders Task Force of the Public Policy Committee,

Association canadienne pour la santé mentale, Division de l’Ontario, Concurrent


Disorders Policy Consultation Document, fév. 1997,
www.ontario.cmha.ca/admin_ver2/maps/97%SF03%2Epdf, p. 10.
187
D’AMOUR ET DE FOLIE

insuffisamment financés pour assurer les services reliés à la maladie


mentale.
À la suite de la désinstitutionalisation, on a omis de
transférer les ressources financières auprès d’associations de soutien
et de centres spécialisés. On a négligé d’assurer une planification
bien songée et graduée pour une intégration des services au sein des
communautés qui, en fait, n’étaient pas financées ou prêtes à
appuyer ces personnes. Nous sommes témoins aujourd’hui des
nombreux échecs de cette opération.
Par ailleurs, certaines lois proposant de veiller aux droits
des personnes atteintes de maladie mentale avaient une intention
initiale louable, mais elles ont malheureusement engendré l’effet
inverse. En réalité, elles privent bon nombre d’individus de
traitement acceptable. La nature morbide de certaines maladies fait
en sorte qu’une personne atteinte d’une affection comme le trouble
bipolaire pourrait se retrouver dans une période où elle ne se rend
pas compte de son état devenu anormal. S’il est impossible de
prouver que cette personne présente un danger pour elle-même ou
pour les autres, on ne peut l’obliger de se faire soigner contre son
gré. Les familles sont donc fréquemment les témoins et les cibles
malheureuses de la descente et l’isolement de leur proche pour qui
ils ne peuvent plus rien.
Ce sont souvent ces personnes malades qui se retrouvent
seules et mal nourries, baignant dans la noirceur de leur monde
d’abîmes ou aboutissant dans la rue, sans abri. Dans certains cas,
comme en témoigne les journaux et les bulletins de nouvelles, le
malade s’enlève la vie ou enlève celle des autres dans un acte
désespéré.

188
D’AMOUR ET DE FOLIE

Les psychiatres et les professionnels de la santé décrient


depuis longtemps ces lacunes évidentes. En général, les lits
d’hôpitaux ne sont rendus disponibles qu’aux patients les plus mal
en point. Dû à l’ensemble des défaillances du système de santé, on
est obligé de donner congé aux patients plus ou moins stabilisés qui
ne pourront profiter de services ou d’appui adéquats servant au
maintien de leur santé à leur sortie de l’établissement. Bien des gens,
à cause de leur maladie et des préjugés qui les talonnent, auront
perdu leur emploi. D’autres encore se retrouveront délaissés, à
défaut de moyens, de ressources financières ou d’un environnement
familial qui, autrement, leur permettraient de reprendre « leur
place » dans la société.
Même la plupart de ceux qui ont la chance de retourner
dans leur famille vivront à répétition le syndrome de la porte
tournante. En d’autres mots, ils vivront des entrées subséquentes
répétées à l’hôpital, parce qu’ils n’ont accès qu’à peu de – parfois
aucun – services professionnels ou d’appui soutenus conçus pour se
réintégrer après leur séjour dans une institution. Manifestement, une
fois leur état stabilisé dans un milieu hospitalier, les patients
bénéficieraient d’un programme avec suivi dans la collectivité.
Il est essentiel d’étaler au grand jour les interdits
mentionnés précédemment, puis de promouvoir le dialogue et le
partage d’information. Car il existe des modèles de réussite et des
communautés qui offrent des programmes avec d’heureux résultats.
Un certain nombre d’organisations et de pays ont réalisé des études
exhaustives et éclairantes sur le sujet, des pistes de solution et des
recommandations précises.
Cela ouvrira la voie pour unir usagers, familles, thérapeutes,
psychiatres, chercheurs, fondations, professionnels de la santé

189
D’AMOUR ET DE FOLIE

conventionnelle et alternative, associations, politiciens et


parlementaires provenant de tous les continents. Il faut identifier
davantage et appliquer des solutions, et mettre en place des lois
progressives pour contrer cette tragédie humaine qui ne cesse de
faire ravage sur nos familles et qui implique un énorme coût social
et économique pour la collectivité. Il est grand temps d’agir.

La stigmatisation : éliminer les tabous et la honte

Il existe un besoin urgent d’assurer la mise en place de


programmes de sensibilisation pour estomper la honte et le silence
qui sont devenus modus operandi, cette complicité collective
inconsciente de taire ces « problèmes » qui nous semblent si
complexes et inexplicables.
Nous avons tous eu l’expérience de croiser des personnes
dans la rue, qui sont de toute évidence aux prises avec la maladie
mentale. Quelle est notre réaction? On détourne peut-être le regard
ou on s’en éloigne, car ces gens nous inspirent de l’inconfort ou de
la crainte. Peut-être considère-t-on qu’ils adoptent des schèmes de
fonctionnement différents ou étranges. On ne sait pas ce qu’ils vont
faire, on a peut-être peur de ce qui les anime, de ce qui ne se
comprend pas. Certains d’entre nous voudrions peut-être même les
« secouer » pour qu’ils s’en sortent.
La maladie mentale n'est pas honteuse. C’est une maladie,
comme la polio, le diabète et la lèpre qui faisaient autrefois bien des
victimes. Jadis, la lèpre était honteuse. Aujourd’hui, on la soigne,
tout simplement.
Les maladies de l’esprit sont moins acceptées que les
maladies dites purement « physiques » car elles sont intangibles et

190
D’AMOUR ET DE FOLIE

souvent imprévisibles. Rappelons-nous que la maladie mentale


représente un dysfonctionnement neurologique dans le cerveau, qui
pourrait provenir des liens génétiques, de facteurs externes ou d’une
anomalie au niveau de l’ADN. Finalement, c’est un déséquilibre
chimique déclenché par des facteurs qui n’ont toujours pas été
découverts. Pourtant, la maladie mentale a accédé au rang de tabou
dans notre monde moderne qui se dit plus éclairé et avancé sur les
questions de santé. Qu’on se l’avoue : la maladie mentale dans notre
société d’aujourd’hui, c’est la lèpre d’autrefois. Il est primordial
d’ouvrir grand le dialogue au sujet de ces affections. Cacher la
maladie ne fait qu’aggraver cette aberration.
Comme la majorité, je ne connais pas les réponses à
l’ensemble des questions touchant l’aspect médical des affections
mentales, pour ce qu’il en est des causes, de la recherche et des
traitements médicaux. Toutefois, en tant que membre de famille, j’ai
bel et bien vécu les défis que présente un système inadéquat. Les
familles sont au front et deviennent trop souvent les deuxièmes
« victimes » en raison de la stigmatisation dont elles font aussi
l’objet et du déclin de leur vie familiale. Elles ont un rôle
déterminant à jouer dans la recherche des solutions et la mise en
œuvre de stratégies d’actions qui pourront réellement fonctionner, y
compris la refonte des lois pour la santé mentale.
Nous devons favoriser le précepte d’un environnement
plus sain, un dialogue ouvert entre tous les acteurs, un appui
soutenu de la société, le développement de stratégies efficaces par
les gouvernements, et un regard collectif tourné vers l’apport de
solutions concrètes qui contribueront à une amélioration certaine
des conditions de vie, voire même la prévention ou la guérison
éventuelle.

191
D’AMOUR ET DE FOLIE

Un drame humain lourd de conséquences

Après le décès de Michel, il n’y avait plus de fin heureuse


possible à cet ouvrage, comme je m’étais plu à l’imaginer, comme je
l’avais tant espéré lorsqu’il vivait. Il me restera toujours le
douloureux souvenir que notre couple et notre famille ont été brisés
par la maladie.
Certes, ma vie est combien heureuse et douce avec mon
nouveau conjoint, mais il demeure néanmoins qu’un père de famille
s’est éteint pour toujours. Le père de mes enfants. Michel ne
reviendra plus jamais auprès de ceux qui l’ont aimé, du moins pas
dans cette vie. C’est avec tristesse que je me rappelle sa vie, si
misérable, si accablante et si triste par moments, et lui, tourmenté
par mille et un démons. Il avait tant de talents, d’amour et de
cadeaux à offrir à la vie.
Au fil des ans, j’ai réussi à émerger de la noirceur.
Maintenant heureuse, radieuse et épanouie, j’ai la chance d’avoir une
famille unie et comblée malgré les défis lourds de conséquences que
nous avons rencontrés.
Plusieurs personnes dont un de leurs proches est atteint de
maladie mentale m’ont affirmé que le fait que j’écris ce récit les
inspire, et que ma détermination à vouloir faire ma part « d’effet
papillon » leur donne de l’espoir. Si nos sociétés peuvent placer la
problématique de la maladie mentale parmi leurs priorités, elles
seront récompensées par la découverte de solutions innovantes et
proches de l’humain.

192
D’AMOUR ET DE FOLIE

Cela signifiera aussi que Michel n’aura pas connu une mort
si triste et prématurée en vain. Nous ne l’aurons pas enterré, avec
notre vie de famille, pour tout laisser tomber dans l’oubli.

La Toussaint, le 1er novembre 2005

Je suis à la tombe de Michel, aujourd’hui la fête de la


Toussaint. Je viens ici régulièrement, lui parler,
parler à la vie, déposer des fleurs. Parfois je suis
seule, quelquefois avec mes enfants.

Sur sa tombe conçue par une artiste, amie de


Michel, est gravée l'image d'un homme qui regarde
un voilier naviguer au loin, comme Michel l'a si
souvent fait durant sa vie avec nous.

Michel, va en paix. Tes enfants sont bien, nous


sommes heureux. Nous ferons jaillir les fleurs de
ton jardin.

193
D’AMOUR ET DE FOLIE

Remerciements

La publication de ce livre est le résultat d’un effort collectif. Je tiens à


remercier Annie, Lynne, Andrée et Pierrette qui ont collaboré sans
relâche à la révision du livre.

J’aimerais exprimer ma profonde reconnaissance à ma famille pour


leur soutien au fil des ans. Un merci spécial à mes amis Colette, Sr.
Thérèse, Annie, Andrée, Francine, Luc, Claude, Pierre, Lisa, Mariette,
François, Michelle, Julie, Éliette, Martine, Patrice, Bernard, Colombe,
Michèle, Réjean, Nicole, Serge, Pierrette, Hervé, Claude, André,
Johanne, Mario, Donald, Denis-André, Jean et Guylaine. Vous avez
été des phares lumineux dans les nuits de brouillard.

194
D’AMOUR ET DE FOLIE

Quelques adresses utiles:

Au Canada :
L'Association québécoise des parents et amis de la personne atteinte
de maladie mentale (A.Q.P.A.M.M.)
1260, rue Ste-Catherine est, bureau 202A
Montréal (Québec) H2L 2H2
Téléphone : (514) 524-7131
Télécopieur : (514) 524-1728
aqpamm@bellnet.ca
www3.sympatico.ca/aqpamm/

Association canadienne pour la santé mentale


8, rue King est, suite 810
Toronto (Ontario) M5C 1B5
Téléphone : (416) 484-7750
Télécopieur : (416) 484-4617
info@acsm.ca
www.cmha.ca

En France

Union nationale des amis et familles de malades psychiques


(Unafam)
12, Villa Compoint, 75017 PARIS
Teléphone : 33.(0)1.53.06.30.43
Télécopieur : 33.(0)1.42.63.44.00
infos@unafam.org
www.unafam.org

195
D’AMOUR ET DE FOLIE

Fédération Nationale des Associations d’(ex) Patients en


Psychiatrie (F.N.A.P. Psy)
33, rue Daviel, 75013 PARIS
Téléphone : 33.(0)1.43.64.85.42
Télécopieur : 33.(0)1.42.82.14.17
contact@fnappsy.org
www.fnappsy.org

Site Web de l’auteur :


www.joannetherrien.com

Du même auteur :
Les Profils humains aux Éditions Quebecor, 2e édition, 2006
Gabrielle Roy, Paysages et Lieux, 2007
Mani
Saint-Boniface, Manitoba, Édition centenaire, 2008

Pour commander les livres :


bdulivre@mts.net
www.boutiquedulivre.com

196

You might also like