Van Gogh: Le suicidé de la société
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« Non, Van Gogh n'était pas fou mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l'angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III. Car ce n'est pas un certain conformisme de mœurs que la peinture de Van Gogh attaque, mais celui même des institutions. Et même la nature extérieure, avec ses climats, ses marées et ses tempêtes d'équinoxe ne peut plus, après le passage de Van Gogh sur terre, garder la même gravitation. » - Antonin Artaud
Cet essai a été écrit par Antonin Artaud après sa visite à l’exposition « Van Gogh » au Musée de l’Orangerie, à Paris en 1947. L’auteur, lui-même ancien interné pour troubles mentaux, est bien placé pour nous exprimer les tourments de Vincent Van Gogh, considéré à tort comme un aliéné. Artaud meurt seulement quelques mois après la parution de ce texte, il reste le seul à avoir compris et mis en lumière la solitude de cet immense artiste dans la société industrielle. Pour lui, Van Gogh n’est pas fou, il vit en violence l’obscénité du monde extérieur. Il veut nous démonter au contraire la lucidité supérieur de ce génie à contre courant de la société qui a choisi de l’exclure.
Le texte est suivi de deux autres essais :
Combats Esthétiques - Van Gogh par Octave Mirbeau
De Gauguin et de Van Gogh au classicisme par Maurice Denis.
Antonin Artaud
Antonin Artaud was a French dramatist, poet, essayist, actor, and theatre director, widely recognized as one of the major figures of twentieth-century theatre, literature and the European avant-garde. He is best known for conceptualizing the Theatre of Cruelty.
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Van Gogh - Antonin Artaud
Van Gogh
Le suicidé de la société
Antonin Artaud
Alicia Editions
N'oublions pas que les petites émotions sont les plus grands capitaines de nos vies et qu'à celles là nous obéissons sans le savoir
Vincent Van Gogh.
Table des matières
VINCENT VAN GOGH
POST-SCRIPTUM
COMBATS ESTHÉTIQUES - VAN GOGH PAR OCTAVE MIRBEAU
DE GAUGUIN ET DE VAN GOGH AU CLASSICISME PAR MAURICE DENIS
Notes
VINCENT VAN GOGH
La peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps lorsque j’ai rencontré Van Gogh qui peignait, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions. Et inerte. Comme sous le terrible coup de boutoir de cette force d’inertie dont tout le monde parle à mots couverts, et qui n’est jamais devenue si obscure que depuis que toute la terre et la vie présente se sont mêlées de l’élucider. Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets. Cardés par le clou de Van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés, que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser.
Une exposition de tableaux de Van Gogh est toujours une date dans l’histoire, non dans l’histoire des choses peintes, mais dans l’histoire historique tout court. Car il n’y a pas de famine, d’épidémie, d’explosion de volcan, de tremblement de terre, de guerre, qui rebroussent les monades de l’air, qui tordent le cou à la figure torve de fama fatum, le destin névrotique des choses, comme une peinture de Van Gogh, – sortie au jour, remise à même la vue, l’ouïe, le tact, l’arôme, sur les murs d’une exposition, – enfin lancée à neuf dans l’actualité courante, réintroduite dans la circulation. Il n’y a pas dans la dernière exposition Van Gogh, au Palais de l’Orangerie, toutes les très grandes toiles du malheureux peintre. Mais il y a parmi celles qui sont là, assez de défilés giratoires constellés de touffes de plantes de carmin, de chemins creux surmontés d’un if, de soleils violacés tournant sur des meules de blé d’or pur, de Père Tranquille et de portraits de Van Gogh par Van Gogh, pour rappeler de quelle sordide simplicité d’objets, de personnes, de matériaux, d’éléments, Van Gogh a tiré ces espèces de chants d’orgue, ces feux d’artifice, ces épiphanies atmosphériques, ce « grand œuvre » enfin d’une sempiternelle et intempestive transmutation.
Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d’une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d’un au-delà possible, d’une réalité permanente possible, à travers la porte par Van Gogh ouverte d’un énigmatique et sinistre au-delà. Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des blés. Mais nul autre peintre que Van Gogh n’aura su comme lui trouver, pour peindre ses corbeaux, ce noir de truffes, ce noir « de gueuleton riche » et en même temps comme excrémentiel des ailes des corbeaux surpris par la lueur descendante du soir.
Et de quoi en bas se plaint la terre sous les ailes des corbeaux fastes, fastes pour le seul Van Gogh sans doute et, d’autre part, fastueux augure d’un mal qui, lui, ne le touchera plus ? Car nul jusque-là n’avait comme lui fait de la terre ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé. Le ciel du tableau est très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre. La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair. Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut et comme du bas de la toile, suivant la balafre noire de la ligne où le battement de leur