Études lacaniennes
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Enfin il est d’autres conséquences et d’autres implications de la psychanalyse dans les domaines de la politique, des pratiques sociales et même de l’enseignement. Concrètement, que peut la psychanalyse face à l’aplanissement et la déstructuration des discours qui s’effectuent chaque jour davantage au profit du seul discours capitaliste et sa rhétorique totalitaire ?
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Études lacaniennes - Didier Moulinier
Didier Moulinier
Études lacaniennes
Psychanalyse, Science, Philosophie
Les Contemporains favoris - Collection bleue / essais
Editions Les Contemporains favoris
Association Les Contemporains
diotime2@gmail.com
ISBN n° 9782909140933
E-Book Distribution: XinXii
www.xinxii.com
SOMMAIRE
Avant-propos
1 – Dialectique et différence problématologique
2 – Lacan et la dialectique
3 – La belle âme et la loi du coeur : de la dialectique à
4 – Lacan (pas vraiment) avec Kojève
5 – Lacan et le sujet de la métaphysique
6 – Trait unaire et cogito
7 – Le savoir philosophique sous la guise de l'Autre
8 – Discours philosophique et discours psychanalytique
9 – Le discours psychanalytique et son sujet
10 – Althusser et la Théorie de la Psychanalyse
11 – Une science du symptôme
12 – Le Sujet de la science et le sujet de la psychanalyse
13 – La cause lacanienne
14 – Le (non-)savoir psychanalytique et la science
15 – Une épistémologie de la psychanalyse est-elle
16 – L'analyste et le désir de savoir
17 – Le savoir du mythe et le savoir du psychanalyste
18 – Logique lacanienne, logique du Sujet
19 – Logique de l'Autre et logique sexuelle
20 – La topologie pour aborder le réel
21 – Le Réel quantique et le Réel en psychanalyse
22 – La linguistique au risque de la psychanalyse
23 – Sémanalyse et narration
24 – Psychanalyse et Histoire
25 – Résistance et différance, analyse et déconstruction
26 – L'éthique du Dire de Daniel Sibony
27 – Ethique de la parole
28 – La Clinique psychanalytique et le discours de la Science
29 – La pratique psychanalytique comme Règle, dispositif et mise en scène
31 – L'expérience psychanalytique et le transfert
31 – La question controversée d'une « technique psychanalytique »
32 – L’envers de la politique
33 – La formation des analystes comme modèle de lien social ?
34 – Que peut la psychanalyse pour les pratiques sociales ?
35 – Que peut la psychanalyse pour l’enseignement et la didactique de la philosophie ?
Avant-propos
Ce livre se penche sur les relations fondamentales et complexes que la psychanalyse entretient avec la philosophie et l’éthique, les sciences et la logique, les pratiques sociales ou encore l’éducation. A la fois sondée en profondeur et déployée dans un large périmètre où elle se trouve confrontée aux autres disciplines, la psychanalyse apparaît à l’évidence comme un discours structuré et consistant, une théorie et une clinique du sujet originales, enfin une expérience thérapeutique construite et fortement pensée. Manifestement nous prenons la psychanalyse au sérieux en tant que discipline théorique aussi bien que pratique, et l’on ne reconnaîtra ici pas l’image – colportée dans les médias par de piètres moralistes auto-suffisants – d’une doctrine soi-disant sectaire et dépassée !
En vérité la psychanalyse ne craint rien des attaques haineuses et disproportionnées dont elle est régulièrement la cible, elle n’a pas besoin d’être « défendue » contre des flèches émoussées par tant d’inculture et d’anachronisme. De façon incontestable, la psychanalyse appartient au temps présent auquel elle rend de grands services : pratiquement elle contribue à redonner l’espoir à des sujets dont le mal-être est structurellement persistant, tandis que théoriquement elle sauvegarde en le renouvelant le concept même de « sujet ». Elle s’avère indispensable pour lutter contre les idéologies réactionnaires dont le propre est de toujours faire retour, et surtout contre la barbarie bientôt irréversible du pouvoir pharmaco-capitaliste et technicoscientifique en général.
Malgré la revendication d’une expérience et d’un savoir clinique propres, la psychanalyse fait souvent figure de parasite dans le champ des disciplines constituées. C’est particulièrement le cas pour la philosophie et les sciences humaines où elle réinjecte le concept de « sujet », et de façon encore plus perturbante ceux de « jouissance » et de « réel » ; elle est en plus ou en trop, elle introduit le symptôme ou s’introduit elle-même comme symptôme… Il en va de même pour la théorie et l’œuvre de Lacan, adulées par certains, vilipendées par d’autres, et cependant clairement incontournables – d’abord parce que Lacan (se déclarant nommément « freudien ») a sans doute été le plus minutieux et en même temps le plus audacieux de tous les lecteurs de Freud.
Pour une part, ces études reprennent et développent certains aspects de notre premier ouvrage ( De la psychanalyse à la non-philosophie. Lacan et Laruelle, Kimé, 1999) où nous tentions déjà de suivre le tortueux parcours de Lacan dans son dialogue avec les philosophes. Rappelons que la stratégie de Lacan vis-à-vis des grands philosophes est celle du détournement et du contournement : Hegel, Heidegger, Descartes, etc. sont ainsi questionnés par lui et sommés d’apporter leur contribution posthume aux fondements d’un « sujet » qui a priori n’est pas le leur : le « sujet de l’inconscient ». Nous montrions, au surplus, comment les lectures lacaniennes de ces grands auteurs et les commentaires que celles-ci suscitent inévitablement chez les philosophes contemporains forment un cercle auto-interprétatif, pour tout dire « vicieux », ayant pour effet principal et regrettable d’« épingler » ici un Lacan cartésien, là un Lacan dialecticienhégélien, ailleurs un parfait adepte de Heidegger, etc. Nous rappelions comment ces relectures « philosophiques » de Lacan manquent systématiquement l’essentiel, font triompher ce que nous appelons (avec F. Laruelle) le « principe de philosophie suffisante » en émoussant bien souvent les avancées lacaniennes à propos du Sujet, de la Jouissance ou du Réel, puisqu’au final il est entendu que Lacan fait œuvre de « philosophie » sans perturber celle grande Dame outre mesure. Quand d’autres ne se contentent pas de condamner en Lacan le « sophiste » et le « charlatan » !...
Nous affirmons non seulement qu’il y a de la pensée chez Lacan, mais encore spécifiquement une théorie du sujet largement incomprise, voire détournée par des interprétations philosophiques douteuses, à cent lieux des préoccupations cliniques de la psychanalyse. Cependant, nous n’avons pas repris ici l’angle d’attaque « non-philosophique » (le réservant pour un prochain ouvrage où la perspective sera élargie à d’autres « uni-vers nonphilosophiques ») permettant justement de solder la dette de la psychanalyse, et singulièrement celle de Lacan, à l’égard du discours philosophique. L’usage du « non » préfixal n’implique nullement une négation ou une déconstruction de la psychanalyse, mais plutôt une extension de celle-ci, non certes de type vulgaire ou idéologique (la psychanalyse « partout ») mais au contraire rigoureusement pragmatique, soutenant qu’on peut accroître la pertinence et le (bon) usage de la psychanalyse à proportion qu’on réduit sa suffisance (héritée de schémas philosophico-idéologiques).
En tout cas ces relations pour le moins tendues entre discours philosophique et discours psychanalytique, par le truchement privilégié de Lacan, méritaient ici d’être sérieusement approfondies. Par exemple la psychanalyse est-elle une « dialectique », peut-elle se laisser piéger par les sirènes de la spéculation pure où elle ne manquerait pas de se perdre et se dissoudre ? En aucune manière Lacan n’aura tenté de « récupérer » la maïeutique socratique ou la dialectique hégélienne pour le compte de la psychanalyse… Comme nous le verrons Lacan utilise abondamment ces auteurs mais sa boussole ou, pour ainsi dire, son maître à penser reste Freud. Son « sujet du signifiant » est-il réellement, comme certains philosophes le prétendent, le sujet-même de la métaphysique ? Il semble au contraire que Lacan ait proposé une interprétation pour le moins renversante – mais non erronée pour autant – du cogito cartésien, où l’on aurait du mal à retrouver les différents concepts philosophiques de « sujet » (pas plus que le sum heideggérien). Le discours psychanalytique n’estil qu’une annexe du discours philosophique, ou représente-t-il plutôt son symptôme (principal) pour notre époque ? On éprouvera l’incapacité de la philosophie contemporaine à définir le concept de « théorie », d’abord appliqué à elle-même puis à une discipline comme la psychanalyse où il s’agit de repérer justement une « théorie du sujet » – et non une philosophie du sujet découlant d’une ontologie – faute de prendre en compte la dimension spécifique de la jouissance. A t-on rencontré souvent le terme de jouissance dans les écrits de A. Badiou ou de J.-C. Milner consacrés à Lacan ? Antérieurement, l’exemple de Louis Althusser illustre bien l’impasse d’une théorie philosophique de la psychanalyse, en même temps que l’échec d’une philosophie de la théorie ayant paradoxalement des prétentions pratiques et politiques.
Nous prétendons que la psychanalyse est suffisamment armée, théoriquement et pratiquement, pour lutter contre ses propres démons. Lorsqu’elle imite la philosophie ou lorsqu’elle suscite son parrainage, immanquablement la psychanalyse « vire » à l’éthique de façon obsessionnelle et réductrice. Non que – par ailleurs – la pratique psychanalytique ne soit intrinsèquement une éthique, mais elle le tient de sa perspective propre qui est l’angle clinique.
La question étant, comment la psychanalyse parvient-elle à s’affirmer aussi bien comme une éthique, sans l’asseoir sur une ontologie de type classique ou sans flatter l’idéologie la plus niaise, celle de l’« air du temps » ?
D’autre part nous interrogeons longuement, non sans nous appuyer sur des analyses savantes et « autorisées », les conditions épistémologiques d’un dialogue entre les sciences et la psychanalyse. Celle-ci les a d’autant moins ignorées que, sous l’égide de Lacan, elle prétend mettre à jour le « sujet de la science » en tant que forclos et inconscient, et opérer sur celui-ci. Le psychanalyste n’est donc pas sans savoir, ni même sans posséder un savoir certain contrairement à ce que voudrait une certaine vulgate socratique.
Est-ce à dire qu’une épistémologie de la psychanalyse s’avère possible ou souhaitable ? Quelle forme de transdisciplinarité la psychanalyse est-elle prête à tolérer sans aller jusqu’à se dissoudre et se renier ? Certes, la psychanalyse comme science (ou art) de l’interprétation et les sciences positives sont susceptibles d’échanger des données et des savoirs nombreux, en tout cas de confronter leurs types d’expérience. On constate que, quelques soient les sciences considérées (« humaines » ou non), les questions du sujet et du réel deviennent de plus en plus sensibles, affleurent de partout, sans doute à cause de leur forclusion même et des « crises » conséquentes. De sorte que la psychanalyse, tout a-scientifique qu’elle soit ou qu’elle se prétende, reconnait volontiers en la science – davantage qu’en la philosophie – sa principale interlocutrice ou « partenaire ».
L’erreur serait de croire que la psychanalyse dépend des sciences empiriques constituées, ou en attend la confirmation inespérée de ses « hypothèses » fondatrices (exemple de la neurologie, censée redécouvrir et « prouver » l’existence de l’inconscient). Mais c’est plutôt l’inverse : la psychanalyse – mieux que l’épistémologie, lestée par toute une démarche critique et philosophique – révèle par contre-coup aux sciences, malgré la violente dénégation de celles-ci, une partie de leur « essence » de science, soit précisément les dimensions analytique et clinique comme telles de toute science (la physique quantique aussi, est une clinique).
C’est dans sa clinique et sa pratique, l’expérience du transfert notamment qui met en acte l’inconscient, que la psychanalyse se démarque de la science et affirme son style propre, non sans se départir d’un éthique rigoureuse.
Mais il est d’autres conséquences et d’autres implications pratiques de la psychanalyse dans le domaine de la politique, des pratiques sociales, et même dans l’enseignement. Ce livre s’achève sur une réflexion pour nous des plus actuelles et des plus urgentes à mener : comment le discours psychanalytique peut-il intervenir et/ou compter dans le discours enseignant, la pédagogie concrète, voire la didactique des disciplines ? Par exemple, que peut la psychanalyse pour l’enseignement de la philosophie ? Plus généralement qu’a t-elle à dire, que nous permet-elle de faire ou d’espérer face à l’aplanissement et la déstructuration galopante des discours, au profit du seul discours capitaliste et sa rhétorique totalitaire ?
Ces 35 chapitres forment une suite orientée et un ensemble cohérent, mais non certes une démonstration logique implacable ; c’est dire qu’ils peuvent à volonté se lire dans n’importe quel ordre, et chacun indépendamment de l’ensemble.
1 – Dialectique et différence problématologique
« Voyons, que signifie la parole du dieu ? Quel sens y est caché ? J'ai conscience, moi, que je ne suis ni savant ni peu ni beaucoup. Que veut-il donc dire, quand il affirme que je suis le plus savant ? » se demande Socrate (d’après Platon dans son Apologie de Socrate, 21b). L'Autre, par la voix de l'oracle, apprend à Socrate qu'il sait, donc qu'il sait sans savoir qu'il sait – tout en sachant ce qu'il sait, à savoir ne pas savoir. Le savoir appartient donc à l'Autre auquel la dialectique socratique s'en remet initialement, et avec lequel il ne faudra jamais confonde Socrate personnellement. Socrate n'est ni un puits de science ni un démiurge, ni un « sujet supposé savoir », mais tout au plus un passeur, un accoucheur au service des autres : « Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir (. .), accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose ; procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n'ai, par-devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée » ( Théétète, 150c). L'intérêt du socratisme pour la psychanalyse réside moins dans une homologie trop vite supposée entre la position du philosophe questionnant et celle de l'analyste écoutant, que dans une volonté évidente de contrer dans un cas et d'inverser dans l'autre le discours du maître en tant que socialement et philosophiquement dominant.
Par sa devise « connais-toi toi-même » qui signifie réellement « pense par toi-même », Socrate considère en somme que la vertu ou l'excellence ne s'enseigne pas, mais que chacun doit la découvrir en soi-même, aidé en cela par la maïeutique.
Déjà se présente une alternative : la vertu est-elle constitutive du dialogue lui-même, en est-elle issue ou simplement est-elle définie et clarifiée à cette occasion ? De deux choses l'une : ou bien la vertu est en soi dialogique, ou bien elle est en soi psychologique et morale, c'est-à-dire intérieure. Si la philosophie ne retient historiquement que la seconde hypothèse, le dialogue et l'interrogation n'en possèdent pas moins, intrinsèquement, une valeur critique et démocratique : chaque interlocuteur étant également questionneur et répondant tour à tour, il est strictement l'égal de tout autre. On verra néanmoins que le « grand Autre » du Logos « en personne » n'en est pas moins implicitement requis. Du point de vue théorique, que signifie le caractère aporétique de ces premiers dialogues platoniciens illustrant la méthode socratique ? A ce sujet, Michel Meyer ( De la Problématologie, Pierre Mardaga, 1986) écrit : « l'interrogation ici ne mène pas au savoir, mais elle maintient la problématicité de ce qui est mis en question : l'opinion avancée par l'interlocuteur de Socrate n'est pas le savoir qu'elle paraissait être. L'interrogation fait surgir un savoir et un non-savoir, ce qui n'est pas et passe pour être surgit comme n'étant pas : l'être et l'apparence » (p. 86). On ne confondra pas pour autant Socrate avec les sophistes, lesquels ne recherchent aucunement la vérité, et encore moins à préserver le questionnement, mais plutôt à clore la controverse sur une « victoire » (position de maîtrise) qui n'est qu'apparence de réponse. Nous verrons plus loin et plus en détail ce que vise l'auteur de cette citation, derrière le terme de « problématicité », à savoir une différence dite problématologique dont relèvent en dernier ressort toute maïeutique interrogative et toute dialectique, fût-ce en la déviant ou en la déniant comme on le voit chez Platon. Comment la dialectique psychanalytique saura-t-elle à son tour préserver, dupliquer ou éventuellement dépasser cette « différence » ?
Dans le dialogue du Ménon, datant de la période dite « intermédiaire » de son enseignement, Platon se posait le problème non plus seulement critique (éthico-politique) mais cognitif (épistémologique) de la dialectique, tendant ainsi à privilégier les réponses au détriment du libre jeu de l'interrogation comme alternance de questions et de réponses. Un doute pèse d'emblée sur la valeur du questionnement comme méthode d'acquisition du savoir. Pour le Platon de la maturité, c'est par la réminiscence et non par le dialogue – au mieux, celui-ci pouvant occasionner cellelà – que l'on découvre en soi la vérité que l'on ignorait ; dans la structure interrogative et dialogique, comme support de la méthode dialectique chez Platon, les réponses ne valent donc plus comme réponses à des questions mais en fonction de la valeur justificatrice des énoncés considérés en eux-mêmes, comme assertions objectives ou jugements vrais portant sur le réel. Mieux encore, le savoir ne vaut plus parce qu'il supprime l'ignorance d'un sujet, ou révèle de par la question même l'illusion d'un faux savoir, il vaut en vérité pour des raisons objectives et ontologiques qui, on peut le penser, étaient le dernier des soucis de Socrate. Celui-ci, par sa pratique exclusive du logos, détachée de toute recherche naturaliste, s'en serait tenu finalement aux effets d'ignorance et de vérité sur un sujet – au sens critique et presque clinique, symptomatologique –, ce qui d'une certaine manière annoncerait bien la psychanalyse. Il est néanmoins plus sage de penser que la maïeutique socratique fournit d'abord le modèle d'une intersubjectivité auquel la philosophie n'a jamais pu se tenir, ignorant ainsi comme le suggère Michel Meyer son essence problématologique.
Aristote formulait en ces termes le tournant platonicien de la dialectique, vers moins de dialogie et plus d'ontologie : « Socrate, dont les préoccupations portaient sur les choses morales, et nullement sur la Nature dans son ensemble, avait pourtant, dans ce domaine, cherché l'universel, et fixé, le premier, sa pensée sur les définitions. Platon accepta son enseignement, mais sa formation première l'amena à penser que cet universel devait rester dans des réalités d'un autre ordre que les choses sensibles (. .) » ( Métaphysique, A, 6, 987b). La méthode par hypothèses fut d'abord la plus adaptée pour conduire cette recherche d'un savoir sur le réel, en ce sens justement qu'elle fait passer de l'hypothétique à l'anhypothétique. : tel est le sens de la dialectique pour Platon. Qu'est-ce qu'une hypothèse ? Simplement proposer une réponse à une question qui va elle-même devenir objet d'une nouvelle question : pas de fermeture définitive sur une réponse. Mais s'il faut sortir de l'hypothétique, cette méthode n'aura servi à rien d'autre que montrer l'évacuation de la problématicité. Plus finement, « il y a deux façons de procéder, dit Platon (.. ). La première : vers une forme unique mener, grâce à une vision d'ensemble, ce qui est en mille endroits disséminé, afin que, par la définition de chacune de ces unités, on fasse voir clairement quelle est celle sur laquelle on veut, en chaque cas, faire porter l'instruction. (. .) [La seconde] C'est, en retour, d'être capable de détailler par espèces, en observant les articulations naturelles (.. ) » ( Phèdre, 265d). On reconnaît dans cette définition de la dialectique, en tant que recourant à l'hypothèse, la référence à une méthode bien connue en mathématique sous le nom d'analyse, et son corrélat habituel, la synthèse. L'analyse consiste à supposer le problème posé au départ comme étant résolu, puis à régresser par déduction jusqu'à une proposition connue et vraie.
La synthèse procède de manière inverse de l'analyse : elle part de ce qui est connu pour arriver à la solution du problème posé au départ. Donc l'analyse qui part du problème lui-même, et non du déjà connu, devrait mieux convenir a priori au débat dialectique et à son esprit d'ouverture. En même temps il y aurait lieu de maintenir une différence (parallèlement à la différence question/réponse) entre analyse et synthèse, toutes deux pouvant valoir également et indépendamment dans le cours de l'argumentation. Or la dialectique platonicienne associe effectivement analyse et synthèse dans l'unité d'une démarche qui, elle, n'a rien d'analytique ou d'hypothétique, comme les deux faces réversibles d'une même démonstration dont la valeur devient ainsi purement logique ou épistémique. « En fait, écrit Meyer, l'analyse et la synthèse ont été les réducteurs de la différence problématologique, l'une faisant découvrir ce que l'autre permettrait de justifier. Mais – réducteur oblige – l'amalgame ramena la quête initiale à la quête de justification. (. .) Qui dit justification et vérification assigne à la raison un rôle limité puisqu'il la cantonne à ne travailler que sur du préexistant, qu'on l'appelle le « monde des Idées » ou le « donné » n'y change rien ». Finalement le dialecticien procède bien « analytiquement » mais à partir de l'anhypothétique, même s'il fait mine d'y revenir
à ce monde des Idées
institué arbitrairement, et ses raisons ne doivent plus rien à l'interrogation ni au dialogue.
Dans le dialogue socratique, la problématicité du discours n'est pas sacrifiée du fait même de la structure de la discussion : les questions n'existent, pour chacun des interlocuteurs, que par leur différence d'avec les réponses, et réciproquement. Ainsi l'on peut distinguer, avec M. Meyer, l'aspect apocritique du logos en tant qu'il est le lieu de la réponse, et son aspect problématologique en tant qu'il pose les problèmes, par l'intermédiaire des questions notamment, voire en tant qu'il pose problème. Mais un problème ne se réduit pas nécessairement à une forme interrogative, et il ne faut pas confondre la différence problématologique seule (questions/réponses) avec la différence entre l'apocritique et le problématologique. Or c'est bien celle-ci que par déplacement métalinguistique, comme par surenchère, M. Meyer semble finalement retenir. Une différence seulement analytique seraitelle encore dialectique et même problématologique ?
Examinons un instant le contenu de la question socratique.
Celle-ci porte toujours sur ce qu'est une chose ou un concept. Elle thématise fatalement celle-ci ou celui-ci comme unités, car il s'agit fondamentalement de juger de l'apparence et du réel au niveau du discours, mais rien n'oblige a priori que la définition proposée soit univoque, ou plutôt unique : l'enjeu est bien d'expliciter provisoirement un sens univoque permettant la poursuite de la discussion, sinon l'on tomberait dans la sophistique. Le seul présupposé de la méthode socratique est finalement la question elle-même, qui atteste de l'existence d'un problème. Tandis que la dialectique platonicienne part du présupposé qu'une réponse est possible, et même donnée d'avance. Si l'on s'interroge sur une chose X, c'est que l'on a déjà la notion de X : d'abord à cause d'une antériorité d'un rapport au sensible, cette chose, ensuite une antériorité d'une autre nature, sur ce qu'est cette chose. La réminiscence n'a pas d'autre fonction que de reconduire l'esprit à ce déjà-là essentiel, lequel est indifférent en soi à la différence problématologique, aux questions et aux réponses qui ne valent que pour nous en tant qu'ignorants.
En résumé, la dialectique aura privilégié un aspect de la différence problématologique – la réponse –, et elle aura simplement combiné la synthèse à l'analyse, favorisant de facto la première.
Aristote ruinera d'ailleurs tout espoir de voir aucune scientificité attachée à l'analyse, donc à la dialectique dans son principe, et encore moins au dialogue interrogatif, car pour lui aucune méthode tendant à dégager la nature d'un être ne peut procéder par question. D'où la scission consommée chez Aristote entre la dialectique, correspondant en fait à l'analyse platonicienne, et la science essentiellement synthétique. Le syllogisme, comme déploiement de l'inférence nécessaire, n'est pas autre chose qu'une synthèse partant du plus connu pour aller vers l'inconnu.
Mais qu'est-ce qui guide le philosophe dans cette quête du savoir, et comment sait-il qu'il progresse vers plus de savoir si le « sens de l'avenir », par définition, est du domaine de l'inconnu ? Vaste théorie du sens en perspective. . En réalité Aristote refait le coup de force qui substitue la science au questionnement, l'ontologie à la problématologie, ce qui lui permet de revenir sur cette différence entre science et dialectique, inexistante à l'égard de l'Etre anhypothétique et même à l'égard du discours régnant ici en maître. Il couvre la différence ontologique, basée sur le découplage de l'être et du connaître, qui résorbe maintenant la différence problématologique axée, elle, sur le contraste de l'être et du paraître.
Au fond, il n'y a que cela qui fasse « problème ». La question « qu'est-ce que X ? » n'est pas nécessairement une question d'essence ( ousia). « On peut certes le penser, écrit Meyer, mais l'on présuppose alors que l'être, l'essence, constitue l'objet de cette question « qu'est-ce que X ? », ce qui est manifestement un hors-question, sinon le hors-question par excellence de cette question, donc ce qui l'annule ; et là est bien la fonction de l'ontologie ». Et il conclut : « la question de l'être est venue saturer l'être de la question. (. .) La seule lecture valide est, pour une question « qu'est-ce que X ? », que l'être désigne le pluriel de la réponse comme possibles inscrits a priori du fait qu'il y a question. Il définit l'unité de la question par les pluralités de réponses, la différence avec la question, la différence problématologique » (p. 89).
Une telle différence est-elle exigible, opérante, ne serait-ce que sensée en psychanalyse ? On sait bien que le dispositif ou mieux l'appareil psychanalytique (Nassif) ne reflète pas une structure dialogique de type interrogative sur le modèle socratique. Interpréter (de la part de l'analyste) ne consiste pas plus à questionner qu'à répondre, et perlaborer (de la part de l'analysant) ne revient pas à satisfaire aux questions de l'Autre (qui ne demande rien), ni justement à demander (conseils, directives, solutions, etc.). Quant à l'anamnèse qui se produit en analyse, elle a d'autant moins de parenté avec la réminiscence platonicienne qu'elle ne vise point d'essence mais du sens par la production d'un signifiant. Le « problème » n'est pas celui de l'être et du paraître, même limité au discours, justement parce que le logos en tant que discours ne constitue plus l'unité de référence : la théorie du signifiant pose l'antériorité de la « question » du sujet (dans son énonciation propre, et au niveau de « lalangue ») sur le « problème » toujours lié à une forme d'intersubjectivité (incompréhension à régler, désaccord à réduire, etc.). Cette question n'est d'ailleurs pas un problème au sens philosophique ou « problématologique du terme. La différence problématologique est circulaire : elle se situe entre la position de maîtrise qui résulte de la concaténation des réponses, dans la dialectique platonicienne notamment, et le libre jeu initial des questions et des réponses dans la maïeutique de Socrate, donc entre l'apocritique et le problématologique proprement dit, où l'on pourrait reconnaître respectivement les deux catégories lacaniennes du « discours du maître » (Platon) et du « discours de l'hystérique » (Socrate). Mais le « discours de l'analyste » ne redouble pas cette différence, ni ne la résout. Il y a une différence symptomatologique, proprement analytique, qui pour être également circulaire à sa manière n'est pas simplement intra-dialectique ou logologique. Le symbolique serait inopérant, dans l'analyse, sans la prise en compte d'une autre dimension, inconnue en philosophie, qui ne se résume ni à l'être ni à la différence de l'être et du paraître : le réel.
Or le réel pour un sujet n'est nullement problématique mais plutôt traumatique, ou symptomatique. L'analyse ne relève donc pas d'une problématologie mais bien d'une symptomatologie générale, ce qui n'exclut pas, bien au contraire, que la psychanalyse représente elle-même un symptôme majeur de et pour la philosophie, du moins à notre époque.
2 – Lacan et la dialectique
En fonction de