Frida Kahlo
By Gerry Souter
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Book preview
Frida Kahlo - Gerry Souter
Notes
2. Autoportrait, 1930. Huile sur toile,
65 x 55 cm. Museum of Fine Arts, Boston.
Introduction
Son visage serein encadré d’une couronne de cheveux ardents, l’enveloppe brisée, déchirée, recousue, crevassée et flétrie qui renfermait autrefois Frida Kahlo, s’abandonnait aux flammes du crématorium. Le brasier échauffant la table d’acier qui était devenue sa couche ultime, remplaçait la chair morte par la pureté de la cendre et mettait un terme – un point final – au corps traître qui avait contenu son âme. Son image incandescente dans la mort n’était pas moins réelle que les portraits de son vivant. Lorsque les cendres furent consumées et refroidies, les ténèbres s’abattirent sur son nom, ses peintures et son bref flirt avec la célébrité. Elle devint une note de bas de page, un « talent prometteur » se languissant éternellement à l’ombre de son époux, le fameux muraliste mexicain Diego Rivera, ou encore, ainsi que le déclara un critique du New York Times en baillant sur l’une de ses œuvres : « …peinte par une ex-épouse de Rivera ».
Frida Kahlo aurait dû mourir trente ans plus tôt dans un horrible accident d’autobus, mais son corps transpercé, anéanti, résista assez longtemps pour fonder une légende et une collection d’œuvres qui refit surface trente ans après sa mort. Ses tableaux firent des étincelles dans un monde nouveau, préparé à reconnaître et comprendre ses dons. Ils constituaient un journal intime visuel, une manifestation de son dialogue intérieur qui était, bien trop souvent, un cri de douleur. Ses peintures donnaient forme aux souvenirs, aux paysages de l’imagination, à des scènes entrevues et des visages étudiés. Avec leur palette de symboles, elles maintenaient à distance respectueuse la folie (jaune) et le sentiment de claustrophobie suscité par la prison des corsets de plâtre et d’acier. Son vocabulaire personnel d’images emblématiques nous dévoile sa façon de dévorer la vie, d’aimer, de haïr et de percevoir la beauté. Ses peintures, agrémentées de mots, de pages de son journal et de souvenirs de ses contemporains, nous gratifient d’une existence vécue au rythme d’un galop brisé, interrompue – peut-être – selon sa propre volonté, et lèguent à la postérité un autoportrait d’ensemble courageux, la somme de toutes ses parties.
Le peintre et la personne sont indissociables, et pourtant elle porta de nombreux masques. Avec les intimes, Frida dominait l’espace de ses commentaires spirituels et spontanés, par sa manière singulière de s’identifier avec les paysans du Mexique tout en maintenant une certaine distance avec eux, de dénigrer les Européens et leur besoin de marcher sous une bannière : impressionnistes, post-impressionnistes, expressionnistes, surréalistes, réalistes socialistes, etc. en quête d’argent et de riches mécènes, ou d’un siège dans une académie.
Et pourtant, alors que son œuvre gagnait en maturité, elle désira la reconnaissance pour elle-même et les tableaux qu’elle avait offerts en souvenir. Ce qui avait débuté comme un passe-temps prit bientôt possession de sa vie. Les conversations de Frida étaient relevées par l’argot des rues et les grossièretés qui faisaient mentir sa petite stature, son éducation catholique et son amour conservateur des coutumes traditionnelles mexicaines. Alors qu’elle se promenait dans les rues de New York vêtue de sa robe aux galons rouges de Tehuantepec, parée de ses pendentifs de jade millénaire et portant un reboso (châle) sur les épaules, un petit garçon s’approcha d’elle et lui demanda : « Le cirque est-il de passage en ville ? » Elle était un spectacle à elle seule, un recueil dadaïste de contradictions.
Sa vie intérieure oscillait entre exubérance et désespoir car elle menait une lutte presque permanente avec la douleur due à ses blessures à la colonne, au dos, au pied droit, à la jambe gauche, à des mycoses, des virus contractés lors des fausses-couches, et les continuels soins expérimentaux prodigués par ses médecins. Une inépuisable source de joie extraordinaire dans sa vie fut Diego Rivera, son mari, son prince grenouille, un communiste ventru aux yeux globuleux, à la chevelure désordonnée et à la réputation de bourreau des cœurs. Elle supporta ses infidélités et riposta en entretenant ses propres liaisons sur trois continents, fréquentant aussi bien des hommes forts que des femmes désirables. Mais en fin de compte, Diego et Frida revenaient toujours l’un vers l’autre comme deux bêtes blessées, séparées par leur art, la politique et leurs tempéraments volcaniques, et réunis par le ténu ruban rouge de leur amour.
Ses tableaux sur métal, bois et toile sans perspective, évoquant la peinture murale avec ses contours tranchés et un recours sans vergogne à la couleur locale reflétaient son influence. Mais tandis que Diego peignait la surface des choses qu’il voyait, elle s’éviscérait elle-même et devenait ses sujets. Et dans les années 40, alors que Frida parvenait à une plus grande maîtrise de son médium et que mûrissait en elle la conscience de son témoignage, son corps la trahit et lui ôta la capacité de réaliser toutes les images jaillissant de son esprit épuisé. Bientôt, il n’y eut plus de place que pour les narcotiques et un quart d’eau-de-vie par jour.
A la fin, Diego fut à ses côtés, comme le Mexique, son pays, lent à réaliser la valeur de son trésor. Privée de reconnaissance individuelle par son pays natal jusqu’aux dernières années de sa vie, l’unique exposition monographique de Frida Kahlo au Mexique fut inaugurée là où sa vie avait commencé, et retraçait les quarante-sept années de sa brève existence. Lorsqu’elle fut partie, les yeux de cette vie demeurèrent, nous lançant de son cadre un regard direct et provocateur.
3. Diego Rivera, Autoportrait, 1906.
Huile sur toile, 55 x 54 cm. Collection du
gouvernement de l’état de Sinaloa, Mexique.
4. Pancho Villa et Adelita, vers 1927.
Huile sur toile, 65 x 45 cm. Museo del
Instituto Tlaxcala de Cultura, Tlaxcala.
La Sauvageonne
Enfant, partout où elle allait, elle courait comme s’il lui restait peu de temps et tant de choses à accomplir. Magdalena Carmen Frieda Kahlo y Calderón naquit le 6 juillet 1907 à Coyoacán, au Mexique. En ce temps-là, courir, se cacher et apprendre à identifier rapidement quelle armée s’approchait du village, étaient des aptitudes quotidiennement requises pour la survie des civils mexicains. Excepté pour quelques lettres intimes, Frida finit par abandonner l’orthographe allemande de son nom, hérité de son père, Wilhelm (transformé en Guillermo), un hongrois élevé à Nuremberg. Sa mère, anciennement Matilde Calderón, dévote catholique et métisse d’ascendance indienne et européenne, possédait une vision profondément conservatrice et religieuse de la place d’une femme dans le monde. De l’autre côté, le père de Frida était un artiste, un photographe d’un certain renom qui l’encourageait à penser par elle-même. Guillermo était entouré par ses filles dans la Casa Azul (la maison bleue) située à l’angle des rues de Londres et Allende à Coyoacán. Au cœur de cette vie de famille traditionnelle, il s’accrocha à Frida comme à un succédané de fils, destiné à suivre ses pas dans le domaine des arts. Il devint son premier mentor en l’éloignant des rôles traditionnels acceptés par la majorité des femmes mexicaines. Elle lui servit d’assistante dans son laboratoire et commença à apprendre le métier, bien que sans grand enthousiasme pour le médium photographique. Elle voyageait à ses côtés pour être présente au cas où il aurait été saisi d’une crise d’épilepsie.
Guillermo Kahlo était un homme fier et exigeant, ayant ses habitudes et s’adonnant à de nombreuses activités intellectuelles, allant du goût pour la belle musique classique – il jouait presque quotidiennement sur un piano allemand – à sa propre peinture et son admiration pour l’art. Son travail à l’huile et à l’aquarelle était quelconque, mais cela fascinait Frida de le voir réaliser des tableaux sur une simple toile en utilisant les petits coups de pinceau d’un retoucheur de photo au lieu de se contenter de dissimuler les doubles mentons sur les portraits de clients suffisants.
Il entretenait avec rigidité sa propre dualité : extérieurement actif, mais prisonnier de son épilepsie lorsqu’il reprenait conscience, étendu dans la rue, terrassé par une attaque du grand mal, Frida agenouillée à ses côtés, tenant le flacon d’éther sous son nez et s’assurant que son appareil photographique n’avait pas été dérobé. Il jouait sa musique et lisait les ouvrages de sa grande bibliothèque, mais intérieurement, il était en proie à une constante agitation due à son besoin d’argent pour soutenir sa famille. Il portait ce que Frida décrivait comme un masque « serein ». Elle adopta ce self-control ou du moins son apparence, dans les plus sombres moments de son existence, refusant de laisser transparaître en public les émotions que cachait cette image stoïque.
5. Diego Rivera, Nu de Frida Kahlo, 1930.
Lithographie, 44 x 30 cm.
Museo Dolores Olmedo, Mexico.
6. Diego Rivera, Nu de Frida Kahlo, 1930.
Lithographie, 44 x 30 cm.
Museo Dolores Olmedo, Mexico.
Poème publié par El Universal Illustrado
30 novembre 1922
SOUVENIR
J’avais souri. Rien d’autre. Mais soudain j’ai su
Au tréfonds de mon silence
Il me suivait. Comme mon ombre, innocent et léger.
Dans la nuit, une chanson sanglota...
La foule des Indiens s’éloignait, se répandant à travers les rues de la ville.
Ils allaient drapés dans leurs sarapes, se livrer à la danse, après s’être adonnés au mezcal
Une harpe et une jarana jouaient la musique, et les souriantes filles à la peau sombre
Entonnaient le bonheur.
Dans le fond, derrière le « Zócalo », la rivière s’éclaira
Et s’assombrit, comme
Les moments de ma vie.
Il me suivait.
Je finis par pleurer, seule sous le porche de
L’église paroissiale,
Protégée par mon rebozo de coton bouilli, trempé par mes larmes.
Lettre à Alejandro Gómez Arias
25 avril 1927
Hier j’ai été très malade et très triste ; tu n’imagines pas quel niveau de désespoir on peut atteindre lorsqu’on est aussi malade. Je ressens une gêne épouvantable que je ne peux décrire et en plus parfois, j’éprouve une douleur que rien ne peut faire disparaître. Ils allaient me poser le plâtre aujourd’hui, mais ce sera probablement mardi ou mercredi car mon père n’avait pas l’argent – et cela coûte six pesos. Et ce n’est pas tant l’argent, parce qu’ils peuvent facilement le réunir. [Le problème c’est que] personne à la maison ne croit que je suis réellement malade, parce que je ne peux même pas en parler, car ma mère, qui est la seule à se faire un peu de souci [à mon sujet], en ferait une maladie. Et ils disent que c’est de ma faute, que je suis très imprudente. Comme ça personne ne souffre, ne désespère, et tout et tout, sauf moi. Je ne peux pas écrire beaucoup car je peux à peine me pencher en avant ; je ne peux pas marcher parce que mes jambes me font terriblement mal. Je suis déjà fatiguée de lire – je n’ai rien d’intéressant à lire – je ne peux rien faire d’autre que pleurer, et parfois même ça je n’y arrive pas. Rien ne m’amuse ; je n’ai pas la moindre distraction – seulement des misères – et tous les gens qui me rendent visite m’ennuient énormément. [...] Tu ne peux pas imaginer comme ces quatre murs m’exaspèrent. Tout ! je n’arrive pas à te décrire mon désespoir.
7. Portrait d’Alicia Galant (détail), 1927.
Huile sur toile, 107 x 93,5 cm.
Museo Dolores Olmedo, Mexico.
Frida Kahlo était gâtée, choyée et sensible. Le succès de son père lui valut de travailler pour le gouvernement de Porfirio Díaz, photographiant l’architecture mexicaine sous un jour alléchant censé attirer les investissements étrangers. Depuis 1876, Díaz jouissait de trente ans de règne en tant que président du Mexique et appliquait une philosophie darwinienne dans sa manière de gouverner le peuple mexicain. Ce concept – « le meilleur survivra » – signifiait pratiquement que tout l’argent et les projets du gouvernement étaient destinés à favoriser les riches et les puissants en délaissant les paysans moins productifs. Le Mexique devint le chéri économique du commerce international, les pays étrangers tirant profit de ses richesses minières et de sa main d’œuvre bon marché. Les coutumes et la culture européennes dominaient, tandis que les traditions mexicaines et indiennes dépérissaient. Díaz avait personnellement choisi Guillermo Kahlo pour montrer les meilleurs aspects du Mexique aux investisseurs étrangers, promouvant le photographe du statut de portraitiste itinérant au rang de membre d’une classe moyenne ardemment convoitée.
Kahlo ne perdit pas un instant et fit l’acquisition d’un terrain dans le faubourg de Coyoacán situé à la périphérie de la ville de Mexico et construisit la Casa Azul, une maison mexicaine traditionnelle – peinte dans un bleu profond et ornée de bordures rouges – les pièces donnant sur un patio central. En 1922, pour lui assurer mieux qu’une éducation médiocre, il inscrivit Frida à la « Escuela Nacional Preparatoria » de San Ildefonso. Elle faisait partie des trente-cinq jeunes filles admises sur un total de deux mille élèves et devint un personnage dans sa classe, entourée de garçons qui allaient devenir d’éminents intellectuels ou les futurs membres du gouvernement du Mexique. Elle profita pleinement de ce nouvel affranchissement des tâches ménagères abêtissantes et fréquenta un certain nombre de cliques au sein de l’école. Elle ressentait un véritable sentiment d’appartenance au groupe d’intellectuels bohêmes des Cachuchas – ainsi nommés en raison de la casquette qui constituait leur signe distinctif. A la tête de cette bande bigarrée et élitiste se trouvait Alejandro Gómez Arias qui, dans chacun de ses innombrables discours, réaffirmait qu’une renaissance du Mexique requérait « optimisme, sacrifice, amour et joie » ainsi que des chefs valeureux. Sa bonne tournure, ses manières assurées et son intelligence impressionnante séduisirent Frida. Toute sa vie, Frida attira des hommes de cette trempe et, une fois conquis, ils restaient tous pris dans les filets de sa passion et de sa possessivité. Mais chaque conquête était aussi une énigme pour cette fille de la campagne et la forçait à se demander ce que ces hommes résolus pouvaient bien voir en elle.
Elle était petite, ténébreuse, menue et boiteuse. A l’âge de six ans, Frida fut atteinte d’une poliomyélite qui atrophia sa jambe droite, la laissant avec une jambe plus courte. Les enfants du voisinage la traitaient de « pata de palo » ou « jambe de bois ». Pour cacher son malheur, elle portait de multiples couches de bas sur sa jambe maigre et se fit surélever le talon de sa chaussure d’un centimètre et demi. Connaissant l’état de la médecine au Mexique dans les années 20 – bains d’huile de noix chaude et doses de calcium – elle pouvait s’estimer heureuse d’être en vie. Pour améliorer encore sa démarche, elle se jeta à corps perdu dans le sport : la course, la boxe, la nage et la lutte, toutes des activités harassantes à la disposition des filles. Mais le meilleur des sports était le débat intellectuel et, en Arias, elle avait trouvé une véritable âme sœur.
En 1923, ils étaient amants et passaient des heures à la bibliothèque ibéro-américaine, à ingurgiter Gogol, Tolstoï, Spengler, Hegel, Kant et autres grands esprits européens. De ces séances et de ses propres lectures, elle développa progressivement de profondes affinités pour le socialisme et l’édification des masses. A ses yeux, dans ce cercle d’étudiants arrivistes, ces deux concepts étaient des paroles abstraites, mais elle demeura toute sa vie une communiste engagée qui n’hésitait pas à s’exprimer. Elle remplaça même 1907, sa véritable année de naissance, par 1910, date du début de la Révolution mexicaine, en gage d’affirmation de son engagement envers les idéaux révolutionnaires.
8. Portrait de ma sœur Cristina, 1928.
Huile sur bois, 99 x 81,5 cm.
Collection Otto Atencio Troconis, Caracas.
9. Portrait d’une dame en blanc, vers 1929.
Huile sur toile, 119 x 81 cm. Collection privée, Allemagne.