Viser juste ne suffit pas
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Viser juste ne suffit pas - Corbeil Pierre
Sources
Introduction
L'histoire comme science appliquée
L’historien est un artisan avant d’être un théoricien. Disons-le, l’historien se méfie des modèles théoriques, des grilles d’analyse et des systèmes philosophiques. Le phare et la boussole de l’historien sont encore et toujours le document, la source originale et authentique, mais malheureusement sournoise et butée sans les impertinences de l’historien bien décidé à en tirer des aveux. Le lecteur non-historien connait probablement les produits du travail de l'historien, comme les articles et les livres. Il y trouve des informations sur des évènements de tous les domaines, avec souvent une analyse ou une explication sur la situation et le contexte des évènements en question.
C'est en prenant connaissance de ces évènements que le lecteur peut se former une idée sur les origines de son monde, peut démonter les mécanismes des aspects de ce monde qui le concernent de plus près, et peut identifier des constantes et des variables qui l'aideront à agir dans son domaine.
A la base, toute connaissance est historique. Chaque homme court du passé vers l'avenir, couvert d'une pellicule opaque qui lui interdit à tout jamais de connaître d'avance cet avenir. L'avenir est inconnaissable, car il n'existe pas. Le présent dure l'espace d'un moment; seule la faculté du souvenir et la capacité intellectuelle intuitive que possèdent à divers degré les cerveaux permet de constituer une image cohérente de la permanence du milieu physique, des traits des collaborateurs ou amis (et ennemis), et de soulever le lourd appareil intellectuel qui lie les concepts, les travaux, les objectifs, les obstacles et les outils. Quand on parle du présent, on parle en réalité d'un assemblage complexe créé par le cerveau (ou l'esprit), dont la capacité de le faire est le résultat de l'évolution et la marque distinctive de l'homme. Les animaux supérieurs, peut-être tous les animaux, se souviennent et font des liens entre un moment de la journée et le service d'une assiette de thon - pour donner en exemple trois chats que je connais bien - mais ils ne possèdent pas ce pouvoir de construire un concept aussi ardu que le présent.
L'arme la plus redoutable pour mieux comprendre le monde n'est pas d'abord l'information et l'analyse, quoique sans elles chacun est aveugle et sans boussole. L'arme le plus redoutable vient de l'histoire, comme science et par ses méthodes: il s'agit du rappel que les outils de l'homme contemporain sont des inventions qu'on peut situer dans le temps. On peut souvent identifier le moment de création d'un outil; l'imprimerie à caractère mobile est un exemple généralement connu d'un outil qui a ouvert de nouvelles possibilités à l'action humaine, et on connait le moment de son apparition en Europe. On peut identifier, dans le cas de décisions clés dans le monde économique ou politique, les choix possibles et les raisons, ou les motifs, qui ont poussé les hommes du temps à faire le choix retenu. Cette possibilité est particulièrement intéressante lorsqu'on peut considérer à la lumière du temps passé que le choix fut une erreur, ou encore lorsque un débat contemporain ramène les préoccupations des hommes du passé devant les hommes du présent. Au moment où j'écris, l'avenir du système de santé publique du Québec pose problème. On ne peut pas dire qu'une perspective historique, pourtant la seule éclairante, soutient les discussions. Les historiens de l'avenir s'amuseront certainement à comparer les débats actuels avec ceux lors de la création du système, il y a cinquante ans.
Comme l'histoire, dans son travail scientifique et dans son rôle éducateur, permet de comprendre et d'expliquer une situation actuelle et d'apporter des faits à la considération des personnes impliquées dans un débat, elle peut devenir une science appliquée. On ne divise pas habituellement l'histoire en science pure et en science appliquée. La science pure, concept venu des sciences du monde naturel, cherche à comprendre les lois qui gouvernent les phénomènes et à proposer des généralités explicatives. Les sciences appliquées ont pour mission de trouver des moyens opérationnels d'utiliser les forces comprises par la science pure pour accomplir certaines tâches, en général dans le but de réduire l'effort humain. L'histoire ne propose pas de lois générales et se méfie des théories et de systèmes philosophiques, encore que cette attitude de base soit déjà une position philosophique. Il y a bien des historiens qui s'inspirent des grands systèmes philosophiques. Nous avons eu des historiens marxistes, par exemple, et nous en avons peut-être encore. Mais l'intérêt de leurs travaux est d'identifier des évènements et des faits particuliers, suite à leur travail difficile et cruel d'interrogation des sources. La philosophie a surtout été pour eux une motivation.
L'université, particulièrement au Québec, connait une évolution vers l'université utile (Thériault, 2008). Si les arts et les sciences humaines et sociales, qui font pourtant des fondements historiques de l'université, deviennent des parents pauvres, comme le dit Jacques Beauchemin, professeur de sociologie à l'UQAM, c'est très possiblement parce que les applications potentielles ont été négligées par les gens soi-disant pratiques des entreprises. Il faut dire que les entreprises sont souvent créées pour fabriquer et vendre des objets matériels, outils ou amusements. Les créateurs sont des techniciens ou même des artisans qui connaissent bien leur produit et peuvent au moment de la création entrevoir les clientèles possibles. Ces nouveaux entrepreneurs ont souvent peu conscience des aspects sociaux ou scientifiques de leur nouveau produit et ne pensent pas en fonction du temps. On reproche dans bien des media l'inhabilité des élus, ou de ceux qui espèrent l'être, de penser au-delà de quelques années. La plupart des hommes sont comme cela, nous sommes le résultat de la sélection naturelle. La science, le doute, l'analyse du temps et du changement sont des inventions péniblement élaborées et il faut une formation consciente et suivie pour apprendre à les utiliser. L'université, ou les écoles en général, existent pour offrir un milieu qui concentre l'Esprit et la volonté pour construire des machines à penser. Dans ce sens, la distinction entre science pure et appliquée est secondaire au but recherché et toute université est une université utile.
L'étude historique pour éclairer les études en entreprise ou en gestion fait donc partie, ou devrait faire partie, de la formation en administration et en commerce. Habituellement, on y retrouve le premier aspect des connaissances historiques, les évènements précis comme origine du monde contemporain.
Un autre avantage qu'il ne faut pas négliger dans l'étude de l'histoire est que celle-ci permet de prendre du recul par rapport à nos pratiques et théories modernes, et par rapport aussi aux problèmes soulevés et aux solutions proposées. Elle permet de voir que beaucoup de nos solutions dites «modernes» ont, dans certains cas, des racines profondes dans l'histoire, voire même millénaires dans certains cas. Cette sagesse historique permettra au lecteur, je l'espère, de trouver une tranquillité d'esprit qui lui permettra d'aborder ses problèmes de travail sans se sentir isolé face à ses difficultés, ou se culpabiliser d'avoir des problèmes à résoudre.
C'est ainsi qu'André Gingras (Gingras, 1980) présente son survol des origines des méthodes et des systèmes de gestion courants. L'histoire appliquée permet ici d'éviter de réinventer la roue, toujours un économiseur de temps et énergie pour le gestionnaire comme pour l'entrepreneur (dans le sens strict du mot). Elle aide aussi à juger de la pertinence d'une méthode ou d'une solution en la situant dans son contexte matériel et social. Gingras mentionne, par exemple, que la spécialisation du travail est une invention bien ancienne, remontant aux moins à la Grèce archaïque, et que les avantages de cette spécialisation n'étaient pas toujours suffisants pour compenser les inconvénients. Le menuisier ne peut poser la porte tant que le charpentier n'a pas placé l'assise qui doit être nivelée par le maçon. Les délais de construction, cela vous dit quelque chose ? Mais les solutions des Romains, comme une main d'oeuvre servile ou l'hérédité obligatoire des métiers, sont peu applicables au Québec d'aujourd'hui.
La distinction entre science pure et science appliquée, évoquée tantôt, n'est pas une division absolue. Aristote, déjà, dans l'Ethique de Nicomaque, distinguait les sciences théoriques des sciences pratiques. Aux 17e et 18e siécles, des penseurs et des chercheurs ont cru trouver, dans les méthodes de Newton et d'autres, la clé du fonctionnement de l'univers et la possibilité de trouver les lois gouvernant la nature. Ils espéraient ainsi trouver des outils pour améliorer la vie de l'homme, surtout de lui permettre de moins travailler. Les aristocrates européens eux-mêmes ont accepté cette philosophie des Lumières, qui proposait d'appliquer les lois et les méthodes de la nouvelle science aux malheurs et aux bonheurs humains.
L'histoire appliquée, si on accepte ce concept, utilise les découvertes et les méthodes de la recherche historique pour aider à mieux travailler aujourd'hui. L'historien veut savoir ce qui s'est vraiment passé. Wie es eigentlich gewesen, ce qui fut vraiment, a proposé von Ranke comme programme pour l'historien. Puisque celui-ci s'adresse à ses contemporains - qui d'autre ? - il pose utilement la question, d'où vient vraiment l'idée, le concept, l'outil ou le principe moral dont se réclame tel ou tel acteur d'aujourd'hui ? En remontant à la fourche dans le passé où un choix de modèle, de système, ou de vision du monde a été fait, l'histoire appliquée éclaire les possibilités de choix contemporains. Au minimum, une perspective historique peut libérer de fausses certitudes, d'oeillères mentales ou du poids des habitudes.
Gingras (1980) démontre comment on peut prendre du recul face aux problèmes et solutions actuels. L'histoire permet d'aider de façon pratique en identifiant, comme nous venons de le faire un peu avec la distinction entre science pure et science appliqueé, les survivances et les obstacles aux opérations de l'esprit qui traînent depuis leur conception.
Aucun homme ne maîtrise complètement son milieu, surtout son milieu intérieur. A côté de méthodes scientifiques de gestion, de rationalité et techniques de recherche, surnagent dans les esprits des étocs de vieilles théories, d'anciennes superstitions, des concepts jadis très innovateurs mais maintenant surannés, et des peurs ancestrales dont les origines sont possiblement plus vieilles que l'histoire, en tout cas de l'histoire comme discipline intellectuelle.
Pour aider un peu à clarifier ce milieu intérieur, je veux traiter, en historien appliqué (dans les deux sens du mot), du hasard et de la chance comme facteurs dans les actions, ou si on préfère les décisions, des entrepreneurs. Gingras s'adresse plutôt aux gestionnaires, les managers dirait-on dans une faculté parisienne, avec un à-côté pour les entrepreneurs. Je m'adresse ici aux entrepreneurs, quoique il y a certainement quelque chose pour le gestionnaire, qui aimerait bien réduire la part du hasard.
L'histoire appliquée peut être appliquée à tous le sujets, car tous les sujets ont une histoire. Pourquoi étudier la chance et le hasard, historiquement ou autrement, peut-il aider l'entrepreneur dans sa création et sa poursuite du succès, comme le génie industriel peut lui aider à choisir un matériau ? L'entrepreneur est un visionnaire, dit Louis-Jacques Filion (1991), et bien d'autres d'ailleurs. Un visionnaire travaille avec l'avenir:
L'avenir le mieux prévisible reste toujours un hasard, en tant qu'il recèle une incertitude, il est trouble, au double sens du mot. On le voit mal et il angoisse en se présentant à la fois à notre esprit et à ce moi présent au monde par son corps, à la pointe subtile de leur contact. Tandis que le passé s'offre volontiers à une contemplation toute pure..., l'avenir présente toujours une exigence d'action, ou demeure rève (Purgelin, 1945.)
On ne peut prétendre éliminer l'incertitude de l'avenir, mais on peut offrir des outils pour gérer, sinon l'angoisse, qui est très subjective, au moins la place du hasard.
L'entrepreneur sait que d'autres hommes ont, par le passé, fait face à l'incertitude, qu'ils ont dû tenir compte du hasard et que certains ont profité de la chance tandis que d'autres ont lutté toute leur vie contre l'inadéquation entre leurs efforts et les circonstances.
L'histoire, surtout appliquée, permet de vérifier la place du hasard, et de la chance, dans des actions réelles, et dans les résultats de ces actions. On peut offrir des études de cas de la gestion de l'incertitude, du hasard, et de la chance, pour au moins démontrer que celui qui agit n'est pas le premier à devoir cerner ces variables insaisissables, et qu'elles jouent effectivement un rôle. Agir, c'est faire face à l'avenir, et ne pas travailler pour l'avenir exclut l'action.
La chance et le hasard seront traités historiquement dans ce livre de deux façons.
Premièrement, nous survolerons le sujet, très vaste en soi, des différents concepts que les hommes ont inventés, depuis qu"il inventent, ou du moins depuis qu'ils inventent des concepts, pour essayer de donner un sens à tout ce qu'il y a dans cet univers qui est au delà de leur action, de leur volonté et même de leur entendement. La plupart sont des concepts religieux, plutôt que scientifiques, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'influencent pas l'homme moderne ni que les entrepreneurs (ou les gestionnaires) ne sont pas guidés par de tels concepts, possiblement par l'influence de leur milieu plutôt que par adhésion consciente. Deuxièmement, nous examinerons des cas pratiques d'actions historiques, pour illustrer comment le hasard et la chance jouent un rôle. C'est en observant ces faits documentés que nous pourrons identifier des approches qui peuvent être des conseils de sagesse, ou des inspirations pour le décideur (qui pourra inclure le gestionnaire autant que l'entrepreneur).
La chance, ou le hasard, ont une place très particulière si nous admettons que le succès d'une entreprise se mesure, du moins en partie, par son enrichissement. Quels sont les causes possibles de cet enrichissement ? Pour faire simple, disons que le processus d'enrichissement consiste à convaincre des gens qui ont de l'argent, soit quelques personnes qui en ont beaucoup, ou beaucoup de personnes qui en ont chacune un peu, de partager leur avoir. L'entrepreneur crée un produit, il trouve une façon de le produire et le multiplier, et il fait ce qu'il peut pour que des clients souhaitent acheter son produit ou son service. Voici qu'intervient l'incertitude et l'angoisse de l'avenir: y aura-t-il suffisamment de clients, et sera-t-il possible de contôler les coûts ? Interviendreront des facteurs non-prévisibles ? La chance jouera-t-elle pour l'entreprise ?
Le travail de l'entrepreneur n'est pas une condition suffisante pour accéder à la richesse (elle n'est même pas toujours une condition nécessaire). Le travail en tant que tel ne donne certainement pas la richesse, ou même le confort matériel, car on sait que bien peu de travailleurs sont riches. Les soudeurs dans une usine travaillent très fort, comme le font les professeurs dans les écoles, les chauffeurs de poids lourds ou encore les infirmières, mais cela ne suffit pas à les rendre riches (nous verrons plus tard dans le livre l'origine de la croyance que la richesse se mérite). Une étude des riches à travers l'histoire démontre au contraire le rôle des trois variables, l'héritage, le vol et la chance.
John Kenneth Galbraith nous dit d'ailleurs que la richesse rend inutile l'intelligence ou le talent. N'ayant pas d'héritage, et s'excluant du vol, que doit espérer l'entrepreneur qui n'a pour lui que l'intelligence et le talent ?
La richesse hérité n'exclut pas la gentillesse, ou même la bonté, comme en témoigne les enfants de John Kennedy, ou encore la princess Diana; elle n'exclut même pas le talent. Elle peut permettre à des médiocres l'accession à des postes de commande, comme le président George Bush fils, ou servir des hommes de talent, comme John Kennedy ou Franklin Roosevelt, une génération plus tôt, dans leur carrière. Mais, l'héritage n'exigeant aucun effort, elle est la situation non-entrepreneuriale par excellence.
Le vol n'est pas, lui, anti-entrepreneurial, et il est certainement intéressant dans une perspective historique. Les grandes fortunes créées aux Etats-Unis dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle doivent toutes quelque chose au vol. Vanderbilt, Rockefeller,